De la Nouvelle-Néerlande à New York Naissance d'une société esclavagiste (1624-1712).
Anne-Claire Faucquez
Collection Americana Paris : Indes Savantes, 2021 Broché. 485 pages. ISBN 978-2846545693. 36 €
Recension d’Éric Schnakenbourg Université de Nantes L’ouvrage d’Anne-Claire Faucquez est tiré de sa thèse de
doctorat soutenue en 2011, c’est donc une entreprise au long cours qui voit ici
son achèvement et il faut, tout d’abord, en féliciter l’autrice. Cette histoire
commence par l’arrivée, en 1626, des premiers Africains dans ce qui était alors
la Nouvelle-Amsterdam et s’achève avec le soulèvement des esclaves de 1712, sans
négliger un éclairant prologue sur l’autre grande révolte de 1741. Mais c’est
bien le XVIIe siècle qui est au cœur du sujet avec le moment important de 1664
et la conquête de la Nouvelle-Néerlande par les Anglais. Pour mener son enquête,
l’autrice a eu recours à une grande diversité de sources (archives administratives,
judiciaires, des ordres religieux, correspondances officielles et privées, testaments,
inventaires après-décès), conservées dans neuf dépôts d’archives différents situés
à New York, Albany et Londres. Elle a pu reconstituer plusieurs parcours d’esclaves
et de propriétaires d’esclaves qui lui permettent d’appuyer sa démonstration
tout au long de l’ouvrage. De manière générale, Anne-Claire Faucquez s’attaque
à deux lieux communs qu’elle cherche moins à déconstruire qu’à réévaluer. Le premier
est l’humanité de l’esclavage dans les colonies du nord américain par
opposition à celui du sud et des plantations. Elle montre bien que cette idée
procède d’une écriture rétrospective du XIXe siècle marquée par la guerre de Sécession.
Le second lieu commun qui est examiné à nouveaux frais est la supposée clémence
de l’esclavage en Nouvelle-Néerlande, par contraste avec la période anglaise. À New York, comme ailleurs, la déportation
d’esclaves répondait à un besoin impérieux de main-d’œuvre pour exploiter la
colonie dans le cadre du système du patroonschappen et de l’activité de
la WIC (West-Indische
Compagnie, Compagnie des Indes occidentales néerlandaise). Or, comme l’autrice le signale « Colonie médiane de l’Amérique
septentrionale, New York était à la marge de la traite, dont le cœur était les Antilles
et le Brésil », elle entreprend donc une histoire de l’esclavage atlantique
« sur les bords ». Elle consacre des pages fort stimulantes aux circuits
d’approvisionnement en esclaves vers la Nouvelle-Amsterdam, d’abord à partir de
la Nouvelle-Hollande, le Brésil hollandais, puis en relation avec Curaçao et
les Antilles après 1654. L’approvisionnement en esclaves renforça l’intégration
de la colonie dans un ensemble de circulations au sein d’un Atlantique interaméricain
de proximité, avec la Virginie et la Nouvelle-Angleterre, et avec des régions
plus lointaines, la Jamaïque et les Petites Antilles. L’autre grand intérêt de
ce passage est la mise en lumière d’un commerce quadrangulaire, par exemple en
1663 avec le Gideon qui partit du Texel, aux Provinces Unies, en
direction de l’Angola, avant de se rendre à Curaçao, puis à la Nouvelle-Amsterdam
avant un retour en Europe. Ainsi, quand les Anglais s’emparèrent de la colonie
néerlandaise en 1664, elle était déjà bien intégrée dans les échanges atlantiques,
même si New York demeura un marché secondaire de redistribution d’esclaves venant
souvent des Antilles anglaises. Le travail méticuleux d’Anne-Claire Faucquez
lui permet de construire une base de données de 1313 propriétaires d’esclaves
recensant 2936 esclaves, soit 2,2 esclaves par propriétaire. La proportion
significative de foyers avec plus de 5 esclaves montre clairement que l’esclavage
new yorkais n’était pas uniquement domestique, mais qu’il y avait aussi un
esclavage urbain « productif », notamment dans les ports ou dans l’artisanat.
Les activités des esclaves sont étudiées de manière dynamique et toujours reliées
aux évolutions de l’économie de la colonie. On voit bien que les conditions de
vie des esclaves se dégradèrent au fil des ans entre le moment où ils appartenaient
à la WIC et le passage à la propriété privée. Dans un premier temps, ils
pouvaient en effet aller en justice et demander à être payés. Ils bénéficiaient
d’un statut assez souple, proche de celui des serviteurs blancs. Cette réalité
a fondé la réputation de magnanimité de l’esclavage néerlandais que l’autrice remet
bien en perspective pour montrer qu’en réalité l’institution servile était alors
en voie de formation. Il n’y avait donc pas de bienveillance particulière, mais
un esclavage qui n’était encore ni réellement codifié, ni racialisé. À côté de
l’esclavage des Noirs, Anne-Claire Faucquez consacre plusieurs développements à
l’esclavage amérindien qui ne représente que 138 individus soit 4,7% des
esclaves de sa base de données. Plusieurs raisons expliquent le caractère limité
de l’esclavage amérindien dont les victimes étaient des prisonniers de guerre. Au-delà
de l’esclavage, l’ouvrage propose aussi une réflexion sur l’extranéité notamment
par le prisme de l’évangélisation. Les difficultés que rencontrèrent les
missionnaires calvinistes néerlandais contribuèrent à la relégation des populations
autochtones. Cette tendance, qui se retrouve pendant la période anglaise, fut
cependant battue en brèche par certaines initiatives comme celle, emblématique
à bien des égards, d’Élie Neau et de son œuvre d’éducation des Noirs et des Amérindiens.
Anne-Claire Faucquez consacre également
des développements aux lois régissant l’esclavage rappelant que « les
esclaves étaient dénués de droit mais non d’humanité ». La légalisation de
l’esclavage était une chose, sa codification en était une autre. On voit bien à
cet égard l’institutionnalisation de l’esclavage à partir de la période
anglaise avec la codification de la condition servile. À cet égard, l’un des
enjeux de ce travail est l’étude de la dureté des conditions de vie des esclaves
en milieu urbain. L’ouvrage apporte sur ce point une contribution notable à la
connaissance de la vie privée des esclaves en montrant bien la variabilité de
leurs conditions de vie et la vulnérabilité de leurs existences notamment au moyen
d’une étude sur le « devenir des esclaves après la mort du propriétaire »
[290]. Ce passage confirme une évolution défavorable entre la période néerlandaise
et la période anglaise où l’on voit la réduction significative de certains
espaces de liberté et l’émergence du processus de racialisation dans les
dernières décennies du XVIIe siècle. Anne-Claire Faucquez porte également
une grande attention à l’agentivité des esclaves notamment à travers la question
des résistances. En dehors du marronage, dont on peut rappeler qu’il désigne exclusivement
l’absentéisme des esclaves, il existait quelques échappatoires leur permettant
de se soustraire, pour un temps au moins, à la dureté de leur condition, en
exerçant, notamment, certaines activités économiques leur permettant de gagner
de l’argent, comme la vente des produits de leurs jardins. L’autre point d’intérêt
important des dernières parties du livre porte sur l’acculturation, concept
avec lequel l’autrice prend, avec raison, une certaine distance pour rappeler
qu’en Amérique coloniale il y eut bien des assignations identitaires pour les
Noirs parallèlement au processus de créolisation. Elle l’envisage notamment dans
de très bonnes pages consacrées à l’onomastique. À l’issue de la lecture de cet ouvrage
fort instructif, on peut tout de même formuler deux types d’observations et de
regrets. Le premier porte sur l’usage suranné de certains termes comme « tribu »
pour parler des peuples amérindiens ou d’autres qui sont mobilisés sans réelle mise
en contexte comme « race » ou « ethnie ». La seconde
observation est plus fondamentale. Bien que l’ouvrage démontre clairement l’importance
de l’esclavage à la Nouvelle-Amsterdam puis à New York dans « les textes de
lois, les registres religieux, les registres de ville, les recensions de population,
les testaments et inventaires après-décès des colons, la correspondance des gouverneurs
et des pasteurs, les livres de compte des marchands et les récits de voyage »
[385], cela suffit-il à en faire une « société esclavagiste » ? Ce
type de qualification ne peut être accordé sans un minium de comparaison avec les
autres sociétés américaines qui connaissaient alors l’esclavage. Rappelons qu’en
1698 les esclaves représentaient 14 % de la population de New York, alors
que la proportion était de 70 % à la Barbade, authentique « société
esclavagiste ». Sans doute une perspective comparatiste de l’esclavage à New
York avec d’autres régions américaines aurait été bienvenue et aurait permis d’en
souligner davantage la singularité. Malgré ces réserves, Anne-Claire Faucquez
a relevé le défi qu’elle s’est fixé : aller au-delà d’une histoire de l’esclavage
à New York pour écrire une « histoire de la colonie de New York par le prisme
de l’esclavage ». Sans doute les deux apports majeurs de ce travail sont,
d’abord, une meilleure connaissance des structures de l’esclavage urbain et de
ses rapports avec l’esclavage agricole dans une économie ouverte sur le monde
atlantique sans être, pour autant, une économie de plantation. Le second apport
est la mise en contexte de l’esclavage à l’occasion de la transition entre la
période néerlandaise et la période anglaise marquée par le durcissement de la
condition servile. Pour ces différentes raisons cet ouvrage, qui offre un point
de vue décalé, contribue à une meilleure connaissance de la pluralité du monde
de l’esclavage et apportera beaucoup tant aux spécialistes de l’Amérique néerlandaise
et anglaise qu’à ceux qui étudient les différentes formes de travail contraint.
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