Trouver une Langue / Finding a Langage Poésie et Poétique / Poetry and Poetics
Sous la direction d’Adrian
Grafe et Nicolas Wanlin
Collection Lettres et
Civilisations étrangères Arras : Artois
Presses Université, 2019 Broché. 264 p. ISBN
978-2848323565. 22 €
Recension de Claire Hélie Université de Lille
Barbara Cassin, dans Plus
d’une langue (Les Petites Conférences, Bayard, 2019), s’interroge sur la
définition de la langue maternelle et sur ce qui se passe lorsque l’on apprend
une autre langue, en insistant sur son domaine de prédilection, la traduction,
perçue comme une éthique du lien à l’autre. Si, dans Trouver une langue,
Finding a Language / Poésie et Poétique, Poetry and Poetics, il n’est
pas question de traduction, l’on retrouve tout de même un processus heuristique
similaire inscrit dans le titre même du volume – il s’agit en effet autant
d’observer les processus de recherche d’une langue, une langue poétique, que de
décrire les mécanismes de ladite langue. Ce faisant, chaque auteur du volume montre
que l’objet de la quête est peut-être moins « une » langue, que l’autre
dans la langue. Le volume lie le fond et la forme en faisant place, dans sa
conception même, à ce que l’on pourrait appeler un tâtonnement jubilatoire. En effet, Trouver
une langue est un volume bilingue (français-anglais), multiculturel
(francophone et anglophone) et transhistorique (de Lucrèce à Frank Smith). Il ne
regroupe pas moins de 15 articles, regroupés en trois sections, « Le dire
poétique en question / Poetic Speech in Debate », « Traduction,
adaptation, réécriture / Translation, Adaptation, Rewriting » et
« Conversions et crises / Conversions and Crises », auxquelles
s’ajoute une quatrième section, « Praxis poétique :
‘Chercher/Trouver’ / On Poetic Praxis : Seeking / Finding » qui
contient un texte du poète Frank Smith sur sa pratique poétique. L’ensemble
s’ouvre sur une introduction co-écrite par Adrian Grafe (Université d’Artois)
et Nicolas Wanlin (Ecole Polytechnique), et se clôt sur un index et une table
des matières. Le volume est né d’un colloque qui s’est tenu à l’université
d’Artois en 2014 et dont quelques traces subsistent
(« communication », 9). Manque la biblio-bibliographie des auteurs,
dont on ne connaîtra que les universités d’appartenance à l’époque de l‘édition
du manuscrit. Dans l’introduction,
Grafe et Wanlin cherchent à circonscrire ce sujet si foisonnant qu’est la
langue poétique. Les deux métaphores privilégiées pour définir celle-ci sont d’une
part le « matériau », d’autre parrt le « laboratoire » (7),
hésitation que l’on retrouve dans les titres mêmes des articles
(« founding » pour l’un, « les sciences », « linguistic
experiments » ou encore « exploration poétique » pour l’autre).
Ce faisant, les poètes à l’étude apparaissent soit comme des écrivains dédiés à
l’expérimentation, soit comme des artisans, deux conceptions résolument modernes
de l’auteur. Par ailleurs, ils annoncent d’emblée que l’articulation langue /
langage ne doit pas s’entendre en termes linguistiques, mais bien plutôt
poétiques. S’interrogeant sur la
nature du dire poétique, les deux auteurs énumèrent quatre points
d’intérêt : l’aspect « inouï » (8) / « [un]heard
before » (187) de la langue poétique ; sa dimension « inchoative »,
visible dans les manuscrits et poèmes de jeunesse ; son dialogisme
inhérent, puisque la langue poétique est en dialogue avec d’autres discours ;
sa propension à être « métalinguistique » (9). De là, découlent cinq
enjeux : « poétologiques, linguistiques, idéologiques, métaphysiques
et esthétiques. » En quoi la poésie constitue-t-elle un genre qui diffère
d’autres genres littéraires et notamment du roman (mais on aurait aussi pu
s’interroger sur ce qui la différencie du théâtre et de la musique, avec
l’émergence de nouvelles formes comme la performance poetry ou le spoken
word qui brouillent les frontières génériques) ? La langue poétique
doit-elle être un lieu de préservation de la « belle langue » (10) ou
s’enrichir d’autres langues nationales et régionales, notamment grâce à la
traduction (un processus qui n’est pas toujours irénique et peut mettre en
lumière des pratiques glottophobiques) ? Comment la quête d’une langue
d’une langue poétique peut-elle amener à une critique du politique et à un
renouveau de l’éthique ? quid de la question du sacré et du religieux en
poésie à l’ère du doute ? entre recherche d’une « langue
objective » et « dépassement du lyrique » (11), la poésie
peut-elle être autre chose que l’expression d’un sujet et de son impuissance à
dire le monde ? A toutes ces questions, et à bien d’autres, les articles
du volume apporteront différents types de réponses. Notons que bien que
certains articles ne citent pas un seul poème, le volume permet la rencontre ou
les retrouvailles avec quelques vers et phrases magnifiques, comme « the
experience of a poem is the experience both of a moment and of a lifetime »
(T.S. Eliot, Dante, 1929). La première partie,
« Le dire poétique en question / Poetic Speech in Debate », traite
principalement du regard réflexif que portent les poètes sur leur place au sein
d’une communauté parlante et écrivante. Dans « La poésie burlesque au
XVIIe siècle : dévoyer la langue des dieux ou jouer de toutes ‘les langues
de [la] lyre’ », Claudine Nédelec s’attaque à l’hétérolinguisme burlesque
et à ses deux génies, Rabelais et Malherbe, pour en montrer le potentiel
comique mais aussi lyrique. Elle voit dans la poésie burlesque une sorte
d’Oulipo d’avant l’heure et dresse une typologie des procédés à l’œuvre dans
les poèmes. Dans sa continuité, Suzanne Duval propose dans « Retrouver la
langue des poètes : Le style poétique dans le roman baroque
français des années 1620 » un travail sur les « phrases poëtiques »
(39) et liste ce que le roman emprunte à la poésie en termes de figures de
style, avant de proposer des micro-lectures qui mettent en avant les phénomènes
d’amplification et d’hyperbole dans des « ilôts poétiques » (43).
Dans « La langue des poètes selon Banville et Mallarmé : Une relation
exacte entre les mots », Barbara Bohac met en tension deux conceptions
différentes du rapport de la poésie au monde et aux mots, deux conceptions qui
toutefois permettent de repenser la doxa sur la poésie parnassienne comme
« poésie essentiellement descriptive » (55). Dans « Les
sciences : source ou limite de la poésie », Nicolas Wanlin
s’interroge sur la façon dont les sciences dites dures peuvent permettre une
« extension du domaine de la poésie » (58), que ce soit en termes
d’expérience, de vocabulaire et d’imaginaire, avant de se pencher sur la figure
de la métaphore. C’est à la lecture de chapitres aussi passionnants que
celui-ci que l’on aurait aimé que des croisements entre les aires culturelles soient
opérés – les travaux de Sophie Musitelli sur Darwin, par exemple, auraient pu
permettre de faire émerger des ressemblances et divergences entre les langages
poétiques. Suivent trois
articles en anglais. Dans le premier, « Ezra Pound’s Paradoxical
Linguistic Experiments », Charlotte Estrade (Université de Nanterre) se
penche sur cette figure majeure et controversée du modernisme américain et sur
le concept de débabelisation, afin de mettre en lumière certaines
contradictions perceptibles dans les textes théoriques que Pound a écrits sur
la langue et la poésie. L’autrice s’intéresse en particulier à la tension entre
désir d’expansion du vocabulaire poétique par le biais de langues étrangères, de
technolectes, d’argot… et le rêve d’une langue simplifiée avec le « Basic
English », une tentative née dans les années 1930 afin de mieux exporter
l’anglais et de faciliter le négoce. Cela l’amène à regarder la place prise par
la pratique traductive de Pound, qui a fait passer de nombreux textes
culturellement ou historiquement étrangers dans la langue anglaise. Lawrence
Venuti a écrit quelques belles pages sur ce sujet qui auraient mérité
d’apparaître en bibliographie. Enfin, l’autrice s’interroge sur la politique et
l’éthique de Pound dans le contexte de la mission civilisatrice qu’il s’était
assigné en montrant comment il a retourné le concept de barbarisme pour en
faire un outil de promotion de sa propre poésie. Andrew McKeown (Université de
Poitiers), dans « Edward Thomas and the ‘Discovery’ of Poetry », remonte
à l’origine de l’idée chez Thomas que la poésie ne serait pas seulement affaire
de prosodie ou de rhétorique, mais aussi de sujet parlant, de discours. De
cette tension entre mètre et voix naîtrait la poésie. Des micro-lectures
viennent alors étayer les deux concepts qu’il avance : « prose
voicing » et « thought moments ». Dans « Geoffrey
Hill : Poetry and Liturgy – A Common Language ? », Madeline
Potter (Université de Bucarest) revient sur les rapports que la poésie de Hill
entretient avec le sacré : l’idée que le langage est lié à la chute de
l’homme, mais qu’il est aussi l’instrument de son salut. Dans la deuxième
partie, « Traduction, Adaptation, Réécriture / Translation, Adaptation,
Rewriting », les auteurs s’intéressent moins aux autres langues, qu’à la
langue de l’autre en tant qu’il est poète. La question de l’influence sous-tend
tous les articles. Dans un article qui semble viser à l’exhaustivité, « Le
mot et l’atome. La traduction du De Rerum Natura de Lucrèce comme
exploration poétique de la langue », Philippe Chométy (Université de
Toulouse Jean-Jaurès) rivalise avec l’essai de Jonathan Pollock paru en 2010
chez Gallimard, Déclinaisons : Le naturalisme poétique de Lucrèce à
Lacan. Il avance que le texte philosophique, sorte de traduction de la
pensée d’Epicure, a pu servir de « laboratoire » poétique à ses
traducteurs, et s’attache à un certain nombre de figures : la
transposition des adjectifs, les effets d’harmonie imitative, l’inscription des
mots grecs et le modèle alphabétique des atomes. Suivent deux articles sur la
figure proéminente de Dante. Le premier, écrit par Alex Shakespeare (Skidmore
College) est intitulé « Figures Drawn from Life : Robert Lowell’s
Dantesque poetics of Homage », et suggère que le Dante de Lowell doit
beaucoup à Eliot, avant d’étudier la poétique de l’hommage chez Lowell et
finalement de se concentrer sur cette forme particulièrement propice qu’est le
sonnet. Le second article, « Founding a Language : Derek Walcott and Omeros »
de Ben Leubner (Montana State University), se penche sur la poétique du nom
propre et la façon dont ce poème épique offre une critique contre la langue de
la domination dans un contexte postcolonial. Robert Frost, quant à lui, n’aura
pas seulement aidé Thomas à se lancer dans une carrière poétique, comme le
rappelle McKeown, mais aura aussi inspiré Paul Muldoon. Dans
« Intertextuality and Autology in Three Poems by Paul Muldoon »,
Shirin Jindani (Université de Rennes II) étudie les phénomènes d’intertextualité
qui permettent de lire « The Mountain » de Frost comme un sous-texte
plus ou moins proche de « The Country Club », « The
Rowboat » et « Extraordinary Rendition » du poète irlandais. Enfin,
Adrian Grafe (Université d’Artois), dans « Dylan, Cabrel and ‘A Language I
Hadn’t Heard Before », dessine d’abord un portrait du langage de Bob Dylan
avant de voir comment celui-ci est transposé, transplanté dans un contexte
français par l’entremise de Francis Cabrel. Comme son nom l’indique,
la troisième partie, « Conversions et crises / Conversions and
Crises », traite de la façon dont les poètes trouvent un langage en temps
de crise. Dans « Anna de Noailles ou la tentation du silence »,
François Raviez (Université d’Artois) étudie ce « bourgeonnement
perpétuel » (203) à l’œuvre chez la poétesse. Selon l’auteur,
« trouver une langue, ce peut être en re-trouver une » (207), dans le
poème court qui fait la part belle aux sonorités, ou encore une poésie
« qui vibre de tout ce qu’elle ne dit pas » (208). Avec « James
Fenton in South-East Asia : Finding a Language for the Unsayable »,
Sara Greaves (Aix-Marseille) passe du silence à l’indicible dans son étude des
poèmes de témoignage (qui ne sont pas des poèmes de guerre) de Fenton. Enfin,
dans « Langue familière et mots crus dans trois recueils de David
Dumortier : Une poétique de l’incarnation », Eléonore Hamaide-Jager
et Isabelle Olivier se penchent sur le genre de la poésie pour enfants et sur
le thème du genre, en montrant comment « Le non-poétique, voire
l’anti-poétique » (230) participent d’une « surprise poétique »
(237). Dans son essai à la
première personne qui clôt le volume, « La table des opérations 8.1 :
Essai d’investigations poétiques », le poète Frank Smith entraîne ses
lecteurs dans une expérience d’écriture, au cours de laquelle le lecteur
rencontre Charles Olson et Charles Reznikoff, mais aussi Deleuze, Foucault ou
encore Butler. L’essai se ferme sur l’idée de trouver « une langue
démocratique », et c’est bien là l’une des questions majeures qui
sous-tend tout le volume : pourquoi ou pour quoi trouver une langue, mais surtout
pour qui trouver une langue. Les lecteurs du volume prendront sans doute plaisir à
suivre les différentes acceptions de l’expression « trouver une langue »
au gré des articles, les passages d’une langue à l’autre, les nombreux chemins
de recherche empruntés pour trouver et transmettre cette langue, les
audacieuses juxtapositions de poètes venant d’époques et d’aires culturelles
variées. Ils y trouveront en tous cas bien plus d’une langue.
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