au XIXe
siècle Une identité genrée ?
Sous la direction de Virginie
Chaillou-Atrous et Françoise Le Jeune
Collection Enquêtes
et documents, N°65 Presses universitaires
de Rennes, 2020 Broché. 179 p. ISBN
978-2753580107. 22€
Recension de Kerry-Jane Wallart Université d’Orléans
Le format des ouvrages collectifs convient à certains
sujets mieux qu’à d’autres, et on est frappée, à la lecture de l’excellent volume
dirigé par Virginie Chaillou-Atrous et Françoise Le Jeune, par l’adéquation
entre ce format et un propos portant sur des dynamiques transculturelles et
transnationales qui ne font pas système, mais dont on peut ici aisément repérer
des réseaux, des relations, des intersections. Les Circulations européennes
à l’âge des empires coloniaux au XIXe siècle consiste en huit chapitres,
divisés en trois parties ; le volume jette un éclairage précis sur
plusieurs situations spatio-historiques qui entrent en résonnance. Ensemble,
ces contributions, que l’introduction parvient admirablement à orchestrer dans
leur diversité, et dans leurs points de capiton, dessinent des rapports genrés
à géométrie variable mais qui concourent tous à distinguer certaines constantes
en termes de rapports politiques, sociaux, « raciaux » et culturels.
Car, et il est dommage que cette dimension n’apparaisse, comme en passant, que
dans le sous-titre de l’ouvrage (« Une identité genrée ? »),
c’est le sort qui est fait aux femmes, dans les migrations contraintes ou
volontaires provoquées par l’impérialisme européen moderne, qui est placé au
centre de cette enquête historique. On y constate à la fois une position de
dominées, d’assignées à résidence (prostituées, épouses, gouvernantes,
institutrices, religieuses missionnaires), mais aussi des agentivités
surprenantes, des émancipations qui sont jusqu’à présent passées inaperçues –
et d’autres qui sont maintenant connues (Carla Serena, Isabelle Eberhardt),
mais dont le parcours est ici re-problématisé très utilement. Ainsi le volume remplit-t-il une double fonction :
d’une part, il donne à entendre un pan entier d’archives, incomplètes et
longtemps ignorées, consacrées à ces sujets marginaux que sont les femmes, dans
l’historiographie impériale ; d’autre part, il permet de relire l’histoire
de l’Empire dans son ensemble à travers un prisme très particulier, qui révèle
certaines structures (éducatives, par exemple), certaines idéologies, certaines
communautés, certaines pratiques (ainsi de l’obstétrique, scrutée par Virginie
Chaillou-Atrous) de façon renouvelée. Cette contribution s’inscrit dans un
champ en pleine effervescence, celui des mobility studies, qui scrutent
la circulation des corps à travers les espaces, dessinant ainsi des
épistémologies subalternes par rapport à la tradition de la « littérature
de voyage » et/ou de l’ethnographie européennes, et forçant les sciences
sociales à ajuster leur focale à des échelles nouvelles. Une première partie, « Émigration organisée ou
circulations forcées : comment répondre à la pénurie de femmes dans
l’espace colonial ? », adopte une perspective implicitement
foucaldienne et décrit le contrôle des corps pratiqué par les autorités
coloniales. Marie Ruiz analyse ainsi le fonctionnement des sociétés
d’émigration, et le profil sociologique très particulier des candidates retenues
pour ce type de déplacement. Elle dégage très bien les tensions entre d’une
part, attachement à l’ordre eurocentré existant, et d’autre part, les ruades
que donnaient ces « nouvelles » sociétés à l’ordre établi, si bien
que les organisatrices des sociétés d’émigration ont pu « se glisser dans
la sphère publique » [33] – cette intrusion dans la sphère publique est à
nouveau problématisée dans la troisième partie. Les deux chapitres suivants,
signés respectivement par Françoise Le Jeune et par Susana Serpa Silva, sont
rédigés en anglais. Le Jeune s’intéresse à l’institution du Urania Cottage, pensée par le romancier et réformateur social Charles Dickens, et
financée par la philanthrope Angela Burdett-Coutts entre 1846 et 1862. Si le
projet d’émigration toucha finalement peu de candidates, il permet de mettre en
lumière les liens unissant utilitarisme, malthusianisme et anglicanisme et de
mesurer la diversité de tendances intellectuelles sous-tendant l’entreprise
impériale. L’article suivant se concentre sur un espace singulier, l’archipel
des Açores, et fait apparaître une sous-estimation par les historiens de
l’émigration féminine depuis ces espaces du fait d’archives ne l’incluant pas
toujours. Ainsi, Susana Serpa Silva suggère une ampleur insoupçonnée de ces
déplacements par les femmes depuis les Açores, déplacements dissimulés dans des
émigrations « familiales », ou dans des phénomènes de migration
illégale, souvent synonymes de prostitution. Enfin, dans un chapitre
malheureusement paru trop tôt pour avoir pu inclure l’excellent ouvrage de
Marie-José Mondzain*. Carolyn Eichner scrute l’espace singulier de la colonie
pénitentiaire en proposant une analyse convaincante du texte séminal de Kafka,
vraisemblablement inspiré par la Nouvelle-Calédonie. Ce chapitre s’intéresse à
Louise Michel et à ses compagnes de déportation en Nouvelle-Calédonie, mais
aussi de résistance. Loin de se résigner à « civiliser » à la fois
les déportés métropolitains masculins, et les Kanaks, ces femmes contribuèrent,
de par leur simple présence, à déranger « la culture profondément masculine
de la colonie pénale » [89]. Dans son article consacré à l’émigration des Françaises
vers la Réunion, Virginie Chaillou-Atrous convoque les notions de
vulnérabilité, d’opportunités trahies, d’exploitation, pour montrer que le
système de l’engagisme a également touché des femmes blanches, et que donc, les
créolisations de ces espaces post-plantationnaires doivent intégrer l’élément
européen qui les constitue. La chercheuse fait émerger des
« exceptions » à la norme des émigrations féminines
« blanches » vers la Réunion, et conclut à « des ambitions qui
leur sont propres » [102] ; elle suit quelques destins
qu’effectivement, il est difficile de généraliser, mais qui précisément
méritent d’être pensés comme modifiant ce qu’on croit savoir des rapports de
domination ayant pu s’exprimer dans les aires colonisées. Le chapitre suivant
s’intéresse aux pratiques assimilationnistes qui ont eu cours durant la seconde
moitié du dix-neuvième siècle, notamment. Marion Robinaud s’y appuie sur ce
qu’elle appelle « les écrits de la mobilité », essentiellement des
lettres et des récits, ou des journaux, de voyage. Elle démontre, nombreux
documents à l’appui, que les femmes, et notamment les religieuses missionnaires,
ont été les chevilles ouvrières d’une assimilation forcée, raciste, et
violente, des populations des « Premières Nations », mais aussi
qu’elles ont livré des témoignages leur garantissant un respect particulier, au
vu de leur sexe. Ainsi, on voit comment la cause des femmes peut avancer à la
faveur d’une reconduction d’un ordre hégémonique européen raciste, et comment
les différentes émancipations à l’œuvre dans nos sociétés modernes peuvent
faire obstruction les unes aux autres. La dernière partie (« Le Voyage comme forme de
circulation genrée dans l’espace colonial ») relie et relit deux figures
majeures d’un orientalisme du tournant du vingtième siècle : Carla Serena
et Isabelle Eberhardt. Polyglottes, très instruites, passeuses de cultures, issues
d’un milieu aisé, mais marginales par certains aspects de leur parcours, ces
deux figures attestent à la fois des possibilités offertes aux femmes à l’orée
du vingtième siècle en matière d’auctorialité et d’autorité, mais aussi des
limites de leur capacité à voyager, ainsi que des soupçons, voire, du parfum de
scandale, qu’elles ont pu provoquer. Valérie Boulain suit Serena en Asie
Centrale et met en lumière le rôle crucial, mais déclinant, des sociétés de
géographie. Pour sa part, Michèle Sellès Lefranc aborde la question de la
sexualité de ces femmes, de leurs travestissements, de leurs transgressions du
genre compris comme essentialisé, stable, stéréotypé. Cet ouvrage révèle à la fois la manière dont le
patriarcat européen a essaimé le rôle dévolu à « la femme » outremer,
mais aussi les distorsions de ce système, au contact du système de la colonie,
de ses résistances, de ses différences construites et représentées. Ainsi,
Marie Ruiz conclut judicieusement en rappelant que la Nouvelle-Zélande, puis
l’Australie, ont accordé le droit de vote aux femmes plusieurs décennies avant
que le Royaume-Uni ne le fasse. À l’heure actuelle, il est utile de voir
rappelé combien les questions genrées, et les questions dites raciales, sont
connectées, puisque toutes les migrations autorisées, contraintes, ou
encouragées, envisagées ici, trouvent leur origine dans les hiérarchies
racialisées constitutives de l’ordre impérial européen. On pourrait d’ailleurs,
s’il fallait à toute force chercher à redire à ce beau travail universitaire,
déplorer l’absence de toute théorie postcoloniale générale, et notamment des
travaux de Robert Young sur les terreurs provoquées chez les colons européens
par le métissage. On aurait pu imaginer également une plus grande prise en compte
du concept, et des pratiques, de sexualité, dans le sillage par exemple de la
chercheuse Ann Laura Stoler – mentionnée certes par deux des autrices de ce
volume collectif. Il semble toutefois que cet ouvrage ait vocation à marquer
une avancée significative dans le champ actuel des recherches sur l’Empire,
notamment autour des micro-histoires, des voix subalternes qu’il nous est donné
d’entendre et de faire entendre, et d’archives qui n’ont pas été suffisamment
fouillées. On ne peut que se réjouir de cette nouvelle entrée au catalogue
honorable des Presses Universitaires de Rennes, et de cette contribution
novatrice, utile pour la communauté des chercheurs sur les colonisations
modernes, les études de genre, les phénomènes de migration, et le transculturalisme. _ * Marie-José Mondzain. K comme Kolonie : Kafka et
la décolonisation de l’imaginaire. Paris : La Fabrique, 2020.
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