Moïse
à Washington Les racines bibliques des États-Unis
Lionel Ifrah
Collection
« Présences du judaïsme » Paris : Albin Michel,
2019 Broché. 219 p. ISBN
978-2226439970. 19 €
Recension
de Nathalie Caron Sorbonne Université
Trois monographies publiées aux États-Unis ces dernières
années ont mis au jour une situation assez paradoxale : le fait que
jusqu’à une période récente, peu d’ouvrages portant sur l’histoire et la
culture des États-Unis ont été consacrés à la place de la Bible. Il
s’agit de American Zion : The Old Testament as a Political Text from the
Revolution to the Civil War d’Eran Shalev (Yale University Press, 2013), In
the Beginning Was the Word : The Bible in American Public Life, 1492–1783
de Mark A. Noll (Oxford University Press, 2015) et Bible Culture and
Authority in the Early United States de Seth Perry (Princeton University
Press, 2018), auxquels on peut dorénavant ajouter The Oxford Handbook of the
Bible in America paru également en 2018, sous la direction de Paul
C. Gutjahr, dont l’excellente introduction est accessible gratuitement en ligne.
Selon l’éditeur, “The Oxford Handbook of the Bible in America is designed to address a
noticeable void in resources focused on analyzing the Bible in America in
specific historical moments and in relationship to specific institutions and
cultural expressions”. En 1987,
alors qu’il avait co-dirigé cinq ans auparavant avec Nathan O. Hatch The Bible in
America : Essays in Cultural History, Mark A. Noll avait
déjà pu observer que jusque-là rien de bien sérieux n’avait été publié sur la
Bible, fait que l’historien qualifiait à la fois de choquant et de
compréhensible : choquant car la Bible était culturellement omniprésente,
compréhensible parce cette même omniprésence rendait le recul critique
compliqué. Trente ans plus tard, beaucoup reste à faire mais il est à présent possible
d’aborder la place de la Bible aux États-Unis avec la distance critique
nécessaire et d’autres que Mark Noll s’avisent à rendre compte de son influence
sur la culture du pays. Dans American Zion, Era Shavel en particulier analyse
en détail quelques-unes des interprétations politiques les plus courantes de la
Bible hébraïque, celles qui permirent à ceux qui créèrent les États-Unis de définir
le nouvel État comme un second Israël fondé par un peuple élu, puis à leurs
successeurs de construire la doctrine de la « Destinée manifeste » ou
encore de justifier la sécession des États sudistes au début des années 1860. Son
étude montre aussi comment le débat autour de l’esclavage modifia le rapport au
texte biblique ; c’est en effet dans les années 1830 que le Nouveau
Testament commença à prendre le pas sur l’Ancien Testament. Au XIXe siècle,
alors que se développait le protestantisme évangélique, Jésus finit par
remplacer Moïse et devint le nouveau héros américain. On pourra à ce sujet lire
American Jesus : How the Son of God Became a National Icon de
Stephen Prothero, paru en 2003. En France, parmi les ouvrages
traitant de la religion aux États-Unis (voir les travaux de Mokhtar Ben Barka, Claude-Jean
Bertrand, Blandine Chélini-Pont, Liliane
Crété, Sébastien Fath, Camille Froidevaux-Metterie, Lauric Henneton, Denis
Lacorne, Jeanne-Henriette Louis, Jean-Pierre Martin, Isabelle Richet,
Bernadette Rigal-Cellard), aucun n’a porté spécifiquement sur la Bible, le
livre de Sébastien Fath Militants
de la Bible aux États-Unis : Évangéliques et fondamentalistes du Sud, paru en 2004, consistant en une
socio-histoire de la région du Sud connue sous le nom de Bible Belt et de sa
population évangélique. Aujourd’hui le livre de Lionel Ifrah, publié par Albin
Michel dans la collection « Présences du judaïsme », fait la promesse que
soit révélée au grand public français l’importance du texte biblique dans
« la psyché américaine », selon les termes de la quatrième de
couverture, « à travers cette fresque qui va du Mayflower jusqu’à la
naissance des États-Unis ». Selon Antoine Flandrin, journaliste au Monde, l’auteur y « retrace avec
clarté la genèse de ce rêve d’une république messianique bâtie sur le modèle
hébraïque » (Le Monde, 15 juin 2019). Disons-le d’emblée, cette promesse
n’est pas tenue. Loin d’être une fresque clairement composée, le livre propose un
récit qui pèche par manque d’équilibre, de rigueur méthodologique et même à
plusieurs égards d’exactitude factuelle. Il est constitué de sept
chapitres dont quatre sont consacrés à la Nouvelle-Angleterre puritaine du
XVII Cela dit, ce qui intéresse Lionel
Ifrah, c’est bien l’importance que revêtit, dans la période fondatrice des
États-Unis, l’hébraïsme pour des chrétiens, comme pour des non chrétiens tels
que Thomas Paine. Cette importance, il la décèle dans les multiples références faites
par les puritains de Nouvelle-Angleterre, puis par les patriotes dans les
années 1760-1780 aux vingt-quatre livres de « la Bible » –
c’est-à-dire aux trois parties de la Bible dite hébraïque, le Pentateuque (la
Torah ou Loi), les Prophètes et les Hagiographes –, mais aussi l’apprentissage
de l’hébreu et la croyance selon laquelle les autochtones étaient les
descendants de dix Tribus d’Israël. L’objet que propose d’étudier Lionel Ifrah est
légitime ; la place de la Bible hébraïque dans la culture américaine est
un sujet qui ne peut qu’intéresser celles et ceux qui souhaitent se pencher sur
la centralité de la culture biblique aux États-Unis, sur les fondements de
l’exceptionnalisme américain, sur les liens entre christianisme et sionisme, ou
encore sur le mormonisme et sur la question de la religion civile (deux thèmes
qui ne sont pas abordés dans l’ouvrage). L’hébraïsme des puritains de Nouvelle-Angleterre
– issu de la théologie du contrat (covenant theology) de la Réforme – comme celui des patriotes des années 1760-1780
reste en France assez mal connu alors que l’adoption par les colons d’un typos
bien spécifique, celui de l’histoire du peuple hébreu, a souvent été soulignée,
notamment par Élise Marienstras dans Les Mythes fondateurs de la
nation américaine (1976) et dans Nous, le Peuple : Aux origines du nationalisme
américain (1988). Toutefois, l’auteur de Moïse à Washington veut
trop en faire sans démontrer une connaissance suffisante de l’ensemble
de l’histoire des États-Unis, de sorte que son ouvrage reste partial. Son intention
est, écrit-il, de développer l’idée que les textes de la Bible hébraïque ont
exercé « une influence déterminante sur toutes les couches de la
population américaine dans les divers aspects de leur vie sociale, juridique,
politique, militaire et même économique » [8]. L’objectif n’est qu’effleuré
et l’influence de la Bible hébraïque sur la culture démocratique surévaluée. Auteur de L’aigle d’Amsterdam :
Menasseh ben Israël (1604-1657) (Honoré Champion, 2001) et Sion et
Albion : Juifs et puritains attendent le Messie (Honoré Champion, 2006),
Lionel Ifrah est spécialiste du XVIIe siècle anglais. S’il
n’est besoin d’être américaniste pour publier un livre sur les États-Unis, le
livre aurait bénéficié d’une prise en considération des débats
historiographiques. La bibliographie est largement dépassée et
les références aux sources françaises se limitent aux travaux de l’auteur. On y
trouve bien les noms de Perry Miller, Harry Stout et Alan Heimert, ainsi que le
livre de Sacvan Bercovitch, The Puritan Origins of the American Self,
paru en 1975, source incontournable sur la question de la « typologie de
la mission » telle qu’elle a été déclinée par les puritains et les
révolutionnaires. Cependant aucun des ouvrages plus récents mentionnés
ci-dessus n’y figure, ni par exemple The Hebrew Bible : Jewish Sources
and the Transformation of European Political Thought, publié en 2010, qui
aurait pourtant permis à Lionel Ifrah d’enrichir son argumentation sur
l’influence majeure des sources religieuses sur la pensée politique moderne. L’analyse
fait par contre intervenir trois ouvrages en particulier que l’auteur cite abondamment,
The Puritan Heritage : America’s Roots in the Bible de Joseph Gaer
et Ben Siegel, publié en 1964, Era of Persuasion : American Thought and
Culture, 1521-1680, de E. Brooks Holifield, publié en 1989, et Albion’s
Seed : Four British Folkways in America de David H. Fischer, paru
également en 1989. Lionel Ifrah propose ses propres traductions des sources
primaires et secondaires, ce qui est bienvenu mais se fait parfois au risque du
faux-sens. « In God We Trust » est traduit par « Nous croyons en
Dieu » (au lieu de « En Dieu nous avons confiance ») et Common
Sense de Paine est traduit par « Le bon sens » alors que la
traduction classique, reprise par Bernard Vincent à partir de celle du XVIIIe
siècle, est Le sens commun. La traduction de Bernard Vincent (Aubier,
1992) n’est pas utilisée. Selon Lionel Ifrah, les puritains de
Nouvelle Angleterre sont non seulement tous des Pères pèlerins (le mot
« pèlerins », d’abord utilisé par William Bradford dans Of
Plymouth Plantation, désigne les seuls puritains qui ont fondé la colonie
de Plymouth en 1620), mais ils sont les Pères fondateurs des États-Unis [44] et,
en tant que tels – on retrouve là la persistance de la lecture tocquevillienne
de l’histoire relayée par Perry Miller –, ils sont à l’origine de la
démocratie américaine. Le Mayflower Compact signé en 1620 par les
puritains qui fondèrent la colonie de Plymouth reste en effet pour Lionel Ifrah
un « contrat démocratique » [98] alors qu’il est établi depuis les
années 1980 que le document était par essence conservateur. Comme le note Denis
Lacorne, le pacte du Mayflower était
d’abord destiné à assurer la cohésion d’un petit groupe d’immigrants puritains
qui allaient prendre possession d’un territoire et dont le droit de propriété
n’était pas encore clairement établi : selon Denis Lacorne, le pacte
« ne décrivait pas la démocratie rêvée par Tocqueville » [De la
religion en Amérique, 2007 : 57]. Autre tropisme véhiculé par
l’ouvrage, l’idée que le puritanisme est le cœur de la culture américaine. Conscient
que la toponymie états-unienne révèle d’autres influences – notamment
catholiques, françaises, néerlandaises, espagnoles ou encore autochtones –,
mais ne tenant pas compte des débats historiographiques remettant en question le
modèle puritain, Lionel Ifrah déclare : « Il n’en demeure pas moins
que c’est la Nouvelle-Angleterre qui a joué un rôle déterminant dans
l’évolution politique de la future Fédération et dans la formation de ce qu’il
est convenu d’appeler la civilisation américaine : c’est en effet le
territoire où la nouvelle nation plonge ses racines les plus vives » [30].
Développée à partir des travaux de Perry Miller dans les années 1950, la
centralité du modèle puritain a été pourtant réexaminée à la faveur de la
nouvelle histoire sociale et au profit des colonies du centre et du sud,
notamment par Jack Greene dans Pursuits of Happiness : The Social
Development of Early Modern Colonies and the Formation of American Culture
en 1988. Un autre argumentaire contestable concerne la religiosité des
patriotes qui, selon Lionel Ifrah, « avaient pour armes principales une
foi tenace solidement ancrée dans les enseignements vivifiants de la Bible » [135].
L’auteur passe sous silence les origines séculières de la révolution américaine,
notamment l’influence des théories lockiennes, ainsi que le déisme,
voire le scepticisme de nombre de contemporains ; le résultat en est que
l’ouvrage confond la religiosité des contemporains avec l’imaginaire
républicain qui se nourrit de références vétérotestamentaires. On est également frappé par le fait que,
de toute évidence, le livre n’a pas fait l’objet d’une relecture ou édition soignée.
Outre des erreurs typographiques, plusieurs incohérences peuvent être relevées :
la « religion officielle » dans la colonie du Massachusetts n’était pas, malgré ce qui
est affirmé p. 31, le puritanisme (plus justement défini comme un courant),
mais le congrégationalisme ; le Maine est, selon l’auteur, l’une des
treize colonies, alors que le territoire a fait partie du Massachusetts
jusqu’en 1820 [172] ; dans la conclusion, les dates indiquées pour la
guerre de Sept ans sont 1656-1663, alors que la guerre a eu lieu de 1756 à
1763, et Benjamin Franklin est dit être en vie en 1647 alors qu’il est né
en 1706 [165]. Il arrive en outre à Lionel Ifrah de
ne retenir de l’histoire que les faits qui corroborent ses arguments, ou encore
de les déformer. Ainsi dans un paragraphe où il cherche à démontrer que les
tribunaux de Nouvelle-Angleterre s’appuyaient sur la loi mosaïque, il confond esclaves
et serviteurs. Il cite Deutéronome 23 : 15-16, qui enjoint au chrétien de protéger les
esclaves fugitifs (« Ne livre point à son maître un esclave qui se
réfugiera chez toi après l’avoir quitté »), et y voit le précepte qui, en
1641, a fondé dans la colonie du Massachusetts ce qu’il appelle la
« protection de la domesticité », c’est-à-dire des serviteurs et non
des esclaves : « Si des serviteurs fuient pour échapper à la tyrannie et
aux cruautés de leurs maîtres et se réfugient dans la maison d’un citoyen de la
même ville, ils y seront protégés et soutenus jusqu’à ce qu’un ordre en bonne
et due forme soit pris en vue de leur libération » [91]. Non seulement Lionel
Ifrah ne précise pas que c’est au Body of Liberties qu’il fait référence,
mais il tait le fait que ce même document officialisait aussi, pour la première
fois dans les colonies, l’esclavage. Soulignant plus loin l’intérêt de
Jefferson pour la Bible, il évoque la « Bible de Jefferson », au
sujet de laquelle il dit bien qu’il s’agit d’une compilation de passages du Nouveau
Testament sélectionnés par le troisième président des États-Unis, mais sans
évoquer la dimension subversive de l’entreprise ni même les positions
déistes de ce dernier : la compilation ne comprenait en effet aucune référence
aux miracles et à la résurrection du Christ, et constituait in fine une
version sécularisée du Nouveau Testament [127]. Le livre de Lionel Ifrah comprend de bonnes pages sur les plus hébraïstes
des puritains, par exemple John Cotton, ainsi que sur les récurrences des
références à l’Ancien Testament – au Livre de l’Exode en particulier – par les
pasteurs patriotes, pages dans lesquelles ressort sa connaissance du texte
biblique. Le livre comprend aussi une sélection utile des « textes de
référence », c’est-à-dire des textes de la Bible hébraïque les plus
fréquemment cités au cours de la période étudiée : la sortie d’Égypte
(Exode 15 et 20), le cantique de Moïse et le cantique de Débora (Juges 5), David et Goliath (I Samuel 17), Psaumes 107
et 144, sans que l’on sache néanmoins quelle traduction nous est ici proposée.
Mais le propos général est source d’erreurs qui ne peuvent que nuire à la connaissance
des origines des États-Unis et à la bonne compréhension de la place de la
religion dans la culture américaine par le public auquel est destiné ce livre. Il est ainsi erroné d’affirmer que la question religieuse
« occupe plus que jamais une place prépondérante » dans la psyché
américaine (quatrième de couverture). Aux États-Unis, la religion continue de
jouer un rôle important dans la vie de la plupart des personnes et sa visibilité
dans la sphère publique tranche avec la situation française et même européenne.
Néanmoins, les États-Unis sont non seulement un État laïque mais ils se déchristianisent
et se sécularisent. La relation bien particulière des Américains à la Bible, et
plus globalement la résilience de la religion aux États-Unis est une question
qui intéresse, voire fascine, le lectorat français et qui doit être prise en
considération avec le sérieux et la rigueur scientifiques qu’elle mérite.
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