Subjectivités numériques et
posthumain
Sous
la direction de Sylvie Bauer, Claire Larsonneur, Hélène
Machinal & Arnaud Regnauld
Presses universitaires
de Rennes, 2020 Broché. 293
p. ISBN 978-2753579248. 26 €
Recension d’Emmanuelle Caccamo Université du Québec à Trois-Rivières
Quelques
années après avoir édité l’ouvrage – au passage, fort riche – Post Humains : Frontières, évolutions,
hybrités (2014)(1), les Presses universitaires de Rennes publient un nouveau recueil sur le thème
du posthumain. Issu d’un colloque international (Cerisy, 2016), l’ouvrage en
question est coordonné par Sylvie Bauer, Claire Larsonneur, Hélène Machinal et
Arnaud Regnauld. Au carrefour des études littéraires et audiovisuelles
(littérature, séries tv, cinéma), des arts plastiques, de la philosophie et de
la sociologie, le livre rassemble divers essais sur les rapports entre sujet
humain et machine et interroge plus particulièrement « la possibilité de
concevoir un sujet numérique » [8]. Les textes traitent notamment des
représentations culturelles du posthumain, de l’angoisse que celui-ci suscite
ou cristallise ; de la vulnérabilité humaine révélée par le posthumain ; de
la postmortalité ; de la manière dont le posthumain, à travers les
nouvelles technologies, se lie aux formes de subjectivités numériques et à la
« cognition étendue », concepts sous-tendant un dépassement de la
dichotomie humain-machine. L’ouvrage collectif
a mis du temps à être publié ; quatre ans séparent en effet le colloque de
sa version imprimée. Avec ce type de sujet, somme toute en vogue, le risque
d’être déclassé est grand. Depuis 2010, de nombreux écrits se sont emparés des
grands thèmes que sont le posthumain et le transhumanisme. Bien que certains
essais de l’ouvrage reviennent sur des éléments bien connus, d’autres textes présentent
un caractère tout à fait inédit, à l’exemple du texte qui ouvre le recueil. Intitulé
« Le profil numérique : Au-delà de l’opposition
humain-machine? », ce chapitre écrit par écrit Servanne Monjour présente
une approche originale en études littéraires de l’idée de « subjectivité
numérique ». L’auteure y aborde le profil numérique et l’écriture. Certes,
ce sujet a été travaillé par les chercheur·e·s en communication et en
sémiologie(2), mais l’originalité du
texte de Monjour tient dans l’analyse des stratégies de production littéraire sur
les réseaux socionumériques (RSN) par les écrivains. L’auteure parle d’« écriture
profilaire ». L’écrit littéraire, par la médiation d’un profil numérique,
se positionnerait du côté des stratégies artistiques et littéraires
d’émancipation du sujet ou, plutôt, du sujet-écrivain. Pour Monjour, ce type
d’écriture résiste en quelque sorte à l’hégémonie conformiste imposée par le
numérique : les auteur·e·s littéraires y répliquent avec « […] un
savoir-faire d’écrivain et participe[nt] à la lutte contre l’expropriation
identitaire » [29]. Avec les RSN, cette expropriation s’exerce en grande
part par la collecte permanente de données personnelles, par l’omniprésence de
la surveillance électronique et par les formes normatives imposées à nos subjectivités.
La conclusion de Monjour se veut ainsi optimiste : la littérature et
l’écriture profilaire possèderaient un potentiel de fuite quant au pouvoir des
réseaux sur nos subjectivités. L’équipe de coordination rappelle à juste titre dans
le texte introductif que les machines participent à nous assujettir tout autant
qu’elles peuvent nous libérer [11]. On peut bien entendu ne pas être en accord
avec cette idée, car elle reconduit en un sens le topos moral, combattu par
Jacques Ellul, selon lequel les effets de la technique dépendraient des usages
(ici l’usage littéraire des RSN permettrait une émancipation). Par son
questionnement et son approche littéraire, le chapitre de Monjour a néanmoins
le grand mérite de soulever des interrogations sur les rapports entre l’industrie
numérique et le potentiel du détournement artistique. Du reste, l’équipe
de coordination du livre a souhaité dépasser le thème des modifications
corporelles [9] pour s’intéresser aux façons par lesquelles nos subjectivités
se transforment au contact de l’environnement numérique. « Se pose donc la
question de l’étendue des modifications de la subjectivité au contact des
technologies : il est nécessaire d’aller bien au-delà des seules
modifications du corps, augmenté ou même perpétué indéfiniment dans le projet
transhumaniste. » [9] Parler du corps demeure néanmoins inévitable, comme en
témoignent les divers essais abordant ce grand thème qui, du corps augmenté à
l’absence signifiante de corps, parcourt tout l’ouvrage. Un texte s’intéresse
par exemple au « sujet synthétique » et à la représentation du corps
robotique comme prothèse dans un manga de Motorô Mase [Isabelle Boof-Vermesse :
33-54]. Un autre essai porte sur le statut de la prothèse chez Norbert Wiener,
penseur au fondement de la cybernétique [Sara Touiza-Ambroggiani : 245-260].
Deux textes abordent par ailleurs la dimension genrée des corps augmentés et
des cyborgs : « Séries TV et subjectivités numériques : “ Miroir
Ô mon miroir, dis-moi qui est la plus humaine” », d’Hélène Machinal [71-92]
et « À quoi rêvent les femmes augmentées? », de Gaïd Girard [171-186].
Ces essais retiennent particulièrement notre attention. Le premier texte, celui
de Machinal, constitue un apport majeur : puisant dans les séries
télévisées de science-fiction (SF) anglophones, l’auteure présente une
typologie de sujets « augmentés » [72]. En fonction de la part
d’organique et de la part de numérique qui composent le corps (corps physique)
et l’esprit (cognition) des personnages ou des entités, elle nous invite à
imaginer les différentes configurations fictionnelles et leurs esthétiques. Sa
typologie distingue six grandes catégories : 1) les sujets dont le corps physique
est augmenté sans l’apport du numérique (par ex. Hulk) ; 2) les sujets
humains dont le corps physique est augmenté par le numérique (par ex. Jake 2.0
dont le corps est augmenté de nano-robots) ; 3) les sujets humains dont
l’esprit est augmenté par le numérique (par ex. Gabriel Vaughn dans Intelligence possède un micro-ordinateur
dans le crâne) ; 4) les sujets ou esprits numériques non humains
(intelligences artificielles) affublés d’un corps artificiel ou virtuel (par
ex. les androïdes d’Almost Human) ;
5) les sujets ou esprits numériques non humains (intelligences artificielles) sans
corps organique mais matérialisés (par ex. HAL dans 2001, l’Odyssée de l’espace) ; et 6) les esprits numériques
totalement « dématérialisés ». Cette typologie stimulante appelle au
moins deux remarques. En premier lieu, certaines catégories pourraient être
encore nuancées, à l’exemple de la 4e catégorie : le corps artificiel
robotique est assez éloigné du corps virtuel représenté sur un écran et
n’implique pas forcément les mêmes enjeux ni en termes d’esthétique ni en
termes de sociabilité (le corps robotique peut se déplacer par exemple). Dans
un second temps, la dernière catégorie qui renvoie à un « esprit numérique
totalement dématérialisé » est très problématique. Machinal n’a d’ailleurs
pas trouvé d’illustration et a laissé des points d’interrogation dans la case exemple.
Et pour cause, l’expression même de l’existence d’un « esprit numérique »
nécessite une forme matérielle ; une voix synthétique requiert par exemple
des ondes sonores. Qui plus est, le numérique tel qu’on le connaît
scientifiquement implique logiquement un support matériel. Bien entendu, la
fiction peut jouer sur les paradigmes scientifiques, mais en l’absence
d’exemple fictionnel probant, la 6e catégorie mérite plus ample réflexion. L’auteure
mentionne toutefois, sans donner d’exemple, la présence de telles figures en
littérature romanesque [77]. L’on comprend toutefois que la typologie de
Machinal n’a pas pour objectif de systématiser les catégories : elle a une
autre visée, disons plus heuristique. L’auteure l’utilise afin de déterminer ce
que ces sujets « augmentés » fictionnels disent de l’humain :
les corps augmentés « réaffirment » la spécificité humaine, poussent
l’humain à se redéfinir ou à se reconnaître humain [73] ; mettent en
relief la vulnérabilité humaine ; démontrent une continuité entre
numérique et organique, voire une complémentarité [74]. Le texte de
Machinal soulève également des interrogations importantes sur la dimension genrée
des humains augmentés. Elle remarque que, s’il existe de nombreuses
représentations de femmes androïdes ou robotiques, généralement sous la forme
d’esclaves (relevant de la catégorie du bétail proposée par Thierry Hoquet (3) ),
les femmes humaines augmentées, elles, sont assez peu représentées [77]. Le
texte de Girard, « À quoi rêvent les femmes augmentées? », poursuit
ce dialogue entamé par Machinal sur les manifestations genrées des sujets
augmentés. À partir d’un corpus de science-fiction (littéraire et filmique), elle
s’intéresse au lien entre subjectivité féminine, corps genré et numérique. Son
texte part d’une série d’interrogations fort passionnante : Le numérique qui
efface les corps est-il propice au renforcement de la domination du masculin
dans le champ de la technoscience d’aujourd’hui? Procède-t-il d’une
représentation genrée des rapports entre nature et technique, science et
imagination? Comment peut-on parler d’une subjectivité numérique féminine? Si
le numérique n’est pas genré en soi, ses pratiques et ses représentations le
sont-elles? [171] Par l’étude
de son corpus, Girard conclut sans grande surprise que les femmes cyborgs et
les femmes augmentées trouvent un traitement narratif et esthétique très différent
de leurs pendants masculins. Comme le rappelle l’auteure, les représentations
féminines sont très éloignées des femmes cyborgs émancipées, notamment de
celles imaginées par Donna Haraway dès 1985 dans son Manifeste cyborg. Dans les fictions cyberpunks, le sujet féminin est généralement représenté de façon
utilitaire, comme un objet à employer ou bien comme un objet sexuel et très
érotisé. L’autonomie des sujets féminins est moindre, exprimant le plus souvent
une aliénation genrée. Le féminin inspire également de nombreuses métaphores (par
ex. la matrice) qui reconduisent l’essentialisation des femmes ; « la
naturalisation du corps de la femme reste un moyen puissant de prolonger la
dichotomie qui modèle les représentations de la subjectivité féminine, même
numériques » [179]. De surcroît, c’est surtout au cinéma que les cyborgs
sont figurés selon des stéréotypes de genre, poussant les registres de la
masculinité et de la féminité à leur expressions les plus extrêmes. Qu’il
s’agisse de cyborg ou d’humain augmenté, la différenciation des rôles genrés
est très marquée. En somme, ces
textes abordant le thème du corps se complètent et sont très stimulants pour la
recherche sur les représentations genrées de l’intelligence artificielle et des
transhumains. Le lectorat curieux pourra aussi trouver dans cet ouvrage des travaux
plus spécialisés, à l’exemple du texte de Dominic Smith sur l’ontologie
orientée objet et Jane Bennett [229-244], ou encore parcourir une cartographie
de concepts présentée sous la forme de graphes [Lucile Haute et Alban
Leveau-Vallier : 159-168]. Fourmillant d’exemples et de références multiples, l’ouvrage se clôt par une formule programmatique : l’équipe de coordination rappelle à la communauté scientifique qu’il est nécessaire de continuer à « enquêter sur la manière dont la fiction et l’imaginaire relaient des questionnements relatifs à l’identité humaine dans le cadre des évolutions technologiques contemporaines » [263]. Elle souligne notamment l’urgence à travailler sur la façon dont on représente les interactions humaines avec les nouvelles machines, à l’exemple des assistants vocaux et de l’IA. Cette ouverture conclusive ne pourrait être plus opportune, alors que se tiendra en 2021 le premier colloque francophone consacré à la question(4). _ (2) Voir par exemple les travaux menés sur les « écrits d’écrans » par
Yves Jeanneret, Emmanüel Souchier et Gustavo Gomez Mejia, notamment, et les
travaux de Fanny George sur le profil numérique. (3) Cf. Cyborg philosophie : Penser les
dualismes, Paris : Seuil, 2011. (4) « IA
Fictions / Fictions et Intelligence artificielle », organisé par Alexandre
Gefen, à l’Université Sorbonne Nouvelle, Paris, en juin 2021.
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