Voix et silence dans
les arts Passages, poïèsis et performativité
Claudine Armand
Collection Regards croisés
sur le monde anglophone Nancy : Presses
Universitaires de Lorraine Broché. 251 pages.
ISBN 978-2814305311. 20 €
Recension de Claire Hélie Université de Lille
Paru en 2019 aux
presses universitaires de Nancy, Voix et silence dans les arts :
passages, poiésis et performativité, édité par Claudine Armand, apporte de
nouveaux éclairages sur ce couple conceptuel bien connu en mêlant avec bonheur articles
universitaires et témoignages artistiques. Ce recueil s’inscrit dans le cadre
d’un projet pluriannuel et pluridisciplinaire coordonné par le laboratoire
IDEA, et regroupant les laboratoires CERCLE,
CRULH, LIS de l’Université de Lorraine ainsi que l’équipe de recherche ERIBIA
de l’Université de Caen-Normandie. Le pôle de recherches « Voix et Silence
dans les Arts » a vu le jour en 2015 et compte déjà une quinzaine
de séminaires, ateliers et journées d’études, ainsi qu’un premier colloque international qui s’est tenu à l’Université de
Lorraine, du 14 au 17 juin 2017. Le présent ouvrage est issu des communications
présentées lors de ce colloque et est complété de la parole d’une demi-douzaine
d’artistes relevant de divers champs disciplinaires tels que la littérature,
les arts visuels ou encore le spectacle vivant. L’ouvrage fait ainsi la part
belle aux artistes eux-mêmes. L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos
de David Le Breton. L’auteur, qui a abordé la question de la voix et du silence
d’un point de vue anthropologique à travers plusieurs ouvrages, résume
l’objectif du livre dans une très belle formule : « il ne s’agit plus
ici de confronter les visions du monde, mais des auditions du monde » [7].
Redéfinissant en ses propres termes la voix comme « corps sans
organe » [8] – on retrouvera d’ailleurs une référence à Antonin Artaud
dans l’introduction de Claudine Armand [12] –, c’est-à-dire comme souffle qui
détourne les organes de leur fonction première, Le Breton rappelle que la voix
est un marqueur d’identité, au même titre que le visage, qui permet aux humains
de se reconnaître. Elle est donc aussi partie intégrante du tissu social,
« au croisement de l’organique et du sens » [9]. Si la perte de la
voix peut donc mener au désarroi individuel et au délitement social, le silence
offre un vaste terrain d’explorations et d’expérimentations artistiques. L’un de ces champs exploratoires,
c’est celui de la musique. Ainsi, Giorgia Bruno, dans « From Silence to
Voice : The Vocal Attack Beyond Metaphysics », utilise sa pratique de
chanteuse lyrique pour dépasser les conceptions métaphysiques de la voix
chantée, qui fonctionne selon un principe « pneumophonique » [35].
S’inspirant tant de la pensée de Jacques Derrida que des travaux d’Alfred
Tomasis, Bruno montre en quoi une « posture d’écoute » [37] est le
préalable indispensable à toute émission sonore. On notera que Lucie Kempf, si elle ne parle pas de voix chantée mais
de voix parlée dans « Le jeu de Vera Komissarjevskaia, une voix tissée de
silences », retrace le parcours de la comédienne russe en examinant
comment la tessiture, le rythme, les modulations, en d’autres termes, la
musicalité de sa voix sur scène se sont imposés à un moment où « le
silence faisait irruption dans la dramaturgie » [59]. Marcin
Stawiarski, dans « La voix et la punition du silence », se penche lui
sur la figure romanesque de la cantatrice dont la voix défaille, et qui, alors
même qu’elle est réduite au silence, ou parce qu’elle est contrainte au
silence, symbole de sa dépossession et de sa soumission, s’émancipe de
l’univers social auquel elle appartient. L’auteur montre que pour se dire dans
le roman, voix et silence doivent passer par « toute une mécanique de
figurations », « une hyperbolisation des effets vocaux », « la
picturalisation du sonore » [79-80]. Anne-Catherine Bascoul, quant à elle,
poursuit cette recherche sur la « musicalisation de la fiction » [190]
dans « Voix[e] vers le silence, voie[x] du silence dans Orfeo de Richard
Powers » à travers l’étude d’un roman musicalisé, qui là encore
déstabilise la linéarité du texte en insérant des tweets, des blancs
typographiques, des jeux sur l’énonciation et d‘autres dispositifs qui vont
imprimer un rythme particulier à l’expérience de lecture. Une des interrogations récurrentes
présentées dans l’ouvrage concerne en effet la représentation même du silence. Luca
Esposito, dans « Quand le silence donne voix à l'art : Vilhelm Hammershøi
et Maurice Maeterlinck », travaille la question de la représentation
picturale du silence à travers une analogie entre « peinture du
silence » et « théâtre du silence » qui permet de dessiner les
contours d’une « poétique du silence » [148]. Hilal Zeynep Ahiskali,
dans « Voix et silences : Les modérateurs de la lenteur dans les films Il était une fois en Anatolie
et Winter Sleep
de Nuri Bilge Ceylan », montre comme le silence au cinéma peut devenir un
catalyseur d’émotions en venant briser le flot continu des dialogues et en
imposant son propre rythme. Quid des voix qui cherchent à pallier
les silences imposés par les discours dominants ? Kathie Birat se penche sur la performance poetry de John Agard, qui
se veut héritage de la tradition orale afro-guyanaise dans un contexte
postcolonial où la parole cherche à interroger les silences du passé colonial.
L’autrice opère un retournement intéressant en choisissant l’approche
lacanienne et psychanalytique de Mladen Dolar lecteur de Deleuze et Guattari
pour montrer comment, chez Agard, l’usage du silence – sémantique, prosodique,
grammatical – devient une stratégie de subversion efficiente. Bridget Sheridan,
dans « Passés en silence - passer sous silence : Apparition et
disparition de la voix de l'exil à travers un projet photographique »,
retrace les étapes du projet artistique qui l’a d’abord plongée dans les
archives du Chemin de la Liberté, puis l’a menée à retracer les pas de ceux qui
cherchaient à échapper à Franco, pour enfin recueillir la parole des
survivants. Les silences des archives et les voix des témoins dialoguent dans
les photographies du paysage ainsi parcouru afin d’opérer une
« catharsis » [101]. Ophélie Naessens, dans « Éloge de la
tension : Stratégies plastiques de la discontinuité, de la rupture et de
l'absence dans les portraits parlants de plasticiens », questionne elle
aussi la possibilité même de la transmission de l’histoire intime à travers les
œuvres filmées de trois artistes plasticiennes qui ont exploré la disjonction
des voix et de l’image pour faire jaillir les silences éloquents. Enfin, Christine
Turgeon, dans « La voix sourde : Métaphore du silence et de la voix dans
le film Un crabe dans la tête d'André Turpin » se penche sur la
question de la surdimutité au cinéma et notamment sur le « procédé
d’auricularisation » [138]. Elle propose une étude sémiotique du silence
qui distingue les niveaux physiologiques et métaphoriques afin de déconstruire
la définition du silence telle qu’elle est véhiculée par la communauté
entendante, et de promouvoir, sur le plan esthétique et éthique, l’éloquence du
silence. Enfin, c’est sur la
question de la réception, notamment dans le spectacle vivant, de l’entrelacs
des voix et des silences, que les apports de l’ouvrage sont les plus
fascinants. Yannick Hoffert, dans « Ionesco, dramaturge sonore :
entre voix creuses et silences pleins », montre comment les frictions
entre voix et silence, donnant lieu à ce que le dramaturge appelle des
« écorces sonores » [69] analysées sous l’angle de l’automatisation,
de l’animalisation et de l’extinction, déstabilisent l’expérience du spectateur
qui veut faire sens de ce qui lui est donné à entendre. Là encore, un
retournement dialectique s’opère et le silence rend possible une
« épiphanie » [70] en devenant le vecteur du sens. Sophie Rieu, dans « Au bord du
moment où le mot n'est pas encore né », analyse trois spectacles vivants
dans lesquels voix fictives et voix réelles, voix et corps, voix et silence
font l’objet de décalages qui déstabilisent l’expérience du spectateur. L’auteure
explore notamment l’« inquiétante étrangeté » de ces dispositifs
phonocentriques (Rester Vivant de Yves-Noël Genod est qualifié
d’« acousmachine » [119]) qui induisent chez le spectateur le
« sentiment du sublime » [125]. Maguelone Loublier, dans « Le
film-essai : Quand le je ne
sais quoi de la voix et le
presque rien du silence ponctuent l'image (Jean-Luc Godard, Chris
Marker et Alexander Kluge) », utilise le concept de punctum
introduit par Barthes pour analyser la façon dont voix et silence, notamment au
travers des différentes formes de voice over, ponctuent de façon
temporelle et expressive l’image filmée. La conclusion de l’article, qui fait
montre d’une très belle plume, suggère que le film-essai nous enjoint de
« fermer les oreilles, pour entendre l’inouï » [180]. Chloé Larmet,
dans « À l’écoute de la voix chez Claude Régy : Les épaisseurs du vide et
du silence », montre comment l’esthétique et la pratique théâtrales du
metteur en scène, basées sur le « découplement » [200], visent à
« inquiéter » [195] l’activité même d’écoute et interrogent plus
généralement l’acte perceptif. Enfin, Nathalia Kloos, dans « Textures de
nous : Vertiges et silences sur la piste de Yoann Bourgeois »,
s’appuie sur son expérience de spectatrice pour voir comment se crée une « communauté
acoustique » [212] dans les jeux circassiens où se mêlent le chant lyrique
des acteurs, les voix enregistrées, le bruit infernal du plateau mobile À travers, toutes ces études, ce que fait aussi l’ouvrage aussi, c’est de s’interroger sur la
hiérarchie implicite entre l’œil, la bouche et l’oreille dans notre société de
l’image où l’on voit tout, où l’on peut dire beaucoup, mais où l’on écoute peu,
nous qui sommes « prisonniers d’une logique aliénante de la
communication » [168]. Quelques citations données dans les notes de bas de
page, comme « We sing with the ear » [Tomasis, 35] ou
« L’oreille peut entendre plus profondément que les yeux ne peuvent
voir » [Lawrence, 125], sont à cet égard particulièrement parlantes. Parmi
les nombreux points forts de cet ouvrage, il convient aussi de mentionner la
richesse et la qualité des illustrations (près d’une quinzaine de
photographies, tableaux, images statiques… en noir et blanc et en couleurs), qui
permettent de prendre toute la mesure des dispositifs décrits dans les
articles. Notons que le présent
ouvrage ne marque pas la fin du projet, mais constitue un point d’étape. Un
nouveau colloque international, qui devrait avoir lieu en novembre 2020,
s’interrogera sur ce couple conceptuel en se plaçant cette fois-ci du point de
vue du récepteur.
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