Inconstances
romantiques Visions et révisions dans la littérature
britannique du long XIXe siècle
Sous la direction d’Antonella Braida-Laplace, Sophie Laniel-Musitelli et Céline Sabiron
Nancy : Éditions
Universitaires de Lorraine, 2019 Broché. 282 p. ISBN
978-2814305489. 17 €
Recension de Nathalie Saudo-Welby Université de Picardie Jules-Verne,
Amiens
Inconstances
romantiques
est un recueil d’articles consacrés à la poésie romantique et à la littérature
du début du XIXe siècle (P.B. Shelley et Mary Shelley, Thomas De Quincey et
Jane Austen) envisagés dans leur rapport à l’instabilité, au transitoire et à l’éphémère.
Un chapitre y est aussi consacré aux peintres J.M.W. Turner et Joseph
Gandy. Le recueil porte en particulier sur les thématiques de la ruine et du
fragment, et sur l’analyse par les écrivains de leur pratique créative. L’expression
« inconstances romantiques » est tirée du poème “To Constantia,
Singing” de P.B. Shelley, publié de manière posthume sous forme fragmentaire. Ce
poème incarne parfaitement l’instabilité du texte romantique et l’énergie
créative qui le fait osciller entre l’idéal en projet et une fascination pour
la ruine. Le prélude du volume
est composé par Marc Porée, qui s’intéresse à la part d’aléa dont doit
s’accommoder la critique génétique. Dans une étude de cas centrée sur la genèse
de « Ode au Rossignol », rapportée avec inexactitude dans le biopic
de Jane Campion “Bright Star” (2009), Marc Porée explique que la fidélité
historique n’est pas plus proche de la vérité que l’approximation lorsqu’il
s’agit de transposer à l’écran, et dans d’autres médiums, la genèse de l’œuvre littéraire.
Celle-ci peut en effet se définir comme un passage d’un état à un autre, qui
peut à l’occasion intégrer la récupération d’états antérieurs, la « re-collection »
dont a parlé Michael Gamer. Pratiquer la critique génétique chez Wordsworth,
Coleridge, Shelley, et à travers les essais rassemblés dans le volume par Antonella Braida-Laplace, Sophie Laniel-Musitelli et Céline
Sabiron, ce sera jeter la lumière sur « l’instabilité fondatrice du
texte romantique » [28). Le volume est
judicieusement structuré en chapitres de deux essais, bien assortis entre eux.
Le premier chapitre est consacré aux « Ruines et Fragments ». Dans
son essai consacré aux recueils de poèmes Seasons
(1730-46) de James Thomson et Night
Thoughts (1742-45) d’Edward Young, John Baker analyse le renouvellement du
poème philosophique dans la première moitié du XVIIIe siècle en une
forme presque expérimentale « qui peut donner l’impression d’être
improvisé[e] » [48]. La nuit et les saisons sont des formes naturelles, et
leur compromis de structure permet d’articuler la complexité de la vie et le
passage du temps. John Baker nous éclaire aussi sur ce que les poèmes
transmettent de l’insatisfaction des ambitions et des désirs humains, sources
de doute et de désespoir. Dans un bel article illustré, Hélène Ibata se penche
sur la polysémie de la ruine au XVIIIe siècle. L’attrait du fragment, éclat de
poésie, symbole de l’insaisissable, prévaut sur la recherche de la totalité. Le
motif de la ruine est analysé à partir d’ekphraseis
des « diptyques historiques » de J.M.W. Turner et des fantaisies
architecturales de Joseph Gandy. À travers ces ruines, inspirées de leurs
prédécesseurs italiens, l’esthétique romantique s’émancipe progressivement du
paysage classique, mais elle révèle aussi une nouvelle forme de conscience
historique. Les reconstructions de Turner témoignent de la recherche d’un
retour à un passé authentique. Elles sont aussi traversées par une conception
plus tourmentée de l’histoire exprimant « la lutte entre la forme et
l’informe, et […] l’impossibilité d’échapper à la fragmentation » [67] qui
conduisirent Turner à élaborer son propre sublime. Joseph Gandy, qui illustra
les projets architecturaux de John Soane, conçut ses propres paysages
visionnaires. Dans un tableau de 1830 qui est une vision anticipée des ruines
de la Banque d’Angleterre, la grandeur économique du pays est présentée sous un
jour monumental, mais pessimiste. Le deuxième chapitre
est consacré au motif du corps (« Corpus »). Il s’ouvre sur un
article consacré à la figure de Tharmas, incarnation du corps et de l’instinct
dans l’œuvre inachevée et protéiforme de William Blake, The Four Zoas (1796-1807). Le texte de Camille Adnot est articulé
autour des figures de Tharmas, son émanation Enion, et son « double »
Vala, qui informent et déforment le poème, dans un jeu de miroir et de
métamorphoses qui parle aussi de la création littéraire. Parfois incontrôlée, inévitablement
inachevée, celle-ci doit laisser une place à l’instinct, source de régénération.
La poésie de Samuel Coleridge a aussi fait parler le corps, en se plaçant sous
l’influence de conceptions qui tentaient de déchiffrer le langage du
corps : la mystique et la médecine. Kimberley Page-Jones se penche sur
l’influence exercée par les écrits de Sainte Thérèse d’Avila et par la
physiologie sur la pensée et l’œuvre de Coleridge : ses Aids to Reflection (1825), ses carnets
et ses fantaisies imaginaires. La mystique fait apparaître et « modifie
les relations » entre les choses, comme peuvent le faire la crise
épileptique ou encore les stimulants. L’attitude de Coleridge est ambivalente,
mais dans ses carnets, il note la capacité créative du corps malade et du dire
fantaisiste, qui libèrent des beautés inédites (“beautiful Diseases, Genius
itself, many of the most brilliant sorts of English Beauty” [111]). La deuxième partie du
recueil, consacrée à l’instable et aux possibles du texte, commence par une
synthèse sur les sonnets de Samuel Coleridge. Jeremy Elprin montre que, chez ce
poète, le sonnet « protéiforme » est d’abord une forme privilégiée
d’expression de la spontanéité affective ou « effusion ». Soumis à
partir de 1797 à un traitement parodique puis abandonné, le sonnet revit presque
ultimement dans “Fancy in Nunibus”, qui évoque les nuages en mouvement et exprime
un esprit d’insouciance et une irrésolution assumée. Une instabilité toute
atmosphérique règne aussi dans St
Irvyne ; or the Rosicrucian, a Romance, œuvre de jeunesse de P.B.
Shelley. Fabien Desset y analyse le réemploi de motifs gothiques (la lune, la
chouette, le lierre…) par le jeune poète dans sa description du manoir
semi-réel semi-fantasmatique de St Irvyne. Entre inspiration autobiographique
et influence transtextuelle (Lewis, Scott, Gray), la création poétique de ce
manoir de style Tudor nous renseigne sur les « tâtonnements » de
Shelley pour élaborer un style qui lui est propre. Le chapitre suivant,
intitulé « Rémanences » est consacré à l’instabilité des motifs et
des formes romantiques. C’est à travers une étude de The Loves of the Plants (1789), poème didactique d’Erasmus Darwin,
écrit en référence au système classificatoire de Linné et illustré par William
Blake, que Caroline Dauphin démontre comment les romantiques ont relu les Métamorphoses d’Ovide de façon à
« bousculer à la fois les traditions mythologiques, scientifiques et
poétiques » [167]. Dans le curieux objet littéraire qu’est The Loves of the Plants, fruit
d’objectifs divergents et d’aspirations différentes, l’analyse des figures de
Clytie, d’Adonis et des Ménades donne lieu à des réflexions particulièrement intéressantes
sur la question du genre grammatical et sémantique, et des ambiguïtés qui l’entourent.
L’article qui suit est consacré aux cinq premiers romans de Mary Shelley et se
présente comme une étude de la thématique des larmes, qu’Audrey Souchet examine
à partir du mouvement sentimentaliste et son évolution. La dernière section est
consacrée à l’« inachevé » et ses deux premiers chapitres portent sur
l’œuvre de Thomas De Quincey. Céline Lochot s’intéresse aux Selections Grave and Gay, qui correspondent,
comme leur titre ne l’indique pas, à la tentative par l’auteur de publier ses
œuvres complètes en 14 volumes chez Tickner & Fields entre 1853 et 1860. La
structure de cet ensemble fait apparaître comment De Quincey a tenté de
réorganiser ses écrits, souvent éphémères, en une œuvre et comment il a
travaillé à se donner le statut d’auteur et à se construire en tant que sujet
autobiographique. Ceci justifie que l’essai de Céline Lochot soit consacré aux
« (re)constructions » de De Quincey, entreprise par laquelle il a
envisagé pour ses nombreuses digressions un rôle constructif. Le deuxième essai
envisage De Quincey comme un écrivain sous influences : celles de Milton,
de Wordsworth, de Coleridge et de l’opium. Thomas Leblanc y démontre que Thomas
De Quincey « joue avec l’éphémère ». Le chapitre suivant, intitulé
« Survivances », s’ouvre sur un article à la tonalité et à la
méthodologie bien différentes. Anne Rouhette y étudie la réception
contemporaine de Jane Austen en France à travers une étude quantitative de sa place
dans les cursus des études universitaires d’anglais et des thèses de doctorat
qui lui sont consacrées depuis vingt ans. L’article ne manquera pas
d’intéresser et d’interpeller tous ceux qui enseignent la littérature à
l’université. Anne Rouhette y montre comment l’étude de Jane Austen, la
romancière, a cédé la place à une étude d’« Austen », « signifiant
culturel polymorphe » ou phénomène culturel protéiforme. On regrette (avec
l’auteure de l’article d’ailleurs) qu’elle n’ait pas croisé ses données avec
une observation des programmes de littérature comparée. Dans le dernier
article, Aurélie Thiria-Meulemans examine « la correction permanente,
compulsive » qui est la « marque de fabrique de Wordsworth » [261]
à travers les constants remords qui ont marqué ses réécritures du Prélude. L’analyse détaillée de la
figure du vieillard sondant l’eau vaseuse et scrutant son reflet dans ses ondes,
comme s’il cherchait à y lire les signes d’un livre, mène le lecteur ou la
lectrice de ce recueil d’essais à une fin d’une troublante beauté. Le recueil apporte la
preuve indéniable de l’importance de son objet d’étude pour une bonne
compréhension de la genèse de l’œuvre littéraire : l’instabilité,
l’incertitude et l’ambiguïté. Il est aussi cohérent que stimulant. Si l’on peut,
éventuellement, émettre un regret concernant ce livre bien rédigé, bien relu et
intéressant, c’est qu’il ne soit pas écrit en anglais, ce qui pourrait augmenter
la diffusion qu’il mérite auprès des spécialistes et produire une symbiose plus
grande entre la matière étudiée et le discours critique.
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