Impliciter,
expliciter L’intervention du
traducteur Sous la direction de Valérie Bada,
Céline Letawe, Christine Pagnoulle, Patricia Willson Collection
Truchements Liège : Presses
Universitaires de Liège, 2018 Broché. 273 pages.
ISBN 978-2875621689. 19 € Recension de Maryvonne
Boisseau Université de
Strasbourg
Les apprentis-traducteurs l’apprennent
souvent à leurs dépens, l’explicitation et l’implicitation en traduction ont
mauvaise presse : on apprend à traduire le texte, rien que le texte,
fidèlement, sans rien ajouter, sans rien retrancher. On doit résister à l’explication,
la paraphrase, la note de bas de page, l’omission. Mais, en traduction, rien
n’est simple et cette injonction, bien intentionnée sans doute d’un point de vue
pédagogique pour contrer une tendance presque naturelle, mérite réflexion.
C’est l’objet de l’ouvrage collectif Impliciter,
expliciter : L’intervention du traducteur, dirigé par Valérie Bada,
Céline Letawe, Christine Pagnoulle et Patricia Willson. Une sélection de treize
contributions, issues du colloque Impliciter,
expliciter – le traducteur comme équilibriste interculturel (2-4 mai 2013,
à l’Université de Liège), s’organise autour du fil rouge que constitue l’intervention
du traducteur qui, lors de sa formation, apprend à négocier la dimension culturelle de la traduction, en particulier
les difficultés que posent les références culturelles (appelées
« culturèmes » ou « désignateurs culturels ») telles
qu’elles s’expriment dans divers types de textes. Outre une première partie
consacrée à la place de l’implicitation et de l’explicitation dans les
approches théoriques en traductologie (articles de Lance Hewson et Christiane
Nord, en anglais), deux parties explorent les enjeux traductologiques de ces
stratégies dans les productions artistiques pour l’une (littérature et
cinéma : quatre articles), dans les productions journalistiques pour
l’autre (quatre articles). Deux contributions dans la dernière partie proposent
une réflexion concrète sur l’enseignement de ces stratégies. Elles sont suivies
d’un article ancien de Jean-René Ladmiral, devenu introuvable et opportunément
re-publié ici, dans lequel il explicite
le détail de ses « théorèmes appliqués » à sa propre traduction du 39e
aphorisme des Minima Moralia de
Theodor Adorno. Si l’article de Lance Hewson,
« Explicitation and implicitation : Testing the Limits of Translation
Theory » et celui de Christiane Nord, « Translating the Referential
Function : About the Appropriate Balance between Presupposed and New
Information », s’appuient sur leurs démarches théoriques et méthodologiques
respectives, ils cadrent néanmoins de façon complémentaire la problématique en
question. Hewson réfléchit à partir d’un article qui sert de référence à d’autres
contributions,
« Explicitation » de Klaudy Kinga, dans lequel l’auteure définit et
catégorise l’explicitation, considérée comme inhérente au processus de
traduction. C’est précisément ce que réfute Hewson pour lequel l’explicitation
est seulement optionnelle, tout comme l’implicitation. Selon lui, il convient
de les examiner à la lumière de deux critères : le choix du traducteur et
la façon dont nous supposons que les traductions sont lues. De même, Christiane
Nord relativise l’importance accordée à ces phénomènes en les situant par
rapport à la fonction référentielle. Dans le cadre de la théorie du skopos, un texte est une offre
d’information qu’un récepteur décode
selon sa culture et ses acquis. Il revient au traducteur de choisir de commenter
ou expliquer la donnée référentielle (commentaire, note de bas de page,
glossaire, etc.) ou équilibrer la
traduction entre le « connu » et le « nouveau », sachant
que le public visé par la traduction, pour des raisons culturelles, n’est pas
toujours familier des références du texte source. Réputées intraduisibles, ces
références culturelles donnent souvent lieu à des stratégies de contournement
comme, précisément, l’explicitation et l’implicitation. Notons au passage que
le néologisme implicitation facilite
le couplage des deux termes. La lecture des quatre études de la seconde partie
permet en effet de vérifier que les traducteurs usent, sciemment ou non, des
deux, même si l’explicitation paraît plus facile à mettre en lumière. Les
premières traductions d’ouvrages, et des grands textes en particulier (les
« œuvres » aurait dit Antoine Berman) sont un matériau de choix à cet
égard puisqu’elles tendent à clarifier l’œuvre dans un contexte donné. Christophe
Tournu, dans son article « Quand la théologie s’en mêle : première
traduction française de Paradise Lost de
John Milton », ne dit pas autre chose : « l’explicitation sert à
clarifier les textes » [66]. L’explication du texte par la traduction
s’inscrit alors dans un parti pris idéologique visant le lectorat d’accueil.
L’observation presque naïve et de nature prescriptive de cette première
traduction, à certains égards erronée aux yeux de l’auteur (« il [le
traducteur] aurait dû dire … » [67]), est ainsi pour lui l’occasion de
proposer sa propre interprétation du texte de Milton qu’il explicite au fil des thèmes retenus. Les deux articles suivants de
Karen Bruneaud, « Traduire l’écriture des confins chez Sapphire :
entre trop-dit et non-dit » et Sabrina Baldo de Brébisson, « Le
traducteur : danseur, jongleur ou funambule ? » s’attachent aux
« désignateurs culturels » (« culturèmes » et autres
« réalèmes »), ces lieux du texte qui « rendent la démarche du
traducteur explicite » [83].
Bruneaud, après un vaste tour d’horizon théorique de la question, examine
diverses situations puis, en particulier, la traduction de l’idiolecte
argotique du personnage principal du roman Push
de Sapphire (1996 ; trad. J.P. Carasso, 1997). Plus resserré,
l’article de Baldo de Brébisson, propose une étude linguistique et culturelle
d’un lexème représentatif de ces questions culturelles, le terme prefect, dans Harry Potter, Lord of the Flies et le film Another Country (du réalisateur Marek Kanievska). L’auteure prend
le risque de proposer des traductions alternatives qui découlent de la critique
faite aux traductions existantes, parfaitement justifiées à la fois dans leurs
mérites et leurs insuffisances, en cohérence avec, dès l’introduction, le
constat de la rareté d’une stricte équivalence lexicale entre deux langues.
Enfin, le dernier article de cette partie, rédigé en anglais,
« Implicitation and explicitation in Film Translation : Inseparable
Twins » apporte, tant sur le plan de la réflexion théorique que de
l’application, une perspective originale. Les auteures, Sarah Cummins et Adriana
Serban, envisagent les deux notions ensemble, dans leur interaction, ce que les
sous-titres des films analysés (The
Mission et The Piano) mettent en
lumière : The purpose of subtitles is explicitation of the source utterances, i.e., making explicit elements of the
content of what is said by the characters in a film; […] at a macro-level,
subtitles are always explicitation by addition […]. But on a micro level, in a
comparison of the content of source and target, subtitles rarely make additions
and they are hardly more explicit than the original dialogues or monologues.
Omissions, subtraction, and leaving implicit are the order of the day [135]. Loin d’être neutres, les sous-titres
orientent l’interprétation ; ils peuvent parfois être aussi explicites que
la bande son elle-même. Leur absence est également significative et montre que,
dans le cas des films étudiés, on ne fait pas confiance au langage parlé mais
souvent davantage aux langages du corps. La difficulté de traduire les
référents culturels n’est pas l’apanage des seuls textes littéraires. Les
enjeux interprétatifs sont les mêmes dans les textes économiques et politiques,
qu’ils soient de nature journalistique ou plus spécialisée. Deux articles
généraux encadrent deux articles plus spécifiques. Le premier, « Les
enjeux de la traduction économique français-italien-français : Choix
traductologiques et stratégies mises en œuvre », d’Alessandra Rollo, porte sur les sigles, acronymes et
expressions métaphoriques dans la langue de l’économie. On retiendra que l’auteur, dans la tradition de la théorie
du skopos, se dégage de la dichotomie
source/cible pour privilégier la situation de communication et les fonctions du
texte. Dans ce cadre, en s’appuyant sur un corpus de textes économiques, elle
observe une complémentarité entre les deux stratégies examinées et une grande
variété des réponses selon une appréciation des connaissances des
destinataires. Fabrice Antoine aborde quant à lui un point très spécifique et
assez rarement traité dans la littérature traductologique, celui de la
traduction des noms de marque qu’il situe dans le « lexiculturel »,
reconnu spontanément par le locuteur natif mais plus difficilement par le
lecteur du texte traduit. Il convient alors, pour ce lecteur, de proposer, selon
le degré de saillance de l’élément en question, la traduction qui rendra compte
de façon pertinente non seulement du référent réel, mais également des
connotations que ces noms de marque véhiculent. Tout aussi spécifique mais dans
le domaine politique, l’article, « Traduire la révolution égyptienne :
Vers une démarche interculturelle de la traduction », de Heba
Medhat-Lecocq, vise à démonter les mécanismes à l’œuvre dans la réception de
certains termes qui, en passant d’une culture à l’autre, deviennent dangereux
(ainsi par exemple, la perception du mot laïc
dans la société égyptienne qui empêche qu’on le traduise par son équivalent
direct) : Habitant les deux langues et par la
suite les deux cultures, le traducteur va au-delà des signes du texte à
traduire, mais aussi du texte cible qu’il est en train de produire. Ce qui lui
permet de voir à la fois les
représentations sociales dans le premier, et les représentations de l’étranger à travers le second. Et pour éviter
les incompatibilités entre les deux types de représentations, autrement dit,
entre les deux visions du monde, il passe à la
médiation interculturelle, rôle indispensable, à notre sens, pour accomplir
sa tâche en toute fidélité [187]. Suivent des analyses convaincantes
d’exemples précis qui manifestent le caractère double de l’acte de
communication impliqué dans la traduction. Enfin, pour clore cette partie, une
longue et riche contribution de Christina Schäffner intitulée « Bridging
the Ideological Abyss ? Politically Sensitive Texts in Translation »,
expose avec brio la complexité de la transmission des sujets politiquement
délicats d’une culture à une autre (par exemple de la Corée du Nord vers les
démocraties occidentales). D’une connaissance incertaine des arcanes culturels
et politiques de la langue de départ à l’incertitude des traductions en anglais
international, effectuées par les journalistes eux-mêmes avant d’être
transmises aux agences de presse, puis à la recontextualisation des faits
rapportés et de la voix de « l’autre » dans les cultures cibles,
différents niveaux de filtrage opèrent. Cette complexité amène l’auteur à
positionner la double problématique de l’implicitation-explicitation dans le
champ de la relation à autrui et, par conséquent, de l’éthique de la traduction. Tout cela s’apprend-il ? Des
didacticiennes de la traduction se penchent sur la manière dont les apprentis-traducteurs
peuvent découvrir le non-dit des textes. En s’appuyant en particulier sur les
théories de la pertinence (Sperber et Wilson) et le modèle d’argumentation de
Stephen Toulmin, Margrethe Lykke Eriksen, « Développer les compétences
inférentielles des étudiants en traduction », forge ses propres outils
d’analyse. De même, Céline Letawe et Vera Viehöver, « Les enjeux de
l’implicite en traduction : Réflexions à partir d’une séquence
didactique », exposent une série de cours élaborée pour répondre, pratiquement,
à la méconnaissance présumée des étudiants de l’implicite politique véhiculé
par certains mots dans plusieurs thématiques sensibles (allemand-français).
C’est le traductologue Jean-René Ladmiral qui conclut cette dernière partie en
décryptant après coup et en explicitant
ce qui justifie les choix de remaniements, essentiellement syntaxiques, opérés au
fil du texte lors de sa propre traduction d’un aphorisme de Theodor Adorno. Les propos conclusifs de Valérie Bada et Christine Pagnoulle font la synthèse des axes du volume dans lequel on trouve deux types de contributions : les unes générales qui envisagent la problématique de l’implicitation et de l’explicitation et les exemples étudiés à partir de ce que des traductologues ont déjà établi, quitte à les remettre en cause ; d’autres, plus spécifiques, relient la question à celle des types de texte et des modes de traduction. Sans doute, d’un point de vue théorique, la distinction entre stratégie et procédé n’est-elle pas assez marquée puisque in fine, l’une et l’autre sont des stratégies qui peuvent répondre à des choix idéologiques ou stylistiques. Ce n’est qu’ensuite qu’elles impliquent la mise en œuvre de procédés linguistiques divers, parmi lesquels l’addition et l’effacement. Une grande pratique de la traduction s’avère donc nécessaire pour user avec discernement de ces deux stratégies afin de choisir le procédé le plus adéquat et de limiter la déformation qu’elles entraînent.
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