Le Démon de l’allusionFigures miltoniennes dans L’Escroc de Melville
Marc Midan
Collection Domaine étranger Paris : Rue d’Ulm, 2019 Broché. 196 p. ISBN-9782728806140. 19 €
Recension d’Édouard Marsoin Université de Paris
2019, année melvillienne. À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Melville, et alors que The Confidence-Man (traduit par Philippe Jaworski sous le titre L’Escroc à la confiance) est au programme de l’agrégation d’anglais, la parution du livre de Marc Midan témoigne de l’actualité critique foisonnante à laquelle l’œuvre de Melville donne lieu, aux États-Unis comme en France. Le Démon de l’allusion : Figures miltoniennes dans L’Escroc de Melville s’attache brillamment à explorer les allusions miltoniennes à l’œuvre dans L’Escroc, et ce qui se joue lorsque l’on suit les fils de ces allusions de manière herméneutique. Les liens intertextuels entre Melville et Milton ne constituent pas en soi un objet d’étude original : un certain nombre d’ouvrages (Milton and Melville de Henry F. Pommer et le recueil Melville & Milton dirigé par Robin Grey) et d’articles ont déjà retracé la généalogie miltonienne de l’œuvre melvillienne, et Marc Midan s’inscrit consciemment dans cette tradition. Ce qui fait toute l’originalité et la valeur de son livre est la manière dont les allusions à Milton peuvent fournir un cadre de lecture cohérent pour appréhender L’Escroc dans son ensemble. Marc Midan ne se livre ainsi pas à une simple étude des sources miltoniennes du roman, mais affiche une ambition théorique et critique plus grande, et même, plus essentielle : élaborer un dispositif de lecture pour une œuvre réputée difficilement lisible, voire « illisible » [21]. Adopter le dispositif de lecture proposé par Marc Midan, cela revient à chausser des lunettes miltoniennes pour faire apparaître de multiples couleurs allusives dans ce qui pourrait sembler relever du non-sens. Il ne s’agit pas néanmoins d’imposer un sens face à la possibilité du non-sens, mais plutôt de comprendre le mécanisme par lequel le texte, via la densité de son tissu allusif, produit des significations contradictoires simultanées qui font toute l’originalité de son fonctionnement. L’auteur décrit les enjeux de cette entreprise dans l’introduction, mais c’est au chapitre 6 qu’il fait une précision importante quant à ce qui constitue une allusion à Milton dans le roman : certains termes « n’ont guère en eux-mêmes de résonances miltoniennes » [172-173], explique-t-il, mais ils peuvent devenir des allusions miltoniennes par l’effet du co-texte et du dispositif de lecture choisi. Cette précision est importante – et aurait peut-être pu apparaître plus tôt dans le livre, dès l’introduction – pour déterminer là où commence et où s’arrête une allusion à Milton, question que le lecteur est parfois amené à se poser. L’ouvrage est relativement bref (196 pages), mais dense. Il relit subtilement certains aspects-clefs du roman au prisme des allusions miltoniennes et de leurs effets, proposant ainsi des lectures souvent très fines, originales et érudites, réparties en six chapitres de tailles inégales. Sa grande force est la notion centrale d’« agôn allusif », définie dans l’introduction comme un « procédé ou configuration textuelle qui met en conflit ce qui est allusivement rassemblé » [14]. L’allusion chez Melville n’est en effet pas simplement multiple, explique l’auteur, mais conflictuelle. C’est cette dynamique du conflit qui est au cœur des effets signifiants de l’allusion, et constitue aussi le moteur des plus belles lectures de l’ouvrage. Les doubles portraits allusifs sont ainsi une parfaite manière de montrer comment l’allusion multiple interdit les lectures univoques : elle permet l’élaboration d’un discours narratif implicite dans lequel plusieurs associations contraires sont simultanément convoquées. Le Satan de Milton est par exemple partout présent, dans de multiples « portraits à deux faces » d’escrocs qui sont également marqués par des allusions divines : ainsi se manifeste « l’étrange ressemblance entre ce qui est censé s’opposer absolument » [77]. La notion d’agôn allusif est donc un opérateur clef qui permet de comprendre ce qui peut rendre la lecture du roman, à la fois simple et hermétique en apparence, si difficile, car précisément l’allusion chez Melville n’a pas vocation à éclairer, explique Marc Midan, mais à obscurcir, ou plutôt à éclairer pour mieux obscurcir. Les conflits d’allusions, à Milton et à d’autres – Marc Midan sélectionne un certain nombre d’auteurs, notamment Benjamin Franklin, William Cowper, Pierre Bayle ou James Hall, et précise qu’il aurait pu en choisir plus encore – constituent des maelstroms antagoniques qui font toute la complexité de L’Escroc. Le chapitre 1 s’intéresse à la valeur politique et polémique de l’allusion miltonienne dans la présentation du Fidèle comme « pandémonium américain », une « ruche autorégulée » [44] qui se fait satire et critique de la société démocratique libérale. Ainsi l’allusion au Paradis perdu revient-elle comme une « lancinante objection melvillienne » face à l’escroc libéral [51]. Le chapitre 2 reprend une question importante dans la littérature américaine du milieu du XIXe siècle, celle de l’originalité, qui est même une angoisse de l’originalité. Le chapitre s’intéresse ainsi à deux sens du terme original dans le roman : la singularité du personnage de l’escroc (« quite an original »), d’une part, qui est contredite par le discours du narrateur quant à la difficile originalité des personnages de fiction, d’autre part. Marc Midan examine les enjeux de cette contradiction au prisme des multiples intertextes dans lesquels s’inscrit la figure de l’escroc (la Bible, Milton, James Hall]. Considérer la question de l’originalité au prisme de l’allusion est ainsi une manière de montrer « l’impossibilité de l’auto-engendrement » [68], et ce qui fait l’originalité paradoxale du roman lui-même. Le chapitre 3 est peut-être le plus ambitieux et le plus « original ». L’allusion y est étudiée comme « moyen d’enquête et de critique théologiques » [105]. Par un subtil retour de flamme, les allusions à Milton dans L’Escroc deviennent, explique Marc Midan, « une sorte de commentaire de texte » de Milton [102] qui se retourne contre la théodicée miltonienne, par l’effet de « subversives ressemblances » entre Satan et Dieu, qui éveillent « la suggestion impie d’une sorte d’affinité entre eux » [79]. Ciel et enfer sont ainsi « allusivement superposés » [81]. Le chapitre 4, le plus court de l’ouvrage, prend pour point de départ le motif de la digestion chez Milton, pour interroger la limite entre la fiction et le réel [125], et le rapport de l’écriture au monde. Cela le conduit aussi à étudier les figurations du lecteur dans le roman [127]. Le chapitre 5 examine ce qui constitue pour Marc Midan le sens principal de l’allusion à Satan dans L’Escroc : « la dégradation », le destin de Satan et du roman étant de « n’être plus que l’ombre d’[eux-mêmes] », tout comme « les escrocs melvilliens sont des ombres de Satan » [131]. Une lecture suivie du dernier chapitre, dont la dégradation est « le grand sujet et le fonctionnement même » [135], permet de récapituler le fonctionnement d’un mode d’écriture « aux tiroirs secrets » caractéristique du roman, où la confrontation allusive de forces antagonistes constitue un « néant par accrétion » [152]. La comparaison des dernières pages du roman avec les derniers vers du Paradis perdu est particulièrement lumineuse (bien que, précisément, le roman se close dans l’obscurité) et convaincante [164-165]. Le chapitre 6, pour finir, récapitule la manière dont le roman peut faire sens, non pas en tant que discours constitué, mais par l’interaction des différents discours mis en présence [171]. Il est aussi l’occasion de donner une très belle définition de l’escroc, qui ne peut être défini qu’à travers « une négation, étant celui qui n’est pas ce pour quoi il se fait passer ». Devenant une « parodie cauchemardesque » du Dieu biblique, « ‘il est celui qui n’est pas’ et semble néanmoins partout présent » [178]. L’escroc renverse ainsi la célèbre parole divine : « Je suis celui qui suis » (« ego sum qui sum »). La thèse défendue par Marc Midan a la qualité des thèses fortes : elle fait naître un désir de discussion. Si l’auteur semble considérer le conflit infini des allusions dans L’Escroc comme une destruction, une « ruine » [15], un « anéantissement » [15] ou une « annihilation » [153], la marque d’une « noirceur presque intolérable » et de « ténèbres […] épaisses » [185], ne peut-on pas aussi voir dans ce qu’il appelle « néant par accrétion » [152] – concrétion de toutes les couleurs allusives – l’ouverture de potentialités multiples, de coexistences fécondes, une démultiplication à la fois joyeuse et tragique, plutôt qu’une « duplicité terrifiante » [153] ? La production simultanée de discours allusifs également tenables mais contradictoires déjouerait ainsi la dialectique de la lumière et de la noirceur, dans une sorte de jouissance du texte (qui, écrit Barthes, est un neutre). Dans ces mouvements de constructions/déconstructions simultanées, Marc Midan lui-même perçoit une « vie intense et secrète » [185], un néant bien vivant, donc. De ce point de vue, une exploration plus poussée de la dimension ludique de l’allusion, qui donne du plaisir, comme l’indique Marc Midan dans son introduction [12] – sans que ce point ne devienne vraiment l’objet de développements dans le reste de l’ouvrage (mise à part une brève mention, p. 155) –, aurait été intéressante. Cela permettrait en outre de faire le lien entre l’exploration des profondeurs ténébreuses menée par Marc Midan et d’autres lectures récentes de L’Escroc, assez différentes, comme celle de Justine S. Murison, qui s’intéresse à l’humour dans le roman, à la croisée des lectures symptomales et des lectures de surface (« Paranoid Reading, Surface Pleasures and Deadpan Humor in The Confidence-Man », dans The New Melville Studies dirigé par Cody Marrs, paru quelques mois après Le Démon de l’allusion). Comme le rappelle Marc Midan, citant Proust, les beaux livres semblent écrits dans une sorte de langue étrangère. De même, la langue de Marc Midan lui est propre, imagée et nuancée, souvent dense. Elle est toujours incisive, et facétieuse par endroits, ce qui lui donne un grand charme, au sens fort du terme. Elle participe ainsi pleinement à la richesse de l’ouvrage et nourrit le pouvoir d’attraction des lectures présentées. Néanmoins, quelques termes, qui font partie du vocabulaire critique de l’auteur, auraient peut-être gagné à être expliqués. Par exemple, qu’est-ce que « l’écriture melvillienne » ? Marc Midan utilise souvent l’expression et semble avoir une conception de l’écriture assez barthésienne, qu’il aurait peut-être été bon d’expliciter, ne serait-ce que pour la distinguer de ce qu’Elizabeth Renker (citée relativement fréquemment) appellerait (assez différemment, me semble-t-il) « écriture ». De même, le sens du terme signe tel qu’utilisé par Marc Midan aurait peut-être demandé une brève définition, en raison de sa polysémie redoutable. Le livre suggère aussi des pistes d’études fructueuses. Le chapitre 6 s’ouvre sur une référence à Shakespeare, que Marc Midan considère comme « souvent réduit à un outil rhétorique pour donner le change », contrairement à la relation à Milton, « intime et discrète » [169]. Cette distinction riche d’enjeux pourrait être matière à de passionnants développements, que l’on espère pouvoir lire un jour, en dialogue peut-être avec le travail de Ronan Ludot-Vlasak. Concernant les annotations de Melville sur ses exemplaires de Milton, Marc Midan renvoie à Melville & Milton. Il aurait pu être utile de mentionner – en particulier pour un lectorat non spécialiste – qu’elles sont aussi facilement accessibles en ligne, sur Melville’s Marginalia Online. Il ne s’agit là que de remarques mineures, car Le Démon de l’allusion est un livre important issu d’une thèse importante, qui prend toute sa place dans le sillage de Milton and Melville et Melville & Milton. L’entreprise de Marc Midan évite en effet tous les écueils des études d’influence (contrairement à Milton and Melville) pour proposer une lecture forte, parvenant à suivre le démon de l’allusion en mouvement, dans une perspective théorique unifiée qui manquait aux études réunies dans Melville & Milton (qui ne dispose par ailleurs d’aucune contribution consacrée à L’Escroc). Le Démon de l’allusion constitue donc un apport majeur dans la bibliographique melvillienne, en France aussi bien qu’aux États-Unis. Il vient aussi très utilement compléter la bibliographie critique sur The Confidence-Man, roman qui en France n’avait jamais fait l’objet d’une monographie publiée dédiée, contrairement à Moby-Dick ou Pierre ou les ambiguïtés.
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