Melville et l’usage des plaisirs
Édouard Marsoin
Collection Mondes anglophones Paris : Sorbonne Université Presses, 2019 Broché. 592 pages. ISBN 979-1023106183. 23 €
Recension de Laurent Bury Université Lumière–Lyon 2
Quand on découvre, sur la couverture d’un ouvrage consacré aux plaisirs dans l’œuvre de Herman Melville, l’image d’un homme nu étreignant langoureusement un poteau (illustration de 1926 pour le chapitre 35 de Moby Dick, « The Masthead »), on peut légitimement se demander à quels plaisirs pense l’auteur du volume. L’introduction dissipe néanmoins toute ambiguïté : d’une part, les plaisirs évoqués sont bien plutôt collectifs que solitaires, ils relèvent du partage convivial et, surtout, s’il n’est pas exclu qu’ils puissent être sexuels, ils sont bien davantage sensuels. À la notion de plaisir – défini très largement comme concordance entre le sujet et le monde – répond ici celle, plus complexe, de jouissance, qui inclut le dialogue du plaisir avec son opposé, la souffrance, sans oublier ce « plaisir du texte » naguère théorisé par Roland Barthes. Pour son analyse, Édouard Marsoin s’appuie sur d’autres penseurs, de Spinoza à Slavoj Žižek en passant par Deleuze ou Ricœur ; ce livre copieux, découpé en quatre parties et douze sous-parties, est l’adaptation de sa thèse soutenue en décembre 2016 sous la direction de Philippe Jaworski, intitulée « Capabilities of Enjoyment » : plaisirs et jouissance dans l’œuvre en prose de Melville. L’idée directrice en est que, loin d’être l’incarnation de l’austérité et de la noirceur, Melville accorde dans ses romans et nouvelles une place importante à la représentation et à la problématisation des plaisirs. La première partie se présente a priori comme la plus descriptive, en posant l’image inattendue d’un Melville sybarite, chantre du corps jouissant, ce qui aboutit à la création de mondes fictifs originaux dotés de leurs propres effets de sens. Il est ici question des « matières à plaisir » et, plus précisément, de l’alimentation et des repas, nourriture réellement ingérée par les personnages ou banquets métaphoriques. L’univers dans lequel se déroulent les fictions de Melville apparaît ainsi comme un « monde-table » où tout semble aspirer au statut de mets, d’où l’élaboration d’une « ontologie alimentaire » [47], d’une « poétique culinaire » [48]. Dans ce vaste festin qu’est la vie, il faut manger ou être mangé. Femmes-fruits ou hommes-jambons, les personnages acquièrent les caractéristiques des aliments et pratiquent un joyeux cannibalisme universel. Typee se focalise plus particulièrement sur l’anthropophagie, menace à la fois niée et réactivée par toutes sortes de sous-entendus. La hantise de la mort s’y cache sous les plaisirs de la table ; rongé par le soupçon, « le sujet s’interdit de jouir et il jouit de s’interdire » [105]. Dans Mardi, le mot « matter » est utilisé dans son double sens anglais, désignant à la fois ces matières que l’on consomme et le sujet du discours, en un cycle allant de la nourriture à la parole pour revenir à la nourriture : il y a ingestion, digestion et production de discours. La deuxième partie aborde la sémiotique, l’épistémologie et l’esthétique des plaisirs melvilliens, ceux-ci étant en fait un moyen de percevoir et de connaître le monde, connaissance pourtant illusoire. Joie de l’erreur ou souffrance de la vérité, c’est avant tout la recherche qui est source de plaisir, quand bien même la substance des choses resterait inaccessible. Dans l’impossibilité d’une expression adéquate de l’objet connu, il y aurait encore jeu, donc jouissance. S’il y a plaisir de la construction, il n’y en a pas moins jouissance de la déconstruction. Dans le vin est la vérité, selon le proverbe : boire c’est croire, ce qui se traduit par la double figure du « fou qui dit vrai » ou de celui qui s’enivre de discours et goûte la jouissance du faux. La connaissance est le résultat d’un processus comparable à celui par lequel l’homme s’alimente : il faut d’abord penser, puis digérer pour enfin connaître, dans le cadre d’une esthétique gustative. Face au livre-aliment, le lecteur goûte le sublime plaisir de la difficulté du texte, la jouissance de la perturbation des codes. La troisième partie fait se rejoindre éthique et diététique des plaisirs, autrement dit elle porte sur les « mises en formes éthiques par lesquelles des sujets fictifs règlent leurs rapports à la vie et au plaisir, et élaborent ainsi des régimes » [257]. C’est ici qu’Édouard Marsoin développe la figure de l’antipéristase, renforcement d’une chose par son contraire, selon la règle du contraste dynamique. La tension entre terreur et joie renforce le plaisir, les deux éléments se nourrissant mutuellement ; le fait même de la mort accroît la valeur du plaisir savouré par les mortels. Face à cet ingrédient inéluctable de la condition humaine, le sage répond par le rire, par un certain humour tragique en guise de catharsis. Moby Dick est un roman à la fois comique et tragique, parce que « La vie en antipéristase est à la fois digérée (par Ismaël-personnage) et représentée (par Ismaël-narrateur) grâce au mode énonciateur de l’humour » [305]. Le héros éponyme de Pierre passe, lui, de la joie à la peine pour finir par la joie tragique. Le livre se penche alors sur quatre personnages d’ascètes, qui imposent un régime à leur corps et à leur âme : Achab, Pierre, Bartleby et Benjamin Franklin dans Israel Potter, adeptes d’une souffrance orientée vers une fin, d’une stricte régulation des plaisirs en vue d’une jouissance reconfigurée. La dernière partie évoque les aspects sociaux, politiques et économiques des plaisirs chez Melville, ces mécanismes collectifs qui déterminent les conditions de possibilité du plaisir. Il y a bien sûr les plaisirs de l’amitié, amitié entre hommes exclusivement, conçue comme un refuge loin des contraintes du mariage : les bachelor’s halls sont des espaces de résistance masculine aux tentatives féminines de régulation des plaisirs. Dans ces hétérotopies homosociales que sont aussi les navires, Philia en vient à ressembler à Eros, mais la contiguïté des corps reste vertueuse, bien que suspecte pour les codes sociaux victoriens. Si Billy Budd face à Vere et Claggart retrouve la position de l’éromène face aux érastes, il n’en marque pas moins la disparition de la pédérastie antique au profit de l’homosexualité moderne. Sur le plan politique, le contrôle des plaisirs consiste à permettre le désordre pour mieux renforcer l’ordre ; sur le plan économique, la valeur-douleur du travail est une notion introduite par l’impérialisme occidental dans des contrées où l’indolence n’avait jamais été perçue comme un vice et où le travail pouvait prendre l’aspect du plaisir. En conclusion, Édouard Marsoin considère l’archipel formé par les différentes fictions de Melville comme « un grand récit qui interroge, inquiète ou célèbre la possibilité du plaisir et des plaisirs, sous tous les angles » [545-546] et sous des formes pleines « de complexité, de retournements inattendus et potentiellement contradictoires, via leur confrontation à la souffrance » [549], en dialogue avec divers contextes et intertextes. Une remarque sur l’éditeur de cet ouvrage. Les Presses Universitaires de Paris Sorbonne, PUPS, viennent de se rebaptiser Sorbonne Université Presses, ce qui ressemble furieusement, sur le plan grammatical, à du franglais. La chose est d’autant plus curieuse que le contenu de l’ouvrage est, lui, résolument francophone : les noms des personnages sont traduits (« Vareuse-Blanche » pour WhiteJacket) ou francisés (« Quiqueg » pour Queequeg), les citations sont données en français en indiquant ici et là la version originale de tel mot ou telle expression. Quelques coquilles à signaler, qui restent rares sur un volume de près de 600 pages : « un sentiment tragique puérile » [14], « rapports galants à l’occidental » [106], ainsi que sur le nom de Benito Cereno, devenu « Beneto » [408] et Dimmesdale de The Scarlet Letter, transformé en « DimmeRsdale » [336].
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