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Variation, invariant et plasticité langagière

 

Textes réunis par Isabelle Gaudy-Campbell et Yvon Keromnes

 

Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, n° 957

Série Recherches en linguistique, n° XXXI

Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 2016

Broché. 202 pages. ISBN 978-2848675558. 15 €

 

Recension de Maryvonne Boisseau

Université de Strasbourg

 

 

 

Il est difficile d’échapper en sciences cognitives et, a fortiori, en sciences du langage à la question difficile de la variation qui ne se conçoit guère sans convoquer les notions complémentaires de variabilité et d’invariant. Les linguistes s’accordent généralement sur une délimitation du champ en trois grands domaines : i) celui de la variation inter-langue car, si la fonction cognitive de communication est semblable pour toute l’espèce, les langues l’actualisent diversement; ii) celui de la variation historique, géographique et sociologique ; iii) celui de la variation interne au système linguistique. C’est précisément dans cette troisième dimension, moins souvent explorée, selon les auteurs (voir avant-propos, p. 9), que s’inscrit ce volume dirigé par Isabelle Gaudy-Campbell et Yvon Keromnes.

L’ouvrage compte onze articles (tous en français) répartis en quatre sections suivies des résumés en anglais. Son avant-propos, signé des deux auteurs de l’ouvrage, le situe dans la continuité thématique d’un premier recueil publié un an auparavant et dirigé par Daniel Lebaud et Catherine Paulin (Variation, ajustement, interprétation. Presses Universitaires de Franche-Comté, 2015)(1), en ciblant néanmoins plus spécifiquement la variation en tant que phénomène inhérent à l’activité langagière. Le développement des linguistiques cognitive, énonciative et fonctionnaliste a favorisé l’investigation de ces phénomènes intra-systémiques et elles constituent, d’une manière plus ou moins rigoureuse, l’arrière-plan théorique des contributions présentées dans le recueil. Pour la plupart, les articles sont des études de cas qui invitent à penser que la variation ne relève pas d’un choix entre une forme standard, ou normée, et une forme qui serait déviante, mais qu’au contraire, elle survient lorsque certaines conditions énonciatives sont réunies. C’est donc l’usage de la langue qui prime. L’analyse de chaque fait de langue cherche alors à mettre en lumière les modalités qui favorisent l’apparition de la variation dans le discours. L’organisation de l’ouvrage manifeste ainsi une progression dans la vérification de l’hypothèse qui, nous semble-t-il, le sous-tend implicitement, à savoir l’idée que de la variation naît l’invariant, ou plutôt que la variante finit par se fixer et prendre des valeurs qui lui sont propres jusqu’à lui conférer un statut d’opérateur ou de marqueur d’opérations.

 

I. Variation, usage et types de textes

Encore faut-il circonscrire l’usage, le type de textes, et les différents facteurs déclencheurs de la variation. Les trois articles qui constituent la première partie s’y attachent en examinant les facteurs diachroniques, synchroniques, contextuels et situationnels déclencheurs des cas de variation étudiés sur la base d’oppositions constatées entre un usage courant et un usage plus restreint.

Marc Fryd (« Étude de la variation dans le lexique toponymique anglais : Le cas de la métathèse dans l’élément -THORP »), prenant comme point de départ un désaccord de prononciation sur l’élément -thorp du toponyme Althorp, siège de la famille Spencer au Royaume Uni, propose une analyse de la variation métathétique constatée (/ Vr /-/ rV /) et en démontre la valeur exemplaire « à la croisée de perspectives historiques, politiques, géographiques, philologiques et sociolinguistiques » [21]. À la lumière de l’histoire de cette métathèse, Fryd prouve deux choses :

-que les variations sont inscrites dans l’histoire des mots même si, d’un point de vue diachronique et sur la base de travaux antérieurs, on ne peut qu’avancer des explications prudentes sur la réalité des changements qui s’opèrent, le plus souvent par vagues successives et/ou par mouvements de balancier. Puis, d’un point de vue synchronique, entre une « prononciation restreinte à un cercle d’initiés » [34] (en l’occurrence le cas de Althorp) et « la « force nivelante des contraintes grapho-phonématiques » (id.), tel changement va manifester une tendance à l’homogénéisation de la langue, quand le refus de ce même changement (en l’occurrence par le comte Spencer lui-même) peut être interprété comme une volonté de légitimation historique, gage d’appartenance sociale, et une résistance à une perte d’identité ;

-que la variation « est une propriété structurelle du langage, et constitue, en cela, un invariant de celui-ci » [35].

Le second article, d’Héloïse Lechevallier-Parent (« Variation déterminative et structuration informationnelle dans les textes génériques »), étudie la variation déterminative des syntagmes nominaux dans le cas où un SN défini singulier est repris par un SN indéfini pluriel dans un texte générique. On pose ici le problème de la variation comme résultant d’un choix énonciatif possible dans un certain type de textes à dominante générique. L’analyse des opérations impliquées dans la détermination des SN en question conduit Lechevallier-Parent à suggérer que la variation pourrait être un marqueur de genre : « Le choix privilégié qui est fait d’une reprise à l’indéfini pluriel permet de différencier le fonctionnement discursif des textes génériques de celui des textes non génériques » [43]. De façon générale, les analyses d’exemples (inspiration culiolienne) sont interprétées à la lumière de l’hypothèse que l’articulation des SN pluriels et singuliers (pour dénoter un référent générique déjà introduit, et thème discursif) « participe de la double opération d’extraction et de singularisation du référent sur laquelle s’appuie la progression thématique et informative du texte générique » [50], tandis que la « mention nominale définie […] est davantage liée à l’élaboration d’un pré-temps opératif […] dans la représentation mentale du référent, liée à sa nature […] » (id.) L’article, sans aucun doute foisonnant, n’emporte cependant pas complètement l’adhésion du lecteur en raison d’une indécision théorique. En défendant l’idée d’un « avant » ou « pré-temps opératif » (psychomécanique du langage de Gustave Guillaume), l’auteur risque sans doute une contradiction avec des analyses qui s’appuient sur les opérations de construction de l’énoncé en situation (Théorie des Opérations Prédicatives et Énonciatives d’Antoine Culioli). Il n’en reste pas moins que l’alternance étudiée est un fait avéré dans les exemples proposés et peut, en effet, être considérée sous l’angle de la variation.

Dans le dernier article de cette première partie consacrée aux déclencheurs de variation que sont les usages et types de textes, Denis Apothéloz et Bernard Combettes (« La variation plus-que-parfait ~ passé simple dans les analepses narratives ») cherchent à expliquer pourquoi dans des textes narratifs, on rencontre des emplois inopinés du passé simple (PS) là où l’on attendrait un plus-que-parfait (PQP). Après avoir rappelé les valeurs de base du PQP (processif et résultatif), les auteurs portent leur attention sur trois phases du phénomène : lorsque, à l’intérieur du récit analeptique, le PS prend le relai du PQP ; celle où, toujours dans le récit analeptique, après un « ilôt de PS » [56] le PQP reprend ses droits ; celle enfin où se fait le retour au récit principal. Leur étude porte sur des textes de fiction des XIXe et XXe siècles. L’analyse de toute une série d’exemples amène les auteurs à observer que la variation ne se produit pas brutalement. La transition PQP > PS dans le récit analeptique (récit secondaire) peut être atténuée par un passage par l’imparfait, ou par une subordonnée temporelle utilisant un PQP résultatif. La construction d’une « zone intermédiaire » s’avère donc nécessaire, mais on assiste alors « à un brouillage de la temporalité » [59]. Selon les auteurs, la question de la transition et de l’enchaînement de niveaux temporels différents dépend en grande partie du type de textes (récit historique, fiction, autobiographie) qui se prêtent plus ou moins facilement à l’alternance de séquences temporelles, voire ne la considèrent pas comme pertinente. Les auteurs concluent sur la grande hétérogénéité des facteurs impliqués dans l’apparition de la variation. Ils suggèrent néanmoins de distinguer entre des facteurs associés à un choix « positif » (sélection d’une forme verbale en vertu de ses rendements) et ceux associés à un choix « négatif » (élimination d’une forme concurrente dont l’utilisation présenterait un inconvénient). Dans le cas de la variation étudiée (le passage dans une analepse du PQP au PS), le choix négatif semble l’emporter en raison d’inconvénients propres au PQP. Aux yeux des auteurs, des observations linguistiques telles que celles qu’ils ont présentées constituent un préalable à toute étude sociolinguistique ou diachronique de la variation.

 

II. Variation et contexte de production de la parole

Dans la seconde partie, c’est le contexte de production de la parole, socio-professionnel ou politique, qui est considéré comme déclencheur de la variation. Elle se manifeste soit par des modifications d’ordre sémantique portant sur tel mot en particulier (premier article), soit globalement au niveau inter- et intradiscursif par des reformulations qui font progresser l’argumentation (deuxième article) ou, sur le plan phonétique, par des pauses dont la nature fait varier la portée sémantique du discours dans lequel elles interviennent (troisième article).

Mathias Tauveron (« Une forme d’hétérogénéité des usages : La variation sociale du sens du nom événement ») choisit d’étudier les variations du sens lexical du nom commun événement. Son usage, tributaire des systèmes sémiotiques dans lesquels il est utilisé, principalement la langue de la presse et celle de l’économie du sport (cette dernière beaucoup moins développée dans l’article que la langue de la presse), présente un cas intéressant de « variation sociale ». Fondée sur l’interrogation d’un corpus multi-genre collecté à cette fin, Tauveron analyse quelques occurrences atypiques du mot événement pris dans des « combinatoires lexicales » non répertoriées dans les dictionnaires [71] telles que consommation d’événement, production d’événements, lecture d’un événement. Ces termes sont à mettre en relation directe avec des « pratiques sociales » (Rastier, 2001) et, dans le corpus collecté pour le discours journalistique – manuels d’enseignement supérieur, mémoires d’étudiants, articles de presse –, les occurrences, mêmes différentes, manifestent « un contenu cognitif sous-jacent » [79] que Tauveron rapproche du concept culiolien de « notion ». La variation sémantique n’est donc qu’un effet de la plasticité du langage qui permet l’actualisation singulière d’une notion dans un contexte social donné. Elle dépend du discours dans lequel elle se trouve sans pour autant remettre en cause « l’unicité du sens en langue » [81]. In fine, elle fait apparaître « la relation d’interprétance » entre langue et société telle que Benveniste la définit (PLG 2, 1974).

Dans un autre registre, Christelle Rouet-Delarue (« La reformulation : Une invariance structurelle? ») démontre, elle aussi, que tout ajustement énonciatif peut être étudié comme un cas de variation. À partir d’un corpus homogène constitué du relevé exhaustif des délibérations en conseils municipaux de la ville de Bordeaux sur le Grand Théâtre pendant la période de reconstruction (1945-1954), l’auteur propose une approche originale de la reformulation comme variation. Elle en pose la condition de la façon suivante : « Reposant sur l’articulation de la reprise d’un déjà-dit avec sa reformulation, un espace commun aux deux énoncés (formulé et reformulant) est nécessaire pour que la relation établie soit celle de la reformulation ; or, travailler cet espace commun et chercher à identifier l’ invariance dans le phénomène conduit à tenter, en négatif, de cerner et de préciser la variation qu’elle rend possible » [85]. Dans ce contexte de dialogue, trois facteurs vont jouer un rôle important dans l’unification de la reformulation, qu’elle soit « auto-formulée » ou « hétéro-formulée » : la conservation du moule syntaxique et du patron lexical (conservation d’une sorte de patron argumentatif et logique), la relation de causalité (reformulations enchâssées), la mise en situation dialoguée (signalée par le marqueur « autrement dit »). La reformulation est donc une variation structurée qui s’appuie sur un « exo-squelette syntaxique ou causal qui permet au locuteur de faire l’économie d’une réelle équivalence sémantique » [97], conclut l’auteur, écartant alors idée d’un invariant sémantique.

Frédéric André, Marion Béchet et al. (« De la variation des paramètres rythmiques relative à l’exercice de la communication : Les pauses dans la parole du politique ») comparent, dans cet article au titre explicite, deux prestations orales de François Hollande portant sur les mêmes thèmes ; l’une lors des primaires de la gauche en 2011 (débat de FH face à Martine Aubry), l’autre lors du fameux discours pré-electoral du Bourget (22 janvier 2012). Les six auteurs de l’article vérifient que les pauses à l’oral sont corrélées avec les aspects sémantiques du discours et que, de ce fait, elles engendrent des variations du message linguistique. Les auteurs reprennent les distinctions établies par d’autres chercheurs dans des travaux antérieurs : d’une part pause vide vs pause pleine, d’autre part pause de démarcation syntaxique, de focalisation et d’hésitation. Ils s’attachent alors à l’organisation prosodique de la parole de François Hollande et observent que l’orateur modifie le rythme de sa parole selon la situation de communication dans laquelle il se trouve. Les pauses, dans leur diversité, sont les indices de cet ajustement du locuteur aux situations dans lesquelles ces discours sont proférés, respectivement un débat (et donc une situation interlocutive) et une allocution publique. Les caractéristiques prosodiques observées au moyen d’une analyse essentiellement descriptive et quantitative (utilisation du logiciel PRAAT, bien connu des phonéticiens) sont : le débit, les pauses elles-mêmes (nombre de pauses pleines et de pauses vides, ratio temps de pause / temps de phonation, types de pauses et durée moyenne de chaque type). Ces traits précis révèlent les variations entre les deux types de discours qui, compte tenu de leur finalité immédiate, mettent en œuvre des stratégies oratoires différenciées. Les constats établis par les auteurs ne surprendront sans doute pas le lecteur un tant soit peu attentif à la qualité d’une voix, d’une parole ou d’une prosodie.

 

III. Variation et plasticité du langage

La troisième partie de l’ouvrage, tout en inscrivant la variation au cœur de l’activité langagière, s’écarte de la recherche des éléments déclencheurs de la variation pour retravailler l’idée de la variation mesurée à l’aune d’un usage dit standard, idiosyncratique ou idiomatique. Les auteurs des trois articles qui la constituent mettent en avant, d’une manière ou d’une autre, la plasticité du langage et tentent d’en prendre la mesure à partir de l’examen d’occurrences collectées dans des corpus essentiellement oraux.

Le premier de ces articles (« Normativité et variation : Les différences entre les anglais standard et non standard ») de Patrice Larroque, présente d’abord le concept de variation par rapport à celui de normativité, entendue comme renvoi à une norme, ce qui entraîne d’un côté l’idée de « prescriptivisme » et de l’autre celle de conformité à un usage majoritaire de locuteurs natifs. Larroque oppose ensuite le changement linguistique étudié dans son contexte social à la variation d’un individu à un autre, « indépendamment des groupes sociaux auxquels appartiennent les énonciateurs » [116] pour défendre l’idée que c’est bien « dans l’acte d’utilisation avec ses risques de déviance que se manifeste la langue non standard » (id.) Un exposé théorique général sur la norme et la variation et sur la persistance d’une référence à une norme pour juger de l’acceptabilité ou grammaticalité d’un énoncé, la norme étant elle-même partagée entre grammaticalité et acceptabilité, amène le lecteur à comprendre que le propos essentiel de l’article concerne les variétés de langue anglaise au sein d’un même système dans lequel normativité et variation cohabitent. Les exemples d’irrégularités analysés montrent que ces variétés s’inscrivent dans un continuum (du « standard » au « non standard ») sans que se dessinent de frontières étanches d’une variété à l’autre. Ces variétés de langue évoluent au gré de l’usage qui fixe ou non les irrégularités, en fonction de la résistance du système au changement de la norme.

Un cas très particulier de variation, l’alternance codique, est étudié dans l’article suivant, (« Normes, idiosyncrasies et exceptions dans la conversation bilingue : Variation et invariant ») de Charles Brasart. Ce dernier tente de répondre à la question de savoir ce qui détermine les changements de langue dans un contexte de bilinguisme. Avant de procéder à l’analyse des corpus sous-étude (l’un anglais-français, l’autre allemand-anglais), l’auteur précise i) que l’alternance codique est la norme linguistique du groupe bilingue ; ii) qu’elle est déviance parce qu’elle s’écarte de la norme monolingue ; iii) qu’elle n’existe que dans la pratique. Les premiers résultats statistiques montrent que l’alternance intervient dans les deux corpus avec la même fréquence alors qu’ils ne sont pas quantitativement équivalents. L’auteur note également que l’alternance inter-phrastique (introduction d’un segment de l’autre langue entre deux phrases) est également fréquente dans les deux corpus. Il observe enfin une prépondérance des noms et des segments pré-construits dans les énoncés bilingues. S’agissant des fonctions de l’alternance, elles sont similaires dans les deux corpus et relèvent de la focalisation et de la saillance conférée à l’élément important de la prise de parole. Quant aux différences, elles portent sur l’usage des conjonctions d’une langue dans des phrases de l’autre pour le corpus allemand-anglais et une sur-représentation des verbes dans le corpus anglais-français due à la nature du corpus (langue du théâtre). Lorsque les substantifs et les verbes viennent combler une lacune lexicale de l’autre langue, les causes de l’alternance ne sont cependant pas seulement lexicales mais sont à mettre au compte de l’expressivité recherchée. Les observations et analyses confirment l’hypothèse de travail de l’auteur : « il existe bel et bien des invariants dans l’alternance codique ». Il s’agit d’un cas de variation délibérée, résultat de la « volonté organisatrice » d’un énonciateur « metteur en scène de sa parole » [149], possible parce qu’il n’y a pas de correspondance terme à terme entre signifiants et signifiés.

Gunther Schmale (« Forme de base, variation, modification – expressions idiomatiques en contexte conversationnel ») s’intéresse, pour l’allemand, aux expressions idiomatiques traditionnellement classées par la recherche en phraséologie en trois catégories : la forme de base, sa variation usuelle et sa modification occasionnelle. Il s’agit pour l’auteur de « constater l’existence de différentes formes rencontrées pour une seule et même expression idiomatique et de vérifier, dans trois dictionnaires différents si elles y ont été lemmatisées » [151] dans le but de justifier ou non la classification établie. Pour ce faire l’auteur utilise quatre corpus de conversations authentiques. Les formes d’EI modifiées sont systématiquement comparées à l’entrée de la forme de base dans les trois dictionnaires phraséologiques d’allemand de référence. Puis certaines modifications de variations usuelles opérées par les journalistes et les publicitaires sont examinées avant de présenter les résultats de la recherche sur corpus dans la troisième partie de l’article. On retiendra que rares sont les expressions idiomatiques utilisées sous leur forme répertoriée dans les dictionnaires. La plupart subissent des variations ou des modifications que l’on peut expliquer par le contexte d’utilisation sans que cela porte préjudice à l’inter-compréhension. Ces modifications témoignent donc de l’activité langagière créative des locuteurs.

 

IV. Variation et invariant

On voit se profiler plus nettement, dans la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, le problème de l’invariant. En effet, les deux dernières contributions, plus explicitement axées autour de certaines « déformations » phonétiques de marqueurs de relations à l’oral (auxiliaires et prépositions) orientent la réponse à cette question de l’invariant vers l’idée que la variation est l’opération de construction même de l’invariant du fait d’une mise en système des formes déviantes ou réduites, ces formes variantes non standard se révélant, quel que soit le phénomène étudié, prises dans un processus de grammaticalisation, ce qui en fait des marqueurs privilégiés d’évolution d’une langue.

Suivant l’orientation générale du volume, Isabelle Gaudy-Campbell, (« De la variation à la valeur invariante : Le cas de la dimension opératoire de AIN’T »), choisit de se pencher sur la variation en tant que phénomène linguistique interne et inhérent au sytème lui-même. Poursuivant sa recherche sur la forme déviante ain’t, l’auteur inscrit le phénomène « dans une mise en perspective de la notion de variation et d’invariant » et émet l’hypothèse d’un « fonctionnement invariant » [170] de cette forme déviante. Allant plus loin, elle suggère que son « fonctionnement […] l’autonomise des marqueurs dont il est la variation afin de devenir un opérateur à part entière » (id.) Elle rappelle les principales fonctions de cet auxiliaire de substitution, entre autres qu’il peut être la variation de did, didn’t, be, have ; qu’il est porteur de toute assertion négative du fait de sa forme (ain’t est un « multi-auxiliaire » négatif) ; que sa relation au pronom de première personne I est figée ; et qu’il est indifférent aux temps et aux personnes. Le fonctionnement de la forme ain’t s’étudie au niveau prédicatif (se comporte comme les autres auxiliaires, outil polyvalent de ré-élaboration) ; il intègre un système et devient un (méta-) opérateur invariant contribuant à l’agencement de l’énoncé oral pour se figer dans ces emplois de reprise (« tag ») avec une réalisation intonative constante (contour descendant), bloquant ainsi toute interaction avec un co-locuteur. En conclusion, Gaudy-Campbell souligne le caractère invariant que la forme a acquis du seul fait de la polyvalence de la variation qu’elle marque tant à l’oral qu’à l’écrit : « De façon invariante, il vient coder une hiérarchie discursive entre les niveaux de l’énoncé » [179].

Dans le même champ de langue orale spontanée, Ruth Huart, également fidèle à ses propres thèmes de recherche, défend prudemment l’idée d’une tendance à la construction d’un invariant par le biais de la variation elle-même. Sa contribution (« À la recherche d’une valeur invariante de la réduction : I kinda wanna think there coulda been one ») s’intéresse « au phénomène de réduction en tant que révélateur d’opérations linguistiques » [184]. Huart situe son propos en rappelant ce qu’elle a déjà pu démontrer dans des études antérieures : « non seulement [que] la désaccentuation ou l’inaccentuation révèlent quelque chose sur la construction des relations, mais [que] la réduction d’une forme grammaticale inaccentuée est parfois bloquée malgré un contexte phonétique favorable. [185] ». Elle élargit la notion de « marqueur d’opérations » (TOPE d’A. Culioli) en y incluant des éléments segmentaux et supra-segmentaux et considère le phénomène de réduction en tant que « révélateur d’opérations linguistiques ». Les études de cas proposées pour les marqueurs TO et OF font état de tendances selon lesquelles l’alternance (régulière ou non) entre la réalisation de la forme pleine et de la forme inaccentuée, observée à l’oreille, n’est pas due au hasard : des régularités sont constatées qui amènent à se poser la question d’une « valeur invariante de la réduction de la syllabe finale clitique de formes a priori distinctes » [186]. On ne peut cependant manquer de remarquer que le schwa demeure un segment indéfinissable. Huart suggère alors de sortir de la syntaxe traditionnelle pour, en faisant confiance à ce que l’oreille perçoit, proposer une évolution vers une grammaticalisation du marqueur. Sans tirer de conclusions définitives, l’auteur met en lumière une certaine récurrence des conditions qui orientent l’énonciation de l’une ou l’autre variante et valide ainsi l’idée d’une extension de la valeur du suffixe [ə] qui neutralise l’interprétation d’origine. Lorsque cela se produit, « un nouveau marqueur est forgé » [191].

 

Conclusion

La notion de variation est sous-tendue par l’idée de changement, que celui-ci soit spontané ou délibéré, recherché ou improvisé. La forme de base d’une structure, configuration particulière ou d’un vocable, reste reconnaissable et la variation, inhérente à l’activité langagière quelles que soient les circonstances qui la favorisent, se mesure ainsi, dans un contexte donné, à l’écart induit par la modification opérée, toute modification ponctuelle étant une variation potentielle. Et même si dans ce volume l’accent est clairement mis sur le fonctionnement linguistique des formes « déviantes », on s’aperçoit à la lecture qu’on ne peut totalement faire abstraction des deux autres domaines, la variation inter-langue et l’hétérogénéité socio-culturelle des usages au sein d’une même langue. On peut considérer, comme le font Apothéloz et Combettes, que l’analyse du fonctionnement linguistique et discursif de la variation est un préalable à toute autre considération. Il n’en reste pas moins que des considérations exogènes, historiques, géographiques, sociales, s’invitent plus ou moins explicitement, et inévitablement, dans le raisonnement. En dépit de cela, cet ouvrage, qui émane comme le précédent de travaux menés dans le cadre d’un réseau de linguistes du Grand Est, s’avère être, du fait d’une orientation maintenue au fil des articles et de la diversité des situations observées, un compagnon nécessaire au précédent recueil (2015).

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(1) Voir recension de ce premier recueil, par Dominique Boulonnais, dans Cercles, 2016.

 

Références

Benveniste, Émile. Problèmes de linguistique générale 1. Paris : Gallimard, 1966.

Benveniste, Émile. Problèmes de linguistique générale 2. Paris : Gallimard, 1974.

Culioli, Antoine. Pour une linguistique de l’énonciation, tome 3. Paris : Ophrys, 1991.

Gadet, Françoise. « Niveaux de langue et variation intrinsèque ». Palimpsestes 10. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1996 : 17-40.

Laks, Bernard, « Langage et cognition : Invariants et variabilité ». Cognito 17 (2000) : 1-4.

Lebaud, Daniel & Paulin, Catherine (dir.), Variation, ajustement, interprétation. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 2015.

Rastier, François. Arts et sciences du texte. Paris : PUF, 2001.

 

 

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