Du jeu dans la langue Traduire le jeu de mots
Sous la direction de Frédérique Brisset, Audrey Coussy, Ronald Jenn et Julie Loison-Charles
Collection Traductologie Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2019 Broché. 324 pages. ISBN 978-2757424612. 25 €
Recension de Corinne Wecksteen-Quinio Université d’Artois (Arras)
L’ouvrage ici recensé est un volume conséquent de 324 pages, consacré à la traduction du jeu de mots, ainsi que l’indique son sous-titre. Une présentation ouvre le recueil pour en présenter l’enjeu, qui est de « faire un point d’étape » [10] sur le problème épineux que constitue la traduction des jeux de mots(1), ceux-ci étant réputés intraduisibles mais s’avérant pourtant souvent traduits. Cette présentation est suivie de 18 contributions, dont 13 sont rédigées en français et 5 en anglais. La première (« Jeux de mots, humour et traduction », par Jean-Marc Moura) fait office d’introduction et de cadrage général : l’auteur resitue l’évolution récente des études portant sur l’humour et sur la traduction, en insistant sur l’importance sociale du jeu de mots, dont les spécificités culturelles et formelles constituent un obstacle pour le traducteur, et en faisant la distinction entre comique, satire et humour. La dernière, en anglais, (« The Study of Wordplay Translation: Some Insights, Questions and Challenges »), signée de Thorsten Schröter, sert de « conclusion à la fois rétro- et pro-spective » [16], tout en procédant à une mise en per-spective (!) terminologique/conceptuelle, théorique, éthique et épistémologique, tandis que les 16 autres sont regroupées en fonction des aspects étudiés et selon la structuration adoptée pour le volume(2). Ainsi, les six premiers chapitres, qui constituent une première partie de 96 pages, sont consacrés au « jeu de mot, figure de style » et se penchent sur la phase herméneutique de la traduction, avec l’identification des procédés linguistiques et stylistiques à l’œuvre dans les jeux de mots. Dans « Les jeux de mots dans la littérature pour la jeunesse : Typologie des procédés de (ré)création lexicale et stratégies de traduction des créations ex nihilo », Cécile Poix prend comme corpus la littérature de jeunesse, qui constitue un « terrain de jeu » [49] propice à l’utilisation de jeux de mots et d’innovations lexicales. Une des caractéristiques des néologismes ludiques dans la littérature de jeunesse est qu’ils ont un « caractère éphémère » [36], lié à leur contexte textuel propre, ce qui en fait des « occasionnalismes » [36]. La présence d’illustrations, explications contextuelles et co-textuelles, constitue cependant une aide à l’interprétation de certains occasionnalismes qui pourraient sembler opaques. L’auteure présente une taxinomie des jeux de mots fondée sur la typologie des procédés de création lexicale de l’anglais proposée par Jean Tournier (1985 [2007]), avant de se pencher sur la classification des stratégies de traduction (même procédé ou procédé différent), variées et combinables, selon les différents types de néologies relevées (sémantique, morphologique, morphosémantique [45-47]). Assez curieusement, me semble-t-il, l’auteure poursuit et termine par la fonction des jeux de mots, « indispensable à retranscrire en traduction » [50], alors que l’on aurait pu s’attendre à voir apparaître cette partie juste après la typologie des jeux de mots et non après la typologie de leur traduction, dont on peut penser qu’elle est censée tenir compte de ladite fonction. Ceci aurait peut-être permis d’éclairer certains choix effectués par le traducteur. Par ailleurs, il est dommage que certaines incohérences entre les commentaires d’exemples figurant dans le corps du texte et leur numérotation aient pour effet de parasiter quelque peu la lecture [46-47 ; 48-49]. Le deuxième chapitre, intitulé « Le jeu des quatre réversibilités ‒ traduire les acronymes dans les romans de Thomas Pynchon », voit Nicolas Froeliger se pencher sur la présence particulièrement prégnante des acronymes dans les trois derniers romans de l’auteur américain, en insistant sur le fait qu’il n’y a pas de « réversibilité » entre l’acronyme / le sigle et sa forme développée sur le plan intralinguistique, étant donné que la relation entre les deux est brouillée par l’ambiguïté et la polysémie. Ceci complique évidemment le choix à opérer sur le plan interlinguistique et sape d’emblée toute équivalence que la traduction pourrait proposer pour rendre cet élément qui participe de la poétique de Pynchon, dans une dialectique entre stabilité et « fluidité porteuse d’ambiguïté » [57]. Froeliger insiste sur la difficulté à repérer et à interpréter ces acronymes et propose une typologie de traduction qui repose sur l’élément pris comme point de départ de la reformulation interlinguistique (acronyme et/ou forme développée), en montrant les recompositions, explicitations et aménagements (plus ou moins conséquents) apportés par les traducteurs ainsi que leur créativité pour préserver, si tant est que cela soit possible, voire nécessaire, un effet comique qui doit se j(a)uger à l’aune de l’œuvre tout entière. Ce chapitre montre qu’il n’existe pas de solution miracle pour rendre compte des jeux sur les acronymes, « tant il faut se débrouiller à chaque fois intuitivement » [59] selon Nicolas Richard, traducteur de Pynchon, et si cette contribution pointe du doigt les limites auxquelles se confronte le traducteur face à la virtuosité de l’auteur, elle n’en constitue pas moins, pour qui s’intéresse à la traduction des acronymes, un Fort Intéressant Travail (FIT) ! Dans « La traduction sous-titrée de l’anagramme au cinéma et à la télévision », Sabrina Baldo de Brébisson présente tout d’abord les genres dans lesquels figurent les anagrammes (auditives / visuelles / audiovisuelles) de son corpus (composé de 11 références audiovisuelles pour 60 anagrammes), ainsi que les fonctions assumées par ces jeux sur/avec les mots, qui n’ont pas de fonction comique mais représentent un élément souvent ésotérique, participatif d’un certain suspense. Viennent ensuite les neuf stratégies de traduction relevées dans le corpus, qui vont du report pur et simple à l’anagramme libre et dépendent de l’interaction avec l’image, exemplifiée dans ce chapitre grâce à des captures d’écran illustrant le propos de façon fort opportune. L’auteure constate que le traducteur n’est que peu sollicité dans sa créativité car il doit souvent se résoudre au report de l’anagramme (étant donné la surreprésentation d’anagrammes correspondant à des noms propres), à la reprise de la traduction littéraire dans les cas (nombreux) de romans adaptés à l’écran ou bien aux solutions en demi-teinte qui l’obligent à un « sacrifice formel ou sémantique » [84]. La contribution en anglais de Samuel Trainor, « A Poor Ear for A Pun : Retranslating Hamlet and Paronomastic Fetishism », est un chapitre plus théorique s’appuyant sur les jeux de mots dans Hamlet, où l’auteur se démarque des approches réifiantes de la langue, caractérisées selon lui par une forme de « paronomastic fetishism », c’est-à-dire l’attirance inconsidérée dans les textes théoriques pour la paronomase et les (nœuds de) signifiants comme principe structurant. Il critique ensuite deux types d’analyse des jeux de mots shakespeariens en traductologie : l’analyse « paradigmatique », avec le modèle de Dirk Delabastita (beaucoup cité dans les autres contributions du volume), envisagé comme méthodologie structuraliste qui présente une taxinomie descriptive des « techniques » [91] de traduction accordant trop d’importance à ce fétichisme de la paronomase précédemment dénoncé et laissant de côté les aspects relatifs au rythme, à la prosodie ou au ton ; l’analyse « performative » (dans la lignée de la poétique d’un Henri Meschonnic ou d’un Antoine Vitez), qui met en avant la créativité du traducteur, dont le but est de mettre en scène le texte dans ses dimensions rythmiques, dramatiques, la traduction étant vue comme une représentation. Trainor présente ensuite sa propre théorie traductive « contrapuntique » et « aporétique »(3), pour laquelle on aurait d’ailleurs aimé plus d’exemples permettant d’illustrer le propos. Elle permettrait de dépasser ce fétichisme, de mieux tenir compte de la mélodie de l’original (comme dans les productions d’Yves Bonnefoy), par l’utilisation d’un effet stylistique différent dans la traduction, accompagné d’une interaction rythmique reposant sur la syncope : la relation entre le texte et sa traduction est ainsi envisagée différemment, il ne s’agit pas de reproduire les rythmes de l’original mais de les compléter, par un effet de polyphonie, dans un espace dialogique non clos mais ouvert aux possibles, qui permet à l’original et aux traductions précédentes, dans leur superposition mélodique, de poindre derrière le contrepoint. Avec « “Bien” ou “froid”, traduire le son ou le sens ? Étude de la traduction de calembours chinois dans la pièce Cha guan de Lao She », Florence Xiangyun Zhang s’attache à une étude de cas qui se penche sur les jeux de mots créés par les calembours phoniques, sémiques et graphiques dans une pièce de théâtre du dramaturge chinois Lao She. Le chinois parlé standard étant caractérisé par un grand nombre d’homophones qui s’actualisent ou non selon que la situation est comique ou pas, l’auteure note que le calembour proprement dit est souvent perdu dans la traduction française et les deux traductions anglaises examinées, les traducteurs essayant de « compenser par d’autres moyens » [113]. Avec « La pierre et la monture : traduire le jeu de mots et autres pièces de résistance », Fabrice Antoine propose un chapitre à visée didactique, qui invite les futurs traducteurs à accorder autant de temps et de soin à ce qui entoure le jeu de mots (la « monture ») qu’au jeu de mots lui-même (la « pierre »). En effet, la tendance à se focaliser sur le jeu de mots, qu’Antoine appelle le « syndrome de la pépite polarisante » [122], se fait souvent au détriment du co-texte, et les exemples utilisés montrent que cela nuit à l’authenticité de la traduction (des dialogues, en particulier) et produit un texte qui manque d’élégance. Les cinq chapitres suivants, qui forment une deuxième partie de 88 pages intitulée « Jeu de mots et jeu de scène », se concentrent sur les jeux de mots dans des contextes scéniques, ce qui doit permettre une mise à l’épreuve pragmatique des solutions trouvées par le traducteur, grâce à la prise en compte de la réception par le spectateur(4). Catherine Dumas se consacre à « La traduction des jeux de mots de la comedia espagnole en français ». Elle se focalise sur la création des jeux de langage divers, dont les jeux phonétiques reposant sur la paronomase et l’homonymie, en particulier dans la bouche du gracioso, valet bouffon des comedias du théâtre espagnol du Siècle d’Or (XVIIe siècle). L’auteure montre le contraste, sur le plan des objectifs et des procédés, entre adaptations anciennes et traductions plus modernes. Les premières permettent de voir qu’il n’y avait pas de contraintes sur « l’adaptateur » du XVIIe siècle, qui a souvent procédé à des occultations, en raison de la simplification du profil du gracioso [142] pour des raisons idéologiques et culturelles relatives à la transposition française et à la représentation codifiée du valet comique dans le théâtre français. Les secondes se veulent une entreprise de découverte du théâtre espagnol par le lecteur et tentent davantage de traduire les jeux verbaux, même si ce n’est pas par les mêmes moyens, ce qui peut conduire à des problèmes de compréhension pour le lecteur non hispanophone et à une perte de l’humour lorsqu’une fidélité trop grande aux sonorités de l’original est préservée. Toujours dans le domaine du théâtre espagnol du Siècle d’Or, Jorge Braga Riera propose une contribution en anglais complémentaire à la précédente et intitulée « Textual Comicality and Creativity in Drama Translation (Spanish-English) : A Diachronic Approach ». Il constate tout d’abord qu’au Royaume-Uni, malgré l’intérêt des chercheurs pour ce théâtre au cours des dernières décennies, il existe peu de traductions et de représentations de pièces espagnoles du XVIIe siècle, où l’humour est un motif récurrent, à côté de l’honneur et de l’amour. La traduction de cet humour au Royaume-Uni, à deux époques historiquement et culturellement distantes, la Restauration d’une part (1660-1700) et l’époque contemporaine d’autre part, constitue l’objet de ce chapitre, à partir de deux corpus comportant chacun cinq pièces espagnoles. L’auteur propose un classement des stratégies de traduction du jeu de mots (ce dernier reposant sur une composante linguistique mais aussi socio-culturelle) selon que l’on constate dans le texte d’arrivée une substitution, une omission ou une création de jeu de mots (« autonomous creation » [152])(5). Au XVIIe siècle, il s’avère que ce sont les créations autonomes, qui permettent de véhiculer de l’humour, et les omissions pures et simples qui prédominent. La période contemporaine, quant à elle, se caractérise par un grand nombre d’omissions, même si des stratégies de compensation sont parfois utilisées pour maintenir une certaine force comique, par des substitutions et peu de créations, ce qui garantit l’acceptabilité du texte dans un système théâtral différent de celui de l’Espagne. Dans « Jouer sur les mots et les noms : Les traductions françaises de The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde », Xavier Giudicelli prend pour objet le nom propre qui fonde le jeu de mots à multiples facettes (Earnest / Ernest) que représente le titre de la pièce de Wilde, publiée en 1895 (dont les références anglaises, étonnamment, ne figurent pas dans la bibliographie). L’humour de la pièce repose sur le « renversement des idées reçues et des vérités acquises » [170] et sur le « jeu entre sens figuré et sens littéral » [170]. Une étude sémantique des différentes traductions proposées pour ce titre entre 1911 et 2014 précède des considérations sur les « jeux d’échos intertextuels » [175], l’emploi récurrent de « c/Constant » en français renvoyant aux « comédies de boulevard », à Marivaux, au « genre théâtral du proverbe » [176]. Le chapitre se termine par l’examen de la traduction en français de l’expression « to call a spade a spade », figurant à l’acte II, pour poursuivre l’étude du rapport littéral / figuré. Le corpus est radicalement différent avec Audrey Canalès dans sa contribution intitulée « Jeux de mots et ressorts comiques : Les traductions française du Buffyverse ». Il s’agit ici d’une étude des adaptations françaises (VOST et VD) de Buffy the Vampire Slayer et en particulier du Buffyspeak, métalangage créatif de cette série américaine, composé d’un argot (Slayer Slang) mâtiné de références culturelles et de calembours. L’auteure présente d’abord ce qui, dans la VO, constitue les « caractéristiques des jeux de mots et des jeux sur les actes de paroles » [185] et leur fonction (manifestation de la révolte et du conflit de générations entre adolescents et adultes), en se reposant sur la typologie de Jacqueline Henry (2003). Elle utilise ensuite les théories philosophiques de l’humour (Kant et l’incongruité, Freud et l’humour défensif, Bergson et l’humour social) pour « expliquer les formes de l’humour à l’œuvre » [185]. Elle se concentre alors sur les cas d’omission des traits d’humour verbaux, de traduction plus ou moins libre et de créations ex nihilo, en faisant référence à la théorie générale de l’humour verbal de Salvatore Attardo (2003) pour évaluer les différences dans la composition des traits d’humour entre VO et versions françaises. Elle constate que la version doublée est une forme de domestication, la VOSTF l’étant un peu moins, en raison des contraintes de la TAV (Traduction Audio-Visuelle) et parce que les jeux de mots ne sont pas jugés indispensables à la compréhension globale. Cela dit, lorsqu’ils ne sont pas mis au service de l’argot, l’humour et la culture populaire ne sont pas pour autant laissés de côté dans les traductions françaises, les adaptateurs utilisant parfois la même référence culturelle lorsqu’elle est universelle ou remplaçant une référence typiquement américaine par une autre référence plus connue des spectateurs français. Étant donné que l’humour ne repose pas uniquement sur les aspects linguistiques, l’auteure conclut que les versions françaises parviennent souvent, au prix de certaines atténuations et transformations, à préserver les différentes fonctions de l’humour de la VO. Après le théâtre et la télévision, cette partie se conclut par le cinéma, avec le chapitre en anglais de Francisco Díaz-Pérez, dont le titre est « Translating Humorous Puns in Almodóvar’s Films : A Cognitive-Pragmatic Approach ». Après avoir présenté la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson (« Relevance Theory » [203]) et la façon dont elle pouvait s’appliquer à la traduction, l’auteur procède à une étude pragmatico-cognitive de la communication verbale, en examinant les solutions utilisées par les traducteurs pour faire passer l’humour langagier des films d’Almodóvar dans les sous-titres anglais des DVD(6). S’appuyant là encore sur la typologie des jeux de mots de Delabastita, il constate que la correspondance interlinguistique permet parfois une traduction littérale des jeux de mots (verticaux ou horizontaux), dont les effets cognitifs (l’humour ici) sont ainsi rendus. Dans d’autres cas, le traducteur devra décider entre restituer en partie le sémantisme du texte-source ou recréer un jeu de mots et les effets induits par l’original, quitte à s’écarter plus ou moins du contenu sémantique. Une autre solution peut consister à préserver le jeu de mots dans la langue de départ, à savoir l’espagnol, même si cela implique un effort de traitement plus important de la part du récepteur : c’est le cas en particulier lorsque le jeu de mots repose sur un nom propre ou un surnom. Enfin, le jeu de mots peut subir une omission pure et simple. La particularité des sous-titres est qu’ils s’inscrivent dans un contexte pluri-sémiotique, où l’interaction entre l’image et les dialogues revêt une importance particulière. Ainsi, dans le cas où l’aspect sémiotique d’un jeu de mots est présent à l’image, il convient alors de le restituer dans les sous-titres, afin de maintenir la cohésion texte-image, même si l’effet humoristique ne peut pas toujours être préservé pour le récepteur. À l’aide de graphiques et de statistiques, l’auteur montre que les effets humoristiques sont préservés dans environ 2/3 des cas et que la solution choisie (correspondance ou changement de jeux de mots, absence de jeu de mots ou omission, report tel quel) dépend du ressort (phonétique, polysémique, idiomatique) sur lequel repose le jeu de mots. La troisième et dernière partie, composée de cinq chapitres pour un total de 74 pages, a pour titre « Jeux de mots et jeux d’auteur : Une poétique » et se focalise sur les aspects spécifiquement stylistiques de la traduction des jeux de mots. Elsa Kammerer ouvre cette partie avec une contribution intitulée « “Que grand tu as !” Jeux de mots homonymiques et étymologies signifiantes dans le Gargantua de Rabelais traduit par Johann Fischart (Geschichtklitterung, 1575-1590) »(7). Elle y montre comment la traduction de Fischart (XVIe siècle) est inscrite dans les préoccupations de son temps (débat sur la nature du langage, avec le lien entre le signe et son référent ; rapport / rivalité entre les langues française et allemande). L’auteure propose de se pencher plus particulièrement sur le nom propre de « Gargantua » et sur son « étymologie facétieuse » [224] fondée sur la paronymie (« que grand tu as »), avant d’en examiner les multiples avatars en allemand au fil des trois éditions successives de Fischart [227], aux ambitions tout autant ludiques que linguistiques, et de traductions des XIXe-XXIe siècles qui, elles, en en proposant à chaque fois une traduction « stable », ne rendent pas compte du jeu de Rabelais sur « les différentes théories du langage qui lui étaient contemporaines, ni sur leur mise en scène comique » [232]. Dans « Proust et l’à-peu-près », Emily Eells prend pour objet la traduction en anglais des jeux de mots de Proust, qui assimilait la tâche de l’écrivain à celle du traducteur et qui intègre dans son œuvre ses « réflexions sur le langage » [235], dont les jeux de mots font partie. Il s’agit ici d’une approche diachronique qui repose sur un corpus d’une dizaine de travaux de traducteurs s’étendant sur environ un siècle. Les traducteurs essaient de travailler la langue, comme Proust, afin de préserver les jeux de mots (« cuirs, « à-peu-près »…), que ceux-ci reposent sur la paronymie, la polysémie, l’homophonie ou sur un jeu interlinguistique, qu’ils soient des mots composés ou des noms propres ou bien encore qu’ils constituent des mots d’esprit. L’auteure établit que les traductions « ne peuvent qu’être approximatives » [236] mais que loin d’être un défaut, ceci montre que « si les jeux de mots s’écrivent sur des lignes de faille, les traduire en langue étrangère les inscrit sur des lignes de fuite » [247], ce qui permet de continuer à faire vivre le texte. Le chapitre en anglais de Tiffane Levick (« Sounding the Essence of Sense and Sound : On Translating Playful and Poetic Prose ») aborde le sujet encore peu exploré de la traduction du rap. L’auteure revient sur sa propre pratique de la traduction en anglais d’un roman français contemporain (Moi non, de Patrick Gougon, 2003). Ce roman, caractérisé par l’emploi ludique de (paroles de) rap ou de prose s’y apparentant, met en scène des jeunes de banlieue qui s’affirment et se rebellent en manipulant et en tordant la langue, qui devient ainsi une arme. Le rap étant caractérisé par la liberté (de création) mais aussi, comme toute forme artistique, par des contraintes (de rythme, de rimes, etc.), il faut tenter de respecter dans la traduction à la fois le style et le contenu, la forme et le fond, ce qui constitue la poétique du roman. Exemples à l’appui, Levick explique que dans la narration la liberté est assez grande pour le traducteur, qui peut utiliser des jeux langagiers reposant sur d’autres ressorts que la polysémie et l’homophonie, comme par exemple les allitérations et assonances, afin de garder la fluidité et le rythme. Il y a moins de latitude pour les passages de rap proprement dits car les contraintes formelles sont plus grandes, mais l’auteure montre qu’il n’est pas impossible, au prix de certains aménagements syntaxiques, de changements d’images et d’une bonne dose de créativité (et sans nul doute de nombreuses heures de recherche !), de parvenir à des solutions qui soient un compromis tout à fait acceptable entre le sens et le son. Spécialiste du rapport texte-image dans les bandes dessinées, Catherine Delesse nous offre, avec « Traduire le jeu de mots dans son rapport avec l’image dans Astérix », une étude contrastive, essentiellement français-anglais (britannique et américain) mais d’autres langues étant ponctuellement convoquées, des calembours de cette BD réputée pour son abondance de jeux de mots. L’auteure revient en préambule sur la prétendue intraduisibilité du jeu de mots, liée aux systèmes des langues, mais elle se focalise sur ses contraintes linguistiques, qui « reposent essentiellement sur l’ambiguïté et l’écart » [266], ainsi que sur les contraintes spécifiques à la BD, à savoir le rapport à l’image et la place limitée dans les phylactères. Lorsque le jeu de mots est en rapport avec l’image dans les langues de départ et d’arrivée(8), il peut y avoir équivalence (fonctionnelle / dynamique et pas forcément sémantique) dans les deux langues, avec parfois une « bonification » [270] dans la traduction. Il arrive que le rapport à l’image soit plus étroit dans la langue d’arrivée ou que la solution de traduction soit apportée par l’image, qui devient alors « source d’inspiration pour le traducteur averti » [272], soumis à des contraintes mais jouissant aussi d’une grande liberté. On constate d’ailleurs l’apparition de jeux de mots supplémentaires bien dans l’esprit d’Astérix (1/3 de plus dans la traduction anglaise par rapport à l’original), parfois en guise de compensation d’éléments non rendus, comme les accents, l’essentiel étant de « garder l’humour global » [277]. Cette troisième et dernière partie se clôt par la contribution de Nathalie Vincent-Arnaud, « Titres en jeu : Humour et “traduisible poétique” dans la presse anglophone » », qui se consacre ici en particulier aux problèmes posés par les titres d’articles de presse, domaine trop délaissé par les études traductologiques(9), dont la légitimité à l’université tient souvent à la « dimension littéraire de son objet d’étude » [284]. L’auteure montre pourtant que par les « réminiscences littéraires, échos intertextuels et autres clins d’œil artistiques et culturels » [284], la littérarité est bien présente dans les jeux de mots de ce type de corpus, ce qui fait ressortir la fonction poétique du langage, tout en suscitant l’attention et l’amusement du lecteur. La tâche du traducteur se rapproche donc ainsi des « exigences de la traduction poétique » [287] afin de rendre les effets produits par la souplesse (morphologique, syntaxique…) de cette langue anglaise pétrie de paronymes, homophones et autres polysèmes, et jouant des assonances, allitérations et rimes. L’auteure examine une dizaine d’exemples mettant en jeu le sens et le son mais aussi les formes de palimpsestes que constituent les « détournements contextuels de proverbes, titres de spectacles, de films ou de chansons » [291], et commente ses propres traductions, qui sollicitent la créativité dans un jeu infini suscitant « cette liberté et cette jouissance de l’imaginaire » [293]. Comme on a pu le voir au fur et à mesure de cette recension, les contributions de ce volume reposent sur des corpus variés (littérature classique et moderne, littérature d’enfance et de jeunesse, bande dessinée, presse, théâtre anglais, chinois et espagnol, cinéma, télévision) et les typologies de traductions parfois proposées ou critiquées font appel à différents modèles (théorie générale de l’humour verbal de Salvatore Attardo, théorie de la pertinence de Wilson et Sperber ou encore typologies de Delabastita et de Henry). Ceci pourrait être vu négativement comme de l’hétérogénéité, en raison de la succession d’études de cas singulières, mais on peut aussi se dire que l’ouvrage montre que quels que soient le corpus, le modèle théorique, l’époque ou la langue envisagés, des points de convergence apparaissent dès lors que l’on se frotte à la traduction du jeu de mots, d’autant que celle-ci « présente en concentré tous les enjeux que l’on peut retrouver ailleurs, de façon souvent plus diffuse » [10]. L’ambiguïté, caractéristique essentielle du jeu de mots, est un ressort grâce auquel la langue peut jouer avec les mots, et cette même langue, par l’espace de liberté / de jeu qu’elle offre, dans le sens où elle comporte du « jeu » (comme lorsque l’on dit qu’il y a du « jeu » dans un mécanisme) laisse souvent au traducteur une certaine « marge de manœuvre » [10], qui lui permet de (se) jouer des contraintes auxquelles il est confronté et d’exercer sa créativité. Ce n’est pas la moindre des prouesses de cet ouvrage que d’avoir réussi à réunir ces deux aspects, afin de montrer, comme l’indique le titre polysémique fort opportun, à quel point il y a « du jeu dans la langue ». _________________________ (1) Les directeurs de publication indiquent en effet que la question a déjà été abordée dans la même université vingt ans plus tôt par Fabrice Antoine et Mary Wood. On pourrait également mentionner de nombreux autres travaux consacrés à la traduction des jeux de mots (dont certains sont d’ailleurs souvent cités dans les contributions), que ce soit sous forme de thèses publiées (voir, pour n’en citer que deux : Dirk Delabastita, There’s a Double Tongue : An Investigation into the Translation of Shakespeare’s Wordplay, with Special Reference to Hamlet. Amsterdam / Atlanta : Rodopi, 1993, ou encore Jacqueline Henry, La traduction des jeux de mots. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2003), de monographies (Fabio Regattin, Le jeu des mots : Réflexions sur la traduction des jeux linguistiques, Bologne : Emil, 2009) ou sous forme d’articles de revue / de numéros spéciaux de revue, comme avec The Translator (“Wordplay and Translation”, Dirk Delabastita (ed.), vol. 2, n° 2, 1996, ainsi que “Translating Humour”, Jeroen Vandaele (ed.), vol. 8 , n° 2, 2002, consacré au problème plus général de la traduction de l’humour) ou encore Humoresques (n° 34, automne 2011, intitulé « Traduire l’humour » » et Traduire (n° 32, 2015, intitulé « Intraduisible ? Vous voulez rire ! »), plusieurs contributions étant consacrées à la traduction des jeux de mots dans ces deux dernières références. (2) On notera l’effort des quatre directeurs de publication, qui ont tenté de construire un ensemble cohérent et équilibré, offrant non la simple collation d’articles issus du colloque qui s’est tenu en mars 2016 à l’université de Lille SHS, mais un ouvrage structuré. Malgré tout, il faut bien se rendre à l’évidence : la problématique entraîne des recoupements inévitables, et une structuration différente aurait été possible (ce dont les directeurs de publication conviennent d’ailleurs [10]) : ainsi, on remarquera par exemple que certains des articles de la 2e partie consacrée aux textes à la scène ou à l’écran (Dumas, Giudicelli, Díaz-Pérez…) ou de la 3e partie (Kammerer, Eells, Levick…) discutent de jeux de mots reposant sur la paronymie ou l’homonymie et auraient donc pu figurer dans la 1ère partie, consacrée au jeu de mots comme figure de style, tandis qu’inversement, certaines des contributions de la 1ère partie ont pour corpus des textes de théâtre (Trainor, par exemple) ou audiovisuels (Baldo de Brébisson) qui auraient pu avoir leur place dans la 2e partie. En outre, le « modèle » de Delabastita est utilisé dans de nombreux articles, mais il est aussi critiqué ailleurs (Trainor), sans pour cela qu’il y ait un « dialogue » entre les différentes contributions, comme cela aurait d’ailleurs pu être le cas pour Díaz-Pérez et Baldo de Brébisson, traitant tous deux des sous-titres, mais dans des parties différentes. Comme toujours (mais peut-on y échapper ?), le recueil d’actes de colloque se heurte à une difficulté d’agencement des contributions ou à des redites, ce que ne présente généralement pas une monographie. (3) On aura noté le jeu de mots…paronymique / quasi homonymique sur « a poor ear/aporia » dans le titre. (4) Il s’avère que cette question de la réception me semble malgré tout assez peu développée dans les contributions ici présentées, ce que pointe Thorsten Schröter dans sa conclusion, à propos de cet aspect dans la recherche traductologique en général [309, note 15]. (5) L’auteur renvoie à la typologie de stratégies de traduction de Delabastita, mais il me semble qu’il commet une erreur en associant « autonomous creation, […] when the original text into which it is inserted contained wordplay » à ce que « Delabastita labels Non-pun ==> Pun) » [152]. Si l’original contenait un jeu de mots, on ne peut pas l’étiqueter « Non-pun ». (6) Comme on le constate, cette contribution est à rapprocher de celle de Baldo de Brébisson, également consacrée aux sous-titres, qui figure dans la première partie. (7) Le titre de cette contribution dans le sommaire apparaît sous la forme « Jeux de mots et jeux d’auteur : Une poétique », ce qui est manifestement erroné puisqu’il s’agit du titre de la troisième partie elle-même. (8) Il n’y a malheureusement aucune image dans ce chapitre, l’auteure indiquant que les droits de reproduction de cette BD sont prohibitifs, voire que la reproduction est interdite. Toutefois, les nombreux exemples sont bien décrits et commentés, ce qui permet de suivre le propos. (9) On pourra cependant citer notre propre étude parue en 2001, intitulée « La traduction des jeux de mots dans la presse : une gageure ? ». Wecksteen, Corinne, in Laurian Anne-Marie & Thomas Szende (dir.), Les mots du rire : Comment les traduire ? Essais de lexicologie contrastive, Publication du Centre deRecherche Lexiques-Cultures-Traductions (INALCO), collection « Études contrastives », Vol. 1. Bruxelles : Lang, 2001 : 375-391, ou encore celle de Fabrice Antoine, « Traduire les titres de la presse : Humour et lexiculture », in Antoine, Fabrice (dir.), Traduire l’humour. Ateliers n° 15. Villeneuve d’Ascq : Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 1998 : 45-52.
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