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Matière à réflexion Du corps politique dans la littérature et les arts visuels britanniques contemporains
Catherine Bernard
Collection Mondes anglophones Paris : Presses Universitaires Paris-Sorbonne (PUPS), 2018 Broché. 362 pages. ISBN 979-1023105964. 23€
Recension de Brigitte Friant-Kessler Université Polytechnique Hauts de France (Valenciennes)
Matière à réflexion se présente comme un itinéraire diachronique travaillé par des lieux de crise. De 1997 à 2017 vingt années sont soigneusement disséquées et l’ouvrage offre une anatomie précise d’une nation en proie à ses difficultés au prisme des arts visuels et de la littérature. Il s’agit de voir comment les artistes et les auteurs sont marqués par cette crise sans précédent et comment ils parviennent à s’appuyer sur la corporéité et la matérialité dans leurs travaux pour signifier cette crise. Leur vision n’est ni burkienne, ni irénique mais bien profondément aporétique car elle se déploie sur une toile de fond dont le questionnement sans réponse est celui du rapport au passé, c’est-à-dire de l’héritage des décennies précédentes, notamment celles qui ont connu la guerre. Aporie également en raison d’une impossible vision vers un futur puisque tout est désenchantement. Mais c’est bien parce qu’il ne reste rien ou très peu que peuvent s’élaborer des dialogues éclectiques des compossibles [21]. Cet ouvrage est également un ouvroir. Dès la page 20, le lecteur comprend que les œuvres qui sont proposés vont être des œuvres résolument ouvertes. Bâti sur une architecture de cinq chapitres avec une bibliographie analytique thématisée, il comporte aussi trois précieux index (index des écrivains, index des artistes et cinéastes, index des philosophes et critiques), ainsi qu'une introduction dont on relève en particulier la volonté de mettre en perspective les nouveaux régimes d’histoire qui ont cité dans la fiction [10]. L’évolution d’un contexte historique qui lui-même met en valeur l’épaisseur matérielle des œuvres [14] permet de comprendre qu’il s’agit de mettre en évidence à quel point tout binarisme se révèle réducteur. Penser le politique c’est se soumettre à une « expérience esthétique incarnée » [17]. Le premier chapitre intitulé ‘La fin des fins ?’ vise à montrer à quel point la société d’après guerre jusque dans les années 1990 est profondément hantée par l’histoire du XXe siècle et de toute la mémoire historique qui la traverse. Le chapitre 2 traite directement des spectres des guerres passées et de la façon dont les artistes, qu’ils soient auteurs, écrivains, poètes, dramaturges ou plasticiens s’approprient ces traces. Au chapitre 3, l’histoire et la chair de l’expérience sont au centre de la réflexion sur des corps qui sont qualifiés de « corps critiques ». L’auteur démontre comment les imaginaires politiques et esthétiques deviennent indissociables, en analysant la manière dont les artistes et les auteurs portent un regard critique sur la société. Il en résulte deux chapitres qui me semblent indissociables ; le chapitre 4 sur les habitants et les habités qui traite des lieux de communauté et qui prend la maison comme topique ; et le chapitre 5 où la relation entre la multitude et la communauté permettent de renouer et créer une nouvelle forme de dialogue entre l’individu et le collectif, entre le je et le nous. La conclusion ouvre sur les réflexions concernant le Brexit et le Royaume-Uni post-Brexit après 2017, toutefois aucune vision téléologique ne vient parasiter le propos qui reste bien celui d’une œuvre ouverte. Dans cet ouvrage, Catherine Bernard livre un travail remarquable où elle met en tension des focales qui alternent entre des micro-lectures et des points de vue à une échelle macroscopique. Elle passe sous le microscope des vies minuscules puis permet au lecteur de resituer cette particule dans un vaste panorama critique qui profite d’une grande érudition. Il s’agit d’un travail minutieux de dissection et de réflexion critique qui va sans aucun doute faire date non seulement pour les études anglicistes mais pour bien d’autres disciplines comme l’histoire de l’art contemporain, la philosophie et l’esthétique, et bien sûr la littérature britannique contemporaine ainsi que les arts visuels. Construit sur la mise en résonance des arts visuels telles que la sculpture, la peinture, l’installation, la vidéo, le cinéma et de la littérature sur toutes ses formes et dans tous les genres, Matière à réflexion ouvre des fenêtres sur des points de vue qui sont tout à fait originaux. On ne peut manquer de noter d’ailleurs que sur la couverture qui a été soigneusement choisie, la maison, les ruines et le travail de l’artiste ne sont pas montrés de manière frontale. D’une certaine façon, cette image constitue un anti-portrait qui signifie la volonté de laisser la place à l’espace et ce qui s’y passe. Et puisqu’il s’agit de matière à réflexion on ne peut s’empêcher d’y voir également une métaphore de l’auteure elle-même qui de dos nous brosse le portrait d’une nation qu’elle chérit, mais qui est déchirée et désenchantée, constamment en quête de nouvelles formes d’expression à travers le corps fait matière et la matière qui devient création. En référence à Boltanski et Chiapello dans le Nouvel esprit du capitalisme, on se souvient du passage où il est question du « désarroi idéologique qui a été l’un des traits les plus manifeste de ces dernières décennies » et dont la portée est en phase avec le propos de Catherine Bernard. « On peut rappeler que les seules ressources critiques mobilisables avaient été constituées pour dénoncer le genre de société qui a atteint son apogée à la charnière des années 60 et des années 70 » [Boltanski : 27] car c’est dans ce contexte là que l’auteure a voulu resituer les œuvres à la fois littéraires et plastiques. La matière à réflexion qui est proposée dans les cinq chapitres du livre de Catherine Bernard n’est donc pas seulement celle qui devient le matériau premier des auteurs et des artistes, mais c’est aussi celle que l’auteure nous livre en tant que chercheur et critique. La surface réfléchissante dont il est question et qui sert de miroir est celle de la culture et de l’héritage patrimonial. Soumise à un processus de déconstruction dans les travaux artistiques et littéraires, l’espace critique qui est proposé au chapitre 2 souligne comment le désenchantement a pu donner lieu à une prolifération d’œuvres créatives, critiques, qui s’emparent du corps et du sens des œuvres littéraires pour justement permettre une réflexion critique sur le corps politique. C’est un ouvrage qui se lit avec une curiosité croissante au fil des pages. L’écriture est pétrie d’un style élégant et extrêmement exigeant. Il est difficile de suggérer une véritable conclusion à ce travail. Il mérite davantage une mention apocryphe un peu épiphyte. En 2019 le poète lauréat Simon Armitage, cité à la page 220 pour son travail sur les grands ensembles de Ashfield Valley, a publié un poème sur une petite pilule qui sert de traitement anti cancéreux et il s’était servi de la matière de ce comprimé pour graver et creuser le texte qu’il voulait partager. Acte critique et artistique qui n’est pas sans rappeler la maison faite de peau de l’artiste Donald Rodney, soigneusement analysée et contextualisée dans l’ouvrage de Catherine Bernard, cet exemple montre que la lecture de l’ouvrage ne s’arrête pas lorsque le livre est refermé. Matière à réflexion certes, mais surtout réflexion sans fin car ce que l’on peut retenir en fermant l’ouvrage de Catherine Bernard c’est que le cheminement se poursuit. Toute œuvre que l’on rencontre est nouvelle matière et constitue potentiellement un nouveau matériau. On résiste difficilement à l’envie de contribuer de manière active à la poursuite de cette réflexion. D’ailleurs dans mon exemplaire j’ai déjà ajouté des coupures de journaux, des marginalia qui vont progressivement l’augmenter et donner encore plus de poids à cette matière originelle, mais aussi très originale. Ce désir témoigne de la manière dont l’ouvrage de Catherine Bernard nous invite à ajouter au fil des jours des semaines voire et des années d’autres références qui vont progressivement créer des strates de lectures interprétatives. Aux très belles illustrations choisies par l’auteure, j’agrège la matière des miennes, celles glanées sur la toile parce que certaines sont citées mais non reproduites, ou celles que j’affectionne avec l’un des chapitres en mémoire. J’entre en dialogue avec l’ouvrage en faisant une proposition posthume. Le corps politique, objet de recherche est matière à réflexion parce qu’il parvient à faire lien et lieu avec le corps livresque. Dans les 360 pages de ce volume, le corps politique joue une partition où le culte du matérialisme devient le vecteur d’une culture de la matière qui est faite œuvre. Corps politique certes, mais aussi et surtout récit et propos sur des corps sensibles et matérialisés. Aux origines de cette pensée créatrice, des événements comme la très célèbre exposition Sensation de 1997 où la puissance politique du faire, voir, sentir et ressentir avait brutalement pris le pas sur la représentation entre les mains des Hirst, Lucas, Emin et Gormley. Cet ouvrage devrait figurer sur les étagères de tous les universitaires anglicistes, comme une sentinelle dont l’oeil interne nous guide et nous observe. On ne manquera d’ailleurs pas de trouver l’origine de cette acuité visuelle qui caractérise l’auteure dans quelques lignes qui clôturent le texte et qui discrètement pointent vers la genèse de cette recherche. Dans son ensemble, Matière à réflexion nous invite à porter notre attention autant aux micro-fractures qu’aux failles béantes de nos sociétés européennes, et du Royaume Uni en particulier. L’ouvrage parvient à résoudre la quadrature du cercle de la théorie ardue et du plaisir inlassable de la découverte d’œuvres étonnantes et puissantes de présence. Bien que vestige dérisoire d’une vieille tapisserie, le mur qui orne la couverture laisse apparaître des briques soigneusement alignées. Du chaos naît la cohérence de la démarche artistique et surtout la nécessité d’une conscience éthique avant d’être la motivation d’une pratique à visée esthétique. L’ouvrage de Catherine Bernard nous montre comment de ces squats et ces ruines émergent les déclassés et les anonymes et pourquoi les œuvres littéraires et artistiques parviennent à les rendre visibles en leur donnant une Histoire, une place et une parole.
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