Shylock et son destin De Shakespeare à la Shoah
John Gross
Traduit de l’anglais par Janice Valls-Russel et Lucie Marignac
Collection Æsthetica Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2018 Broché. 382 p. ISBN 978-2728805952. 26€
Recension de Laetitia Sansonetti Université Paris Nanterre
Si la question du lectorat se pose pour toute entreprise de traduction, elle est encore plus pressante dans le cas d’un ouvrage critique comme celui de John Gross, consacré au célèbre personnage d’usurier juif créé par William Shakespeare dans Le Marchand de Venise (pièce composée vers 1596-1597), Shylock. Intitulée Shylock: Four Hundred Years in the Life of a Legend et parue en 1992, l’étude de Gross esquissait dès le premier chapitre un portrait des lecteurs à qui cet essai était destiné ; à propos des sources auxquelles Shakespeare aurait puisé pour composer le personnage de Shylock, Gross déclarait : « Autant de questions qui intéressent l’universitaire plus que le lecteur non spécialiste » [15]. Le lectorat visé, plus large que les spécialistes de Shakespeare, qui seraient capables de lire l’original en anglais, n’est pas le seul argument qui légitime la démarche de traduction. L’ouvrage produit propose en effet non seulement une traduction de l’essai de Gross, il se présente comme une véritable édition critique, fruit de la collaboration entre Janice Valls-Russell et Lucie Marignac enrichie de l’érudition d’Yves Peyré, auteur d’une liste d’« orientations bibliographiques » [371-372] qui permettent de compléter et de mettre à jour les références fournies par Gross, ces dernières remontant à plus de 25 ans. Une liste des personnages et un résumé de la pièce sont fournis à la fin, avant l’index. Dans l’original, remarques ponctuelles et références bibliographiques étaient scindées entre notes de bas de page et notes de fin. Elles sont ici toutes placées en fin d’ouvrage et J. Valls-Russell et Y. Peyré (tous deux spécialistes de la Renaissance anglaise) y ont intégré des informations complémentaires destinées au lecteur francophone par le biais de « notes de traduction » clairement identifiées comme telles. On y trouve des précisions qui permettent de se repérer facilement dans la période Tudor-Stuart, en identifiant les personnages importants dans le domaine littéraire (Raphael Holinshed et Sir Thomas North [notes 17 et 18 du chapitre 2]) ou politique (Lord Burghley et Sir Francis Walsingham [note 1 du chapitre 2], ou encore le comte de Leicester [note 9 du chapitre 3]) et en complétant les analyses littéraires (voir par exemple les notes 2 et 5 du chapitre 4 qui explicitent des détails stylistiques du texte de Shakespeare, et le commentaire sur « life and living » à la note du 18 du chapitre 6). Les informations fournies ne se limitent pas à l’époque de Shakespeare, puisque ces notes contiennent aussi des éléments synthétiques sur les différents acteurs cités par Gross (voir par exemple les notes 31, 32, 34 et 35 du chapitre 9) ou élucident des références à des événements mentionnés de façon allusive par Gross (voir la note 5 du chapitre 18 sur les « Greenbackers » ou encore la note 15 du même chapitre sur la république de Bavière). Les lecteurs francophones sont renvoyés aux traductions françaises des sources mentionnées par Gross ; ils sont aussi guidés dans leur compréhension des enjeux conceptuels par des remarques linguistiques (voir la note 7 du chapitre 8 sur le sens de mercy en anglais). Cet appareil critique discret mais efficace, allié au choix de la traduction française de Jean-Michel Déprats publiée dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (Gallimard, 2013) pour le texte de la pièce, réconcilie « l’universitaire » et « le lecteur non spécialiste ». Tout lecteur de l’ouvrage de Gross se sent d’ailleurs à un moment « non spécialiste », car l’essai retrace la fortune de Shylock depuis sa conception, et même avant dans les mythes qui ont présidé à sa naissance, jusqu’à ses derniers avatars après la Seconde Guerre Mondiale. L’interrogation sur l’importance de la judéité dans la création et dans la réception de ce personnage est soulignée dans le choix du titre en français : là où l’original parlait de « légende », la traduction préfère « destin », et surtout ajoute une référence à la Shoah au lieu des « quatre cents ans » de la version anglaise. Cette orientation sur le seuil correspond aux remarques conclusives de Gross sur « le sort de la pièce aujourd’hui » [336] ; elle reflète aussi le rôle du facteur religieux dans les choix des acteurs au cours des siècles, dont certains ont préféré jouer Shylock en insistant sur la caricature physique et vestimentaire tandis que d’autres ont voulu donner de la judéité du personnage une image moins réductrice. Le placement au fil du texte des nombreuses illustrations (tableaux, gravures, photographies) représentant les interprètes de Shylock, alors qu’elles étaient regroupées dans un cahier central dans l’original anglais, les rend d’autant plus pertinentes qu’elles se trouvent en regard du passage qui les commente. Pour en venir plus précisément au contenu, l’étude adopte une progression chronologique, des origines (chapitre 1, « D’où vient-il ? ») aux adaptations de la seconde moitié du XXe siècle (chapitre 19, « Après 1945 »), qui s’infléchit de manière thématique entre la deuxième partie (« Interprétations 1600-1939 ») et la troisième (« Citoyen du monde ») après une première partie consacrée au « Shylock de Shakespeare ». Afin de mieux en comprendre l’évolution, Gross sonde les origines du personnage dans les mythes sur les juifs développés au XVIe siècle en Angleterre en lien avec les questions politiques et économiques. Gross insiste sur un élément récurrent dans son analyse, qui fait de Shylock à la fois un archétype et un cas à part, la dimension mythique du personnage : la caricature du juif empoisonneur de puits, que l’on trouve dans Le Juif de Malte de Marlowe, « surgit des profondeurs de l’imaginaire populaire » [20]. Autres caractéristiques traditionnellement associées aux juifs que l’on trouve chez Shylock, la passion de la dialectique et la pratique de l’usure. D’autres traits, comme l’amour paternel et le légalisme, sont également analysés. La deuxième partie parcourt les différentes mises en scènes jusqu’au milieu du XXe siècle : l’étude de la réception de la pièce et de son personnage d’usurier à travers les choix des acteurs et des metteurs en scène permet de mettre au jour une tension entre potentiel tragique et représentation comique allant parfois jusqu’à la farce déshumanisante. Passant en revue les interprétations de grands acteurs comme Edmund Kean, qui incarne Shylock en 1814, Henry Irving dont le charisme fascine les foules quelques années plus tard, ou encore Herbert Beerbohm Tree et son insistance sur la religion au début du XXe siècle, Gross montre que les choix relatifs au jeu scénique relancent les débats d’interprétation sur la pièce dans son ensemble, dans un contexte où la littérature devient « un outil éducatif » [163]. L’étude de la réception de la pièce et de son personnage d’usurier dans les années 1930 montre qu’il est difficile de séparer la représentation de Shylock du contexte politique. La
troisième partie s’ouvre sur une étude de l’influence de la figure de Shylock
sur la représentation des personnages juifs dans la littérature anglophone
depuis le XVIIe siècle, mais aussi de l’utilisation de la référence à ce
personnage pour désigner les juifs dans des discours autres que littéraires, et
notamment économiques ou politiques. Malgré la prééminence de Shylock, Gross
affirme que « le stéréotype existait avant lui et se serait développé sans
lui » [205]. L’étude s’élargit aux littératures non anglophones pour
s’intéresser à l’Allemagne, la France, la Russie, ou encore aux cultures non
chrétiennes et non occidentales, où l’identité juive de Shylock n’est pas
perçue comme un élément central de la pièce. Les derniers chapitres
s’interrogent sur la réception du personnage selon des angles plutôt
thématiques déjà annoncés dans les parties précédentes : parmi les auteurs
juifs (y ont-ils vu une figure d’identification ou une caricature à
rejeter ? comment la pièce a-t-elle été traduite en hébreu et en
yiddish ?) ; dans les théories économiques nées au XIXe siècle où se
sont souvent trouvés mêlés anticapitalisme et antijudaïsme ; dans la
psychanalyse (dont les lectures se concentrent souvent sur l’homosexualité
latente et où Shylock n’est pas vraiment une figure majeure par rapport à
d’autres personnages créés par Shakespeare). Les deux derniers chapitres
s’articulent autour de la Seconde Guerre Mondiale : si la pièce a été
utilisée par les nazis qui en ont fait un instrument de propagande culturelle
antisémite, comment représenter après les horreurs de la Shoah un personnage de
juif sur scène ? Après avoir présenté un courant de la critique qui semble
s’être développé comme en réaction à une interprétation présentiste, l’analyse de
la dimension symbolique, mythique de la pièce [325], Gross conclut sur le
constat de l’écart temporel qui le sépare, ainsi que ses propres lecteurs, des
contemporains de Shakespeare. Cet écart temporel n’est pas un vide car en quatre
cents ans se sont produites des évolutions littéraires, politiques et sociales,
dont l’étude a permis de mieux comprendre en quoi Shylock, fruit de
l’imaginaire collectif, dépasse les stéréotypes. Par sa mobilisation de références variées – textes bibliques, œuvres élisabéthaines et plus récentes, littératures européennes et extra-européennes, lettres, journaux intimes, articles de presse, travaux universitaires, grands textes théoriques de la pensée occidentale – et son érudition large éclairée et précisée par les notes de traduction, l’ouvrage de Gross dans cette version française peut intéresser un lectorat allant de l’amateur de Shakespeare au spécialiste de littérature comparée. Les anglicistes y trouveront une étude combinée de la perception des juifs et de l’influence de Shakespeare sur la production littéraire, et plus largement la culture anglophone, au cours des quatre derniers siècles. Le traitement à la fois engagé et nuancé (caractéristique très bien rendue dans la traduction) de la question de l’identité juive de Shylock constitue une contribution importante à la critique littéraire mais aussi à l’histoire des représentations, au carrefour d’enjeux artistiques, culturels et politiques.
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