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Le Discours radical en Grande-Bretagne, 1768-1789

 

Rémy Duthille

 

Oxford University Studies in the Enlightenment

Oxford: Voltaire Foundation, 2017

Paperback.  xi +320 pages. ISBN 978-0729412049. £70

 

Recension de Myriam-Isabelle Ducrocq

Université Paris Nanterre

 

 

 

L’ouvrage de Rémy Duthille s’emploie à décrire le discours radical britannique au cours des vingt  années précédant la Révolution française. Cette période, relativement peu étudiée par les historiens par contraste avec l’effervescence des années révolutionnaires, vaut à son sens pour l’importance des mutations idéologiques qui se produisent alors au sein du discours politique britannique.

Les grandes histoires du radicalisme à la manière de Simon Maccoby dans les années 1930 à 1950, ou de Christopher Hill dans les années 1950 à 1980, ne semblent plus de mise, et comme le souligne l’auteur, le temps est aux volumes collectifs qui rassemblent des études de cas précises sans chercher à les intégrer dans un récit. Un ouvrage comme celui de Glen Burgess et Matthew Festenstein (2007) soumettait la notion de radicalisme à révision en posant trois questions-test : celle de l’anachronisme du terme « radical » au XVIIIe siècle, celle de l’existence d’une tradition radicale en Grande-Bretagne et, le cas échéant, celle de sa cohérence. Répondant à ces trois questions, Rémy Duthille défend l’idée qu’il existe bien une persistance au XIXe siècle des revendications du XVIIIe, et que l’on peut à bon droit parler d’un « discours radical », qui se poursuit d’un siècle à l’autre.

L’ouvrage scrute une période qui, selon l’auteur, se caractérise par une continuité idéologique sur de grandes questions—réforme parlementaire, lutte contre la corruption que représente l’influence indue de la Couronne et de l’exécutif, et constitution d’une milice de citoyens en armes contre une armée permanente aux ordres du monarque. Cette étude permet toutefois une mise en perspective avec les décennies marquées par la Révolution française.

La période s’ouvre sur les premières années du règne de Georges III, le troisième roi de la dynastie des Hanovre, lequel entend pleinement jouer son rôle de « roi-patriote » (selon les enseignements du vicomte de Bolingbroke), mais dont l’autorité est bientôt défiée à l’intérieur par un mouvement d’opposition radicale mené par John Wilkes et, au-delà des mers, par les insurgés américains. L’étude se poursuit jusqu’aux premières heures de la Révolution française, dans laquelle certains radicaux ont perçu les échos de leur propre combat.

L’auteur met en lumière toute une génération de penseurs dont les convictions whigs furent mises à l’épreuve par la Guerre d’Indépendance américaine. Il s’attache à deux figures majeures du courant radical, Richard Price, « l’ami du genre humain » et John Cartwright, le réformateur « animé par l’amour de la patrie », mais on croise en chemin des personnalités telles que John Jebb, Capel Lloft ou encore Granville Sharp. Lorsque les « rebelles » américains, refusant de payer l’impôt sur les imprimés (Stamp Act), se soulevèrent contre la Couronne britannique, les radicaux de la métropole se trouvèrent déchirés entre leur fidélité à l’Ancienne Constitution et leur soutien aux insurgés, dont les revendications reprenaient les thèmes du discours d’opposition à un pouvoir monarchique jugé tyrannique et en faveur d’une meilleure représentation parlementaire (« no taxation without representation »).

L’ouvrage de Rémy Duthille, élaboré à partir des archives des deux principales sociétés londoniennes, la Revolution Society et la Society for Constitutional Information, ainsi que des écrits de Price et de Cartwright, est une contribution importante à l’histoire du radicalisme britannique au XVIIIe siècle. L’auteur y fait tout d’abord une analyse éclairante de l’état de la question : d’une part, il prend position dans le long débat sur l’existence et les caractéristiques d’une tradition radicale anglaise qu’on fait remonter plus ou moins loin dans le temps ; d’autre part, il dépasse (comme certains avant lui) le débat entre les historiens d’une tradition de pensée républicaine héritée de l’humanisme civique (J.G.A Pocock) et les historiens d’une tradition de pensée libérale autour de la figure centrale de John Locke (Isaac Kramnick). Il peut alors replacer ces deux penseurs dans le paysage politique britannique, embrassé dans sa globalité, et comparer leurs idées avec celles d’autres whigs radicaux non affiliés à ces deux sociétés, comme Joseph Priestley, James Burgh, Catharine Macaulay et John Wilkes, celles de whigs modérés, au premier rang desquels Edmund Burke, ou celles de figures importantes comme Jeremy Bentham et Thomas Paine.

La thèse de Rémy Duthille, étayée par d’abondantes sources documentaires, est la suivante : « le discours radical britannique des deux décennies précédant la Révolution française possède une cohérence, qui résulte de la tension entre deux langages utilisés conjointement : le constitutionnalisme et le jusnaturalisme » [13].  À partir de ce point, il se livre à une analyse fouillée du « discours radical », non pas seulement comme production d’idées et de revendications politiques, mais comme une toile mouvante et dynamique, tendue entre les différents pôles conceptuels de la mouvance radicale, en fonction des enjeux immédiats. Cette étude, qui applique la méthode d’histoire intellectuelle définie par J.G.A. Pocock, illustre avec brio la manière dont certains thèmes ont été mobilisés comme autant d’armes rhétoriques dans la lutte que livrent les radicaux à leurs adversaires. Nulle exclusive dans le recours à tel ou tel « langage », mais au contraire une grande plasticité du discours qui décline des notions-clés et les articule différemment d’un penseur à l’autre, d’une période à l’autre. Parmi ces notions-clés, celle de patriotisme, celle de droits des Anglais, celle de droit naturel, celle de sympathie issue de l’École philosophique écossaise, qui fonde la notion de bienveillance universelle chère à Price ou à Sharp, ou encore celle de cosmopolitisme dont se réclament les radicaux, qui prennent fait et cause pour les peuples en lutte contre la domination d’où qu’elle vienne : les Corses, les Américains, puis les Français. L’auteur montre que la notion même de « tradition radicale », dont on discute l’existence, fut utilisée à des fins stratégiques par Cartwright, et par conséquent, doit être traitée en tant qu’objet historique à part entière.

Il subsiste néanmoins, à l’intérieur du même cadre conceptuel, des désaccords sur l’orientation à donner à la réforme : si tous s’entendent sur le fait qu’il faut redécouper les circonscriptions électorales, organiser des élections fréquentes et accorder le droit de vote aux catholiques (à l’exception de Northcote qui se montre plus réservé et de Cartwright qui ne se prononce pas), les divergences portent sur la sensibilité aux inégalités économiques et sociales qui sépare Cartwright et Price, de ce point de vue plus proche de Wyvill et de Burke, et sur l’extension du droit de vote aux plus pauvres (populace ou mob) et aux femmes.

Cet ouvrage érudit s’adresse aux spécialistes des histoires des idées politiques et du radicalisme, mais par ses qualités pédagogiques (voir notamment en annexe le tableau comparatif des positions de sept radicaux sur la réforme parlementaire en Irlande de 1783) il intéressera également un public éclairé, soucieux de comprendre les racines et le substrat idéologique des combats menés aux XIXe et au XXe siècle en faveur du suffrage universel et  de la démocratie.   

On ne regrettera que très peu de choses : l’assimilation un peu hâtive de la tradition de l’humanisme civique en Angleterre à la révérence pour l’Ancienne Constitution [83], alors qu'il existe une autre voie empruntée par James Harrington, pour qui la réforme ne passait pas par la référence à l'Ancienne Constitution, mais par une refondation de l'État sur des bases nouvelles. On pourra s’étonner de voir la représentation de la constitutioncomme une architecture associée au penseur Edmund Burke [273], lui qui dans ses différents écrits a développé une vision organiciste de la Constitution anglaise, et qui en 1795, a récusé la vision rationaliste et « géométrique » d’un Harrington ou d’un Sieyès (A Letter to a Noble Lord). On aurait enfin aimé avoir l’avis de l’auteur sur l’ouvrage récent d’Edward Vallance A Radical History of Britain : Visionaries, Rebels and Revolutionaries (2009), qui renoue avec la tradition des grands récits du radicalisme du Moyen Âge à nos jours, et qui a rencontré un certain écho au Royaume-Uni. Mais ces points ne sont pas essentiels au propos général du livre qui reste, à tous égards, remarquable.

 

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