La traduction littéraire comme création (Meta, journal des traducteurs, vol.62, n°3)
Sous la direction de Laurence Belingard, Maryvonne Boisseau & Maïca Sanconie
Montréal : Presses de l’Université de Montréal, décembre 2017 Broché. 184 pages. ISBN 978-2760638808. 22 €
Recension de Frédérique Brisset Université de Lille-SHS
L’approche de la traduction littéraire sous l’angle de la création, pour paradoxale qu’elle puisse paraître s’agissant d’une pratique souvent considérée comme tributaire de sa secondarité, voire servile, est envisagée par les directrices de ce numéro de Meta, tout au contraire, comme un prisme riche et fécond. La création étant, comme la traduction, tout à la fois un acte et son résultat, il s’agit ici d’étudier les tensions sous-jacentes en dépassant les dichotomies entre auteur et traducteur, entre langue et texte, entre source et cible, au fil de dix contributions en français(1), qui font suite au colloque tenu sur le sujet en Avignon en 2015. La première partie de ces textes se consacre aux « Réflexions théoriques », la suivante aux « Dessous de la créativité », la troisième illustrant les mises en œuvre du « Traduire sur le vif », tandis que le dernier mot est laissé à Jean-Yves Masson, qui expose en une coda les « raisons et déraisons d’un déni [...] de la traduction comme acte créateur ». Lance Hewson aborde la réflexion par le biais de la créativité, dont il souligne la relation contradictoire et confuse à la traduction ; il pose ainsi le besoin d’un cadre interprétatif, qu’il illustre à partir de deux modalités du traduire, l’addition et la transformation : on pourrait penser a priori que celles-ci induisent la créativité, mais seul le cadre interprétatif permet au traductologue de valider cette hypothèse, tant les procédés de traduction ne sont pas créatifs par essence, mais en fonction d’un contexte, aux niveaux micro- et macrostructurels, et en regard des autres options qui s’offraient au traducteur. Hewson approfondit de manière fort convaincante les paradoxes inhérents et leurs implications pour toutes les instances en jeu dans le processus traductif, en s’appuyant sur des exemples très variés. Chiara Denti propose ensuite de « penser autrement la traduction », par le prisme de l’hétérolinguisme, à travers les exemples de romans africains francophones et leurs versions anglaise, italienne et espagnole. Le vocable hétérolinguisme marque la présence d’une ou plusieurs langues à l’intérieur d’une autre, cas de nombreux dialectes qu’elle considère ici par le biais de l’écriture post-coloniale(2). Métaphoriquement liée à la traduction, « transfert à travers des frontières à la fois linguistiques et culturelles » [525], cette écriture semble aussi, paradoxalement, un défi à la traduction, car elle « élève au carré l’altérité du texte » [535]. Pourtant Denti y voit une chance, tant le travail sur les écarts par rapport à la langue normée donnent à la pratique du traducteur une vraie dimension créative, avec une responsabilité politique tout autant que littéraire. La réflexion qu’elle présente, tour à tour théorique et pragmatique, s’organise autour de la visée de défamiliarisation, à partir de laquelle elle étudie les effets pragmatiques de la pratique traduisante. La portée des marquages typographiques, notamment, est ainsi très finement analysée, ainsi que celle de procédés tels que calque et transcatégorisation et leurs effets sur le lecteur. Jean-René Ladmiral choisit pour sa part de rapporter la question de la création en traduction à la dialectique sourcier-cibliste qui nourrit ses écrits traductologiques depuis 1983 (comme en attestent ses multiples auto-références bibliographiques(3)). Il oppose ainsi traduction « reproduction(4) » et traduction « re-production » [540] ; en assimilant traductions sourcière et littéraliste, qui mènent, selon lui, à la « philologisation » et « l’ethnologisation » du texte [544], il analyse ces « dérives » comme relevant d’une « haine de soi » par « idéalisation de l’autre » [546], qui rend illusoire la possibilité même de création, par assujettissement au signifiant. D’où cette formule quelque peu tautologique, « les sourciers n’ont jamais raison – que pour des raisons ciblistes ! » [548], même s’il reconnaît en Berman et Meschonnic des auteurs « respectables » [544]. La créativité étant par nature imprévisible, il conclut dès lors sur un plaidoyer pour une « traductologie productive » plutôt que « descriptive » [548], en une démarche prospective. Ouvrant la seconde partie du numéro, Maryvonne Boisseau approfondit quant à elle l’analyse du lien entre traduction et linguistique(5), en étudiant la création à partir de la théorie des opérations énonciatives, dont elle montre la pertinence pour objectiver le processus traductif. L’énonciation du traducteur est en effet « un évènement linguistique unique » [555], comme l’est celle de l’auteur originel, voire celle du lecteur qui lui-même ré-énonce le texte à la lecture. Cette approche permet ainsi de saisir en quoi la traduction est création, en un mouvement réciproque où le sémantisme du terme de comparaison comme « sépare tout autant qu’il relie les deux termes » [554]. Boisseau fait le distinguo entre création et créativité, et entre les deux acceptions du terme « traduction » : la création est ainsi processus au cœur de l’acte traduisant, et produit de ce même acte. Elle illustre son propos avec l’étude comparative de quelques extraits d’un poème de Derek Mahon et leur traduction française, montrant avec finesse en quoi « l’(im)possible coïncidence des textes » [fait] « l’ordinaire de la création » [557]. La poésie est également l’objet de l’article suivant, où Spiros Macris se penche sur la traduction flamande des Fleurs du mal. Il montre à l’œuvre le processus de création comme exploration de « l’infini des possibles » [581] par le traducteur, qui revêt là une dimension littéraire quasi politique : « l’inspiration venue de France » (ibid.) offre paradoxalement au traducteur de 1946, Bert Decorte, l’occasion de réaffirmer l’émancipation de la littérature flamande, en exploitant ce « particularisme culturel et linguistique » pour en tirer « un univers cohérent et personnel » [578]. Cet apport du texte originel est exploité à l’extrême chez « Proust, traducteur de Ruskin » (Ez-Zouaine). L’auteur y montre comment Proust s’est nourri de son travail de traduction de deux textes ruskiniens pour fonder « le socle esthétique de [sa propre] œuvre à venir » [586], quitte à re-créer ces écrits. C’est l’appareil critique, préface, notes et commentaire(6), qui permit à Proust, qui ne maîtrisait pas la langue anglaise, de se réapproprier l’original, en y engageant un « débat théorique » virtuel avec Ruskin où l’exégèse prend quasiment le pas sur le texte traduit. La démarche proustienne aboutit à une « désintégration » [592] de l’original, où le traducteur, usant de l’inversion et la conversion, se mue finalement en « traducteur de lui-même » [596], forme de création s’il en est. Pour Kenneth Berri, qui ouvre la dernière partie, le dialogue avec l’auteur est au contraire bien réel. Sa traduction de De troublants détours (Sanconie, 2004), lui permet de réfléchir à « cet espace créatif » intermédiaire [599] où se meuvent auteur et traducteur lors de leurs échanges au fil de l’élaboration collaborative de la version finale, qu’il présente métaphoriquement comme un « pont de suspension » entre eux [601-602]. L’exégèse est ainsi l’objet d’un dialogue constant entre auteure et traducteur, sans relation hiérarchique, dans un processus de traduction vécu comme une métamorphose du texte initial, et non plus dans la dépendance à celui-ci. La création y trouve donc toute sa place, comme le montrent les différentes versions des deux extraits choisis pour témoigner de cette expérience. Collaborative, la traduction l’est aussi dans la pratique théâtrale contemporaine(7) dont traite ensuite Agata Golębiewska avec « Le traducteur dans un théâtre à mille temps ». Conçu comme un « texte en devenir » [615], celui-ci résulte d’un travail créateur collectif qui dépasse le texte écrit, dans une conception où la mise en scène même est considérée comme une écriture scénique. Il s’agit alors de traduire une performance, au sens anglais du terme, un spectacle total, sans cesse en mutation. La traduction peut y prendre de multiples formes, dont l’auteur présente là un panorama, de la non-traduction laissant au spectateur la tâche d’interpréter ce qu’il voit et entend, au sur-titrage, où la traduction, en toute visibilité, peut même devenir un jeu dans les dispositifs scéniques, en passant par la traduction pour l’édition et, bien sûr, celle vouée à « devenir une adaptation ou une dramaturgie » [617], ce qui « laisse un espace remarquable à la création » (ibid.) L’article offre une excellente introduction au témoignage suivant, par lequel Michel Bataillon conclut cette troisième partie, avec la « chronique d’un sur-titrage(8) » des Faust I & II de Goethe. Cette pratique traductive, inaugurée en 1996 à Avignon, dépasse le seul texte dramatique, on l’a vu ci-dessus : son objet en est « le spectacle » [625], « les mots, les situations et les images » [631]. Bataillon en explique les contraintes techniques et matérielles (rythme du jeu et de l’élocution, lisibilité, capacité de lecture du spectateur...), mais aussi artistiques, qui font que le sur-titrage n’est ni une traduction pour la scène, ni une traduction littéraire, et ne saurait la plupart du temps user de traductions déjà existantes ; il demande un travail à partir des répétitions ou de la captation du spectacle, comme le montre son application au Faust monté par Robert Wilson. Ici comme ailleurs, c’est le temps accordé (trop souvent chichement) au sur-titreur qui lui offre les moyens de satisfaire à ces exigences, pour une tâche, souvent sous-estimée, objet d’âpres négociations avec les donneurs d’ordre. Le lecteur découvrira une technique méconnue, qui implique une réflexion approfondie sur la nature même de « l’objet scénique » [631] et une collaboration totale avec le metteur en scène, puisque la traduction s’affiche et s’insère dans le spectacle même, et peut évoluer au fil des représentations grâce à ses régisseurs, les « topeurs ». Jean-Yves Masson boucle la boucle en cherchant à comprendre pourquoi, malgré tous les arguments et exemples développés ci-avant, il reste si difficile d’admettre le potentiel créatif de la traduction. Il voit tout d’abord dans cette posture le résultat d’un questionnement sur la « part d’auctorialité » du traducteur qui, excepté pour les traductions consacrées ou les auto-traductions, est souvent ignorée, car ce dernier est perçu « comme un tiers(9) » qui vient perturber le contrat de lecture [642]. Pourtant, celle-ci étant créatrice de sens, le traducteur, lecteur par essence, est d’autant plus créateur qu’il est le premier, et parfois l’unique, exégète du texte. D’ailleurs, rappelle Masson, l’auteur originel lui-même ne crée pas sur une tabula rasa, son œuvre se nourrit de tout un bagage cognitif, un patrimoine intellectuel duquel la traduction participe pleinement, puisque chaque œuvre traduite contribue à son enrichissement. Les auteurs réunis dans ce numéro de Meta montrent, chacun dans leur champ de compétence, comment la création en traduction est tout ensemble contingente et nécessaire. La structuration ternaire de l’ouvrage, de la théorie vers la pratique via la réflexion empirique, en offre l’heureuse démonstration, mettant à mal la conception ancillaire du traduire pour promouvoir, au contraire « l’apport créateur des traductions » [Masson : 645]. Les directrices de ce numéro et les auteurs qui y contribuent battent ainsi en brèche le déni ancestral qui pose la traduction comme affectée d’une tare inéluctable, n’être qu’un texte second, réduit, de ce fait, à une imparfaite copie, où il ne saurait être question de création. L’interaction entre recherche et praxis qui nourrit les études traductologiques est ici le véhicule d’une réflexion multiforme qui traverse les « écoles », les champs d’application et les angles d’approche du traduire. Les lecteurs trouveront là une stimulante matière à réflexion, y découvriront des pratiques à la fois vivantes et conceptualisées, pour une mise en perspective bienvenue, argumentée et des plus pertinentes. _____________________________ (1) Ce numéro s’ouvre d’ailleurs sur un éditorial de Georges Bastin qui réjouira les chercheurs francophones, en ce qu’il « confirme l’engagement ferme de Meta à promouvoir la diffusion de la traductologie en français » [487], tout en réunissant chercheurs et praticiens internationaux. (2) Pour approfondir la relation entre littérature post-coloniale francophone et traduction, signalons Writing and Translating Francophone Discourse: Africa, The Caribbean, Diaspora, Paul Bandia (ed.), Amsterdam-New York : Rodopi, 2014. (3) On lira d’ailleurs le compte rendu de son ouvrage Sourcier ou cibliste, Paris : Belles Lettres, 2014, dans ce même numéro de Meta, par Christine Pagnoulle, p. 647-648. (4) Toutes les italiques dans ce paragraphe sont de l’auteur. (5) Voir Linguistique et traductologie : Les enjeux d’une relation complexe, Maryvonne Boisseau et al. (dir.), Arras : Artois Presses Université, 2016. (6) On recommande aux lecteurs intéressés par le travail paratextuel des traducteurs le dernier numéro de Palimpsestes (31), Quand les traducteurs prennent la parole : Préfaces et paratextes traductifs, Isabelle Génin (dir.), 2018, accessible en ligne.(7) Axe exploré aussi dans Traduire le théâtre, une communauté d’expérience, Céline Frigau Manning & Marie Nadia Karsky (dir.), Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 2017. (8) Sur ce mode de traduction, on renvoie au Guide du sur-titrage de la Maison Antoine Vitez (Bataillon et al., 2016), en ligne, cité dans cet article. (9) Italiques de l’auteur.
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