La militance LGBT aux États-Unis Sexualité et subjectivité
Guillaume Marche
Préface de Michel Wieviorka Collection Sexualités, N° 6 Lyon : Presses universitaires de Lyon, 2017 Broché. 372 pages. ISBN 978-2729709280. 20 €
Recension d’Anthony Castet Université de Tours
À l’heure où les questions LGBTQ+ font face à un regain d’invisibilisation sous la présidence de Donald Trump, Guillaume Marche, au contraire, propose de rendre visibles les spécificités de la base militante, intrinsèquement différentialiste, marginalisée par le camp assimilationniste et l’hyper-professionnalisation de structures englobantes institutionnalisées. À cette fin, l’auteur formule une thèse audacieuse en démontrant que le processus de désexualisation dénature, voire subvertit, la signification de la lutte originelle du mouvement LGBTQ+, issue de la libération. Ce phénomène, multifactoriel et en partie conjoncturel, démobilise les acteurs au profit de l’injonction hétéronormative et de l’adhésion à l’économie de marché. Pour le montrer, Marche s’appuie sur des recherches originales qui parviennent à mobiliser et à faire coexister une pléthore de références théoriques issues notamment de la sociologie, de l’histoire, de la philosophie (du politique), de l’économie et de la psychologie sociale. De manière simultanée, il fait résonner chacun des récits authentiques – recueillis sur le terrain (1993 et 1998) – dont l’expression de la fierté homosexuelle est au cœur de la « stratégie » d’un militantisme axé sur l’empowerment du collectif. Seulement, cette « libération homosexuelle » peut générer une homophobie intériorisée chez certains sujets en devenir, notamment lors des années SIDA. Ces derniers sont alors confrontés à un paradoxe : afficher leur identité sexuelle à tout prix au nom du mouvement, tout en éludant le particularisme de leur sexualité homosexuelle qui engendre « incertitude, angoisse et honte » existentielles, et compromet alors leur agentivité [135]. L’originalité de la première et deuxième partie repose sur la déclinaison de plusieurs mouvements traversés par plusieurs cycles alternatifs de mobilisation-démobilisation des acteurs, politisation-dépolitisation, sexualisation-désexualisation à des périodes charnières de l’histoire (politique) des États-Unis et de celle de la communauté LGBTQ+. À travers ce panorama, les victoires politiques et juridiques du mouvement LGBTQ+ s’inscrivent aussi dans les cycles alternatifs du progrès social et de la dynamique de « flux et reflux » de la religion dans l’espace public. Marche soutient que paradoxalement l’essentialisme de la sexualité homosexuelle nourrit les discours pathologisants des chrétiens fondamentalistes qui font de l’homosexualité une anomalie biologique pouvant être corrigée. Néanmoins, c’est bien l’argument du déterminisme biologique de l’homosexualité qui prédomine parmi les défenseurs des droits des gays et des lesbiennes, notamment dans le but d’atteindre la reconnaissance des droits fondamentaux des Américains LGBTQ+ dès les années 1990. La crise du SIDA vient bouleverser ce paradigme à mesure que la gouvernance de Ronald Reagan se mure dans un mutisme coupable. Marche s’appuie sur les exemples d’Act Up et Queer Nation qui placent l’érotique au centre de l’échiquier politique pour sensibiliser l’opinion publique et mettre les politiques face à leurs responsabilités dans une crise sanitaire majeure. Mais, la déshomosexualisation du SIDA issue de la tentation irrésistible de l’assimilationnisme est telle que le mouvement LGBTQ+ connaît un cycle complet de désexualisation (mouvement homophile) → sexualisation (libération + SIDA) → désexualisation (depuis les années 1980) [76]. Avec une grande habileté, Marche réussit à montrer que les années SIDA provoquent un choc sismique au sein du mouvement, ce qui a conduit à l’éclatement. S’il s’agit véritablement d’un cycle dynamique, le mouvement LGBTQ+ connaîtra-t-il à nouveau une rémanence de sexualisation ainsi que des victoires idéologiques pour le camp différentialiste ? Hal Offen, porte-parole de Coalition of Lavender Americans déclarait en 1977 : ‘Our rights are ours because we exist—we must demand them and fight for them—not work for them with a promise to behave’. C’est certainement sur la problématique des « pièges de la normalisation » que l’auteur tente de créer les conditions d’un débat constructif de part et d’autre en invitant le camp assimilationniste – devenu élitiste et déconnecté de sa base – à procéder à une critique introspective de son mode opératoire. Comment les assimilationnistes peuvent-ils rassembler plus largement afin de ne pas perpétuer les inégalités du modèle économique dominant dans lequel ils cherchent à s’inscrire ? Marche consacre le troisième chapitre de cette démonstration à la problématique de « la marchandisation des identités LGBT » [121]. Au nom d’intérêts économiques majeurs, les quartiers gays s’ouvrent aux investisseurs et attirent désormais une clientèle toujours plus diversifiée. Pour être « respectables » et « rentables », les quartiers gays doivent s’adapter à la norme capitaliste, au point qu’ils se fondent désormais dans le paysage urbain et perdent toute leur spécificité transgressive. Les assimilationnistes – soutenus par les municipalités – sont aux commandes de la mise en œuvre de la déshomosexualisation de ces enclaves. Ce phénomène conduit à la gentrification de ces espaces, à la hiérarchisation des identités sexuelles et à la démobilisation des acteurs de la lutte LGBTQ+. L’auteur s’appuie notamment sur les polémiques suscitées autour de l’organisation des marches des fiertés. Leurs organisateurs font systématiquement appel à la manne des sponsors commerciaux – avides de visibilité pour conquérir le marché des identités LGBTQ+ et cibler le pouvoir d’achat des ‘dinks’ [131] – alors que ces derniers n’adhèrent pas nécessairement au principe de l’égalité des droits. Les témoignages d’Adam, d’Abe et de Margot sont particulièrement révélateurs et montrent que les choix opérés par le mouvement sont sources de contradiction et d’incertitude sur le devenir de la lutte déchirée par « le narcissisme, la sincérité et l’authenticité » [141]. Dans les deux derniers chapitres, Marche offre une nouvelle perspective de lecture face à la désexualisation-déshomosexualisation du mouvement en redonnant toute sa légitimité à la place du « réenchantement sexuel » [155]. Ce processus se caractérise par des initiatives infrapolitiques créatives qui laissent transparaître toute la subjectivité des acteurs à la manière d’un laboratoire expérimental. L’objectif est d’occuper l’espace pour réaffirmer sa différence sexuelle sur le ton de la dérision et de l’absurde en dédramatisant les enjeux politiques et économiques. Marche montre ainsi que la culture et la théâtralité peuvent peser de tout leur poids pour repenser les normes sociales afin d’offrir une alternative inclusive renouvelée et plus ambitieuse. Quelques remarques en conclusion pour alimenter les débats à venir. À partir du modèle empirique proposé par Marche, le mouvement LGBTQ+ apparaît alors profondément fracturé entre des camps « irréconciliables ». Différentialistes et assimilationnistes s’opposent sur la direction politique et morale du mouvement à la manière des progressistes et des conservateurs dans le cadre de l’identité américaine. Si la dimension religieuse est exclue de ce combat endogène, cet affrontement organisé ne fait-il pas écho, dans une certaine mesure, aux désaccords issus des guerres culturelles ? L’adhésion à la norme de la démocratie pour « former une Union plus parfaite » constitue-t-elle véritablement une forme de conservatisme ? Comment les assimilationnistes, aussi dominants soient-ils, peuvent-ils prendre en compte les demandes des différentialistes qui refusent le compromis de la respectabilité afin que soient reconnus leurs droits ? Loin d’être une simple opération de séduction, la désexualisation du mouvement LGBTQ+ est aussi le résultat d’une LGBTphobie galopante et, a fortiori, de l’impuissance des pouvoirs publics à la combattre à ses racines. In fine, la sexualité reste aussi un marqueur identitaire que certains Américains LGBTQ+ souhaitent confiner et protéger dans le cadre strict de leur vie privée, et non pas systématiquement par opportunisme politique. L’arrêt Lawrence v. Texas abonde dans ce sens aussi. En définitive, Marche parvient brillamment à mettre en scène un ensemble de modèles théoriques pour donner une seconde vie à ses récits authentiques tombés dans l'oubli de la normalisation. Il fait une place non négligeable au lesbianisme et aux initiatives culturelles qui continuent d’occuper une place centrale dans le mouvement LGBTQ+. Même si ces actions restent symboliques, elles ambitionnent d’interpeller les consciences et de faire passer un message dont l’impact dans l’esprit collectif reste à mesurer. En tant qu’objet d’étude, le mouvement LGBTQ+ est une question éminemment complexe dont le caractère mouvant, protéiforme et volontairement pluraliste en fait un vaste chantier exploratoire pour la recherche. Dans le domaine politique, les différentes approches confrontées n’ont-elles donc pas vocation à être davantage complémentaires qu’antinomiques ?
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