L’adolescence made in USA Sexe, genre et conservatisme dans les séries pour ados
Émilie Lemoine
Collection Adologiques Québec : Presses de l'Université Laval / Paris : Hermann, 2016 Broché. 193 p. ISBN 978-2705673802. 22 €
Recension d’Adrienne Boutang Université de Bourgogne Franche-Comté
Paru dans la collection « adologiques » consacrée aux représentations de l’adolescence contemporaine, l’ouvrage d’Émilie Lemoine aborde un genre de la culture populaire peu étudié dans le champ des études audiovisuelles et médiatiques francophones. Rédigé dans un style accessible et extrêmement pédagogique, il s’adresse autant aux spécialistes de l’adolescence qu’aux étudiants désireux d’appuyer leurs recherches sur une base théorique solide. La représentation de l’adolescence au cinéma et à la télévision a fait l’objet de recherches approfondies aux États-Unis et dans les pays anglophones, à la suite notamment, des travaux de David Considine, Timothy Shary, et, dans le domaine plus spécifique des girl studies, de Catherine Driscoll(1). Quelques ouvrages nord-américains ont étudié conjointement ces deux facettes de la culture teen, films et séries, notamment celui de Roz Kaveney en 2006(2). Dans le secteur francophone, cependant, les études consacrées aux productions culturelles audiovisuelles destinées aux adolescents sont plus rares, surtout par comparaison avec le développement des recherches en littérature de jeunesse(3). Les ouvrages francophones les plus éclairants consacrés aux objets culturels adolescents se situent majoritairement dans le champ de la socio-anthropologie et de la psychologie, prolongeant les travaux fondateurs de David Le Breton articulés autour du corps et des conduites à risque(4). D’autres études parues dans la collection « adologiques » ont abordé, en croisant étude des œuvres et analyse de leur impact social, le rôle des films et des séries dans la culture juvénile contemporaine(5). Un même souci d’étudier les représentations au triple prisme de psychologie, de la sociologie et de l’anthropologie apparait dans l’ouvrage collectif paru aux éditions Érès sur les figures d’adolescentes au cinéma(6). Dans le champ des études cinématographiques et audiovisuelles, les études consacrées aux productions destinées aux adolescents sont beaucoup plus rares – sans doute notamment pour des raisons ayant trait au peu de légitimité culturelle de ces objets. Au cours des dernières années, seuls deux ouvrages, l’un principalement axé sur le cinéma nord-américain(7) et l’autre traitant plus largement du cinéma de l’adolescence(8) en abordant des ères culturelles plus variées, sont parus sur le sujet, en n’abordant toutefois qu’incidemment les séries. L’ouvrage d’Émilie Lemoine, qui se focalise sur la production audiovisuelle, vient donc combler une lacune et ouvrir des pistes prometteuses sur des objets culturels qui ont, comme l’auteure le constate, laissé une empreinte marquante sur une génération de spectateurs. Le corpus abordé s’étend du début des années 1990 (période de diffusion en France de Beverly Hills) à la première décennie des années 2000. Les séries adolescentes antérieures à cette période ne sont pas traitées (Happy Days, par exemple, ou la version télévisée de Fame, diffusée dans les années 1980). Cependant cette absence de mise en perspective historique, et la focalisation sur des objets récents, se justifie pleinement, à la fois par l’orientation de la collection « adologiques » sur la culture contemporaine, et par la cohérence de la période choisie. Comme le remarque l’auteure, la diffusion – et la popularité – de Beverly Hills ont marqué le début d’une ère particulièrement prolifique pour les séries adolescentes. Émilie Lemoine traite de onze séries : Beverly Hills 90210, My So-Called Life, Buffy the Vampire Slayer, Dawson’s Creek, Freaks and Geeks, Smallville, The. O.C., One Tree Hill, Gossip Girl, Glee et Huge(9). Cette sélection est représentative, et offre un aperçu varié de différents types de productions sérielles, des soap operas grand public très populaires aux teen musicals en passant par des séries plus confidentielles, bien que certaines aient acquis une certaine reconnaissance critique. En plus de ce noyau central, des allusions à d’autres séries viennent encore élargir le champ de l’analyse. Ce corpus relativement étendu permet de construire des comparaisons et de dégager des oppositions significatives. Si l’auteure exclut les films de son corpus d’étude, ces derniers reviennent dans certains titres de chapitres, clins d’œil au cinéma indépendant ou Indiewood des années 1990, d’American Beauty à Boys Don’t Cry, mais aussi lors de comparaisons ponctuelles toujours pertinentes. Les références théoriques mobilisées sont nombreuses et ancrées dans des champs méthodologiques divers. Conformément à l’orientation sociologique de la collection, les séries sont traitées comme un « matériel formidable, permettant d’appréhender une époque, une société, ou même – n’ayons pas peur des mots – une culture » [3], et comme un réservoir à « mythes » et « stéréotypes ». Émilie Lemoine s’appuie occasionnellement sur des textes anthropologiques classiques, comme ceux de Margaret Meade, Claude Lévi-Strauss, ou Françoise Héritier, pour mettre en perspective les « rituels » adolescents tels qu’ils apparaissent dans les séries. Ces références sont d’autant plus pertinentes pour étudier la culture adolescente populaire que films et séries teen ont tendance à user abondamment de métaphores ethnologiques pour décrire les comportements grégaires de leurs jeunes héros. Cependant l’ancrage théorique fondamental du livre se situe du côté des études féministes, des études de genre, et des études queer. Ce choix théorique se justifie par les trois axes choisis pour aborder les séries adolescentes : le genre, la sexualité et le corps. On peut, pour résumer, considérer que l’auteure interroge le traitement du genre (au sens de gender) au sein d’un genre (au sens poétique du terme), la série pour adolescents. Émilie Lemoine s’intéresse aux processus de construction d’identités genrées, et appuie ses analyses sur la théorie féministe (de Simone de Beauvoir à Joan Scott), citant notamment les textes classiques articulant études de genre et théorie du cinéma, comme ceux de Laura Mulvey [38] et d’E. Ann Kaplan. Ses développements sur le processus de construction des identités de genre, et plus largement, son intérêt pour la dénaturalisation des stéréotypes genrés, se rattachent directement aux travaux de Judith Butler, fréquemment citée. Plus largement, l’étude d’Émilie Lemoine appartient pleinement au champ des cultural studies, puisque l’auteure se propose de « démasquer les idéologies » tapies sous les représentations, et d’interroger la permanence du « puritanisme américain » [4]. Les références sont assorties de commentaires explicatifs qui résument les concepts mobilisés. En raison de cette rigueur terminologique, l’ouvrage peut également constituer une bonne introduction aux bases théoriques des études de genre – un développement conséquent est consacré à la généalogie du concept de genre, et l’auteure prend soin de rappeler les nuances entre des termes voisins, par exemple « masculinité » et « virilité » [51]. Les axes choisis sont tout à fait pertinents pour une étude consacrée aux séries adolescentes, genre varié, mais très codifié, et portant sur des individus perméables aux injonctions et aux normes, mais dont les identités sont encore en construction. Comme leurs équivalents cinématographiques, les séries teen, avec leur arsenal de personnages-types et de situations attendues (du bal de promotion à la perte de la virginité) constituent d’excellents objets pour explorer la formation des identités et l’élaboration – ou la déconstruction – des normes. Émilie Lemoine s’appuie aussi sur des études lexicales, dont les résultats sont révélateurs. À la p. 85, par exemple, un tableau, réalisé à partir des onze teen series, révèle les disparités de fréquence dans l’emploi respectif des mots virgin et sex : 51 pour le second, et 382 pour le premier. Ce travail méticuleux de dépouillement lexical révèle bien la présence d’interdits, de thèmes sensibles et de tabous, et montre que l’idéologie puritaine vient justement se nicher dans ce genre de détails qui n’en sont pas. Les analyses mettent au jour non seulement les stéréotypes et injonctions imposées aux jeunes filles, mais aussi les impératifs auxquels sont soumis les garçons, notamment la persistance d’un « idéal du jeune garçon solidaire d’un clan du même sexe » [46]. Sa démonstration de l’inégalité entre les genres, et notamment des traitements asymétriques des virginités masculine et féminine, est convaincante et argumentée. On pourrait même prolonger le constat pessimiste de l’auteure en remarquant que le « mythe » adolescent dans la culture contemporaine s’est plutôt conjugué au masculin (de la valorisation des « conduites à risque » analysée par David Le Breton aux accessoires mythiques, plutôt masculins, par exemple les voitures [48-49]). É. Lemoine ne se contente pas de relever les stéréotypes visibles, elle examine également la face cachée de l’iceberg, en pointant du doigt les représentations absentes, par exemple, la très faible représentation de personnages de jeunes filles lesbiennes, ou le tabou empêchant, dans Glee, que le mot « avortement » soit même prononcé [82]. L’ouvrage comporte en annexe un tableau indiquant les réseaux ou chaînes de diffusion de chaque série étudiée. Ce dernier fait apparaître la diversité relative du corpus, puisque différents networks ou chaînes sont représentés : Fox, ABC, ABC Family, The WB, NBC, Fox Family, The CW. Un bref développement sur les caractéristiques de ces networks aurait peut-être constitué un ajout bienvenu, et permis de situer immédiatement chaque œuvre, de comprendre à qui elle s’adressait et de quelle marge de manœuvre disposaient ses créateurs. L’auteure est en effet attentive aux « tonalités » respectives des œuvres analysées, mentionnant par exemple le « ton qui se veut sulfureux » d’une série, ou commentant la série Awkward, « connue pour son ton relativement décalé et diffusée sur MTV » [76]. Une mise en rapport systématique des « tonalités » adoptées par les séries, et de leur adéquation (ou décalage) avec le positionnement de la chaîne sur laquelle elles sont diffusées, aurait offert un soubassement très utile aux analyses des œuvres. Ce rappel du contexte industriel aurait d’ailleurs fait d’autant mieux ressortir la pertinence des oppositions dégagées. L’auteure s’appuie en effet souvent sur des binômes composés d’une série grand public et d’une autre plus confidentielle, par exemple Glee (qui est une série Fox), et Dawson’s Creek (WB). On peut supposer qu’il existe une relation directe entre le positionnement industriel et les possibilités pour les séries de transgresser certaines normes. Dans Glee, par exemple, la remise en cause des critères standardisés de beauté passe par le choix des interprètes, et le recours, dans la lignée des combats pour la « politique des identités », à des comédiennes aux physiques atypiques. C’est le cas pour l’actrice jouant Mercedes, noire et moins filiforme que les héroïnes habituelles des teen movies, (même si É. Lemoine souligne à juste titre que lors de sa grande scène de danse on a jugé bon de l’entourer « d’une troupe de cheerleaders toutes minces, en petites jupes et hauts de maillots de bain » [157]). Mais ces corps atypiques continuent d’être traités d’une manière qui les aseptise et les déréalise. Il faut donc aller du côté de séries plus confidentielles, ou diffusées sur des réseaux moins conservateurs, pour voir représentés des corps plus concrets et débordants, de « l’utilisation d’un ton direct, quasi médical » dans une séquence de Dawson’s Creek (diffusée sur WB), à la présence de boutons d’acné dans My So-Called Life (diffusée sur NBC) [138]. Ces précisions préalables sur le contexte industriel de production et de diffusion auraient en outre constitué un bon complément aux développements consacrés à la genèse des œuvres. L’approche génétique mobilisée ponctuellement dans l’ouvrage amène des conclusions nuancées et parfois surprenantes. É. Lemoine constate par exemple « que le nombre de femmes, à la fois au scénario et à la réalisation, est par exemple nettement plus important pour une série comme Beverly Hills 90210, associée au politiquement correct et au conservatisme, que la série “chantre” du féminisme Buffy the Vampire Slayer » [39]. L’auteure rappelle d’ailleurs qu’il arrive que des séries grand public abordent des problématiques transgressives : elle mentionne notamment un épisode de Beverly Hills qui traite du thème de l’avortement [81]. Autre critère qui aurait pu être plus systématiquement exploré dans l’ouvrage: l’appartenance générique des œuvres étudiées, puisque, comme le teen movie, le genre « série adolescente » se décline en une multiplicité de sous-genres. L’auteure recourt ponctuellement à des critères génériques, par exemple pour pointer la singularité du traitement de la sexualité dans les récits fantastiques, où « la thématique pubertaire prend une autre dimension » [138]. L’indication préalable du ou des genres auquel se rattachent les séries aurait encore clarifié les développements de l’auteure sur le traitement de certaines thématiques, puisque c’est bien à l’intérieur de l’horizon d’attente construit par le rattachement à un genre qu’on peut identifier d’éventuelles déviations. Donner, par exemple, le genre auquel se rattache My So-called Life (qui n’est pas une série comique, mais pas non plus exactement dramatique) aurait permis d’étayer les commentaires très pertinents de l’auteure sur le basculement de la fiction dans une tonalité « tragique » dès qu’il s’agit d’aborder l’homosexualité [119]. L’ouvrage navigue habilement entre œuvres et contexte. Sont mentionnés, par exemple, les débats autour de l’avortement, la valorisation de la virginité, ou la stigmatisation de la masturbation [74-75]. Autant de rappels très documentés, qui délimitent efficacement l’arrière-plan culturel sur lequel les séries viennent s’inscrire et les préjugés qu’elles viennent moduler, adapter, et parfois contrer. Les allusions ponctuelles à des épisodes marquants de la culture médiatique nord-américaine (du scandale du nipple de Janet Jackson aux débordements des anciennes stars Disney) constituent également, pour un lecteur francophone, des rappels bienvenus. La mise en rapport de ces représentations contemporaines avec des traditions culturelles remontant aux « organisations telles que les YMCA (Young Men’s Christian Association) formées au XIXe siècle ou que les 4-H et les scouts » [46] est très utile, tout comme les références critiques aux théories, contestables, du psychologue G. Stanley Hall et au rôle qu’elles ont joué dans l’élaboration et le maintien de stéréotypes peu ou mal interrogés [46-47]. Cette mise en perspective historique permet aussi de mieux comprendre les personnages-types des productions adolescentes. Ainsi l’« athlète » (jock), par exemple, est-il replacé dans une tradition culturelle plus ancienne associant pratique sportive et virilité, « force physique et force morale » [52]. Revers de cette qualité, on peut regretter que ce travail de va-et-vient entre la culture et les œuvres qui en sont le produit se fasse de manière un peu trop unilatérale, et au détriment de l’analyse intertextuelle. L’auteure mobilise parfois les concepts de « fidélité », ou de « reflet », là où la notion de « construction », centrale dans le champ des cultural et gender studies, permettrait de laisser plus de jeu à l’analyse, en ne ramenant pas nécessairement les rapports entre œuvres et monde à la question de savoir si elles « refl[èten]t ou non le réel ». L’auteure reconnaît d’ailleurs elle-même les impasses de cette formulation dont elle se distancie, concluant que les séries n’ont pas pour but d’éduquer ni de moraliser la jeunesse, mais bien de la distraire et de lui offrir des « contes de fées modernes » [171]. Ce constat est juste, et on pourrait l’appliquer aussi à la question du supposé « réalisme » des séries : plus que de « refléter » l’adolescence réelle, il s’agit bien de séduire et de convaincre, et la fonction didactique et commerciale l’emporte sur le souci documentaire. Dans le cadre de l’approche cultural studies mobilisée par Émilie Lemoine, et de son projet explicite de débusquer l’« idéologie » masquée sous ces représentations, on peut rappeler les analyses fondatrices de Stuart Hall(10) et sa définition de l’idéologie comme un système discursif opérant par associations internes plus que par référence au monde extérieur. Loin de « refléter » le réel, les représentations le reconstruisent et le réorganisent en fonction de valeurs et de présupposés qui l’emportent sur l’ambition documentaire. Ce processus d’imprégnation des fictions par des a priori, notamment pseudo-scientifiques, est d’ailleurs examiné dans certains passages particulièrement éclairants du livre, par exemple lorsqu’est rappelée la persistance d’une « conception psychologisante de l’adolescence née au siècle dernier, la réduisant à un phénomène hormonal et essentiellement physiologique » dans les fictions contemporaines [134]. L’univers de la culture de jeunesse est très autoréférentiel, et fonctionne beaucoup sur l’intertextualité et la réflexivité. Les situations narratives et la construction des personnages se comprennent autant à l’aune de ce travail de reprise ou de différenciation par rapport à des « types » élaborés dans des œuvres antérieures, qu’en référence aux adolescents réels. Cela ne signifie bien sûr pas que toute référence aux adolescents réels doive être abandonnée, mais qu’elle doit transiter par la reconnaissance préalable de ce travail interne et intertextuel d’élaboration, ou de réélaboration, de types et de canevas topiques. L’ouvrage identifie d’ailleurs très nettement, à la fois sur les plans synchronique et diachronique, la récurrence de tropes et de situations : la prom night, ou le motif du relooking, (makeover en anglais [23]). C’est bien à l’intérieur de ces conventions récurrentes que peuvent s’identifier les évolutions, plus peut-être que par comparaison avec le monde extérieur. La remarque s’applique aussi à la construction des personnages : Émilie Lemoine mentionne, dans la partie consacrée aux représentations du corps, la présence de représentations « non conformes à la dictature de critères dominants » [163], et range parmi ces dernières certains personnages de nerds. Il n’est pas sûr que le nerd doive être analysé comme une alternative à la logique normative et stéréotypée des teen movies traditionnels. Il semble plus juste d’analyser ces personnages caricaturaux comme des « types » inversés, constituant l’exact revers des physiques parfaits des autres personnages. Plutôt qu’un effort vers une représentation plus réaliste et diversifiée des adolescents, le nerd peut être vu comme une manière pour les fictions de se contenter d’une laideur stéréotypée afin d’éviter de se confronter réellement à des physiques différents. Là encore, le « type » s’interpose entre les œuvres et les adolescents réels. On peut aussi nuancer la qualification par l’auteure de la série Glee comme un « regard original et réaliste » porté sur « le handicap ou l’homosexualité au lycée » [note 19, p. 20]. Comme l’auteure le montre d’ailleurs elle-même, Glee n’est en rien une série réaliste. Cependant, le diagnostic d’Émilie Lemoine quant à la singularité de la teen musical se justifie par comparaison avec d’autres séries, antérieures ou contemporaines. Plus que le réalisme, il faudrait donc interroger là encore l’intertexte et la manière dont les séries progressent par différenciation – dans une courbe asymptotique vers la représentativité, qui n’est pas nécessairement l’équivalent du réalisme (les anciens stéréotypes pouvant se voir remplacés par de nouveaux codes politically correct par exemple). Il s’agit bien sûr de détails, l’auteure repérant globalement aussi bien les « types », majoritaires, que les « contre-types » qui reproduisent une autre forme de conventionnalisme. Elle rappelle par exemple que même lorsque les fictions prétendent construire des personnages de jeunes filles qui sortent des stéréotypes habituels associés à la féminité, elles retombent dans des stéréotypes tout aussi répétitifs et restrictifs : le « Buddy » ou le tomboy [26], démontrant encore une fois à quel point l’univers teen doit se comprendre comme autoréférentiel et codifié, jusque dans ses transgressions apparentes. La mise au jour par Émilie Lemoine de l’idéologie sous-jacente aux œuvres, et des traces d’une logique patriarcale et fréquemment homophobe, est très convaincante. Une analyse plus précise du point de vue adopté par les narrations sur les fictions permettrait parfois de préciser certaines ambiguïtés. Il est par exemple souvent difficile de savoir si les passages mentionnés comme étant symptomatiques de certains traits culturels sont à mettre au compte des personnages uniquement, ou bien des narrations. Ainsi, le fait que certains personnages se comportent de manière misogyne, ou adoptent des propos ou un comportement contestable, ne signifie pas nécessairement que les séries s’alignent sur ces derniers – une fiction sur la domination patriarcale n’est pas (forcément) une fiction patriarcale. Il est difficile, par exemple, de comprendre, lorsque l’auteure écrit : « l’humour misogyne semble d’ailleurs caractériser certains personnages de la série One Tree Hill » [60], si le récit endosse cet humour misogyne ou s’en distancie, par exemple en condamnant les personnages qui le manifestent – si ces personnages sont condamnés par la fiction, ou si celle-ci s’aligne sur ce point de vue, si la série endosse ces stéréotypes ou les met à distance. On retrouve un problème analogue lorsque l’auteure analyse les représentations du viol [80-81] en un développement par ailleurs extrêmement intéressant. Émilie Lemoine écrit : « La plupart du temps, les tentatives de viol sont traitées avec une relative légèreté, au regard de la responsabilité, pénale notamment, de l’agresseur » [80]. L’ambiguïté de la formulation passive rend difficile de savoir si ce traitement désinvolte du viol est à mettre au compte des personnages exclusivement, ou bien également des narrations. Il en va de même lorsque l’auteure évoque le pilote de Gossip Girl, remarquant qu’on y « retrouve cette même légèreté, d’autant plus flagrante et ahurissante qu’elle concerne un des personnages principaux ». Là encore, le lecteur ne peut savoir avec certitude si cette « légèreté » est mise à distance et dénoncée par les séries elles-mêmes, ou si la légèreté des personnages est redoublée (ou aggravée…) par une légèreté identique de la narration. Cependant l’ampleur du corpus et la volonté d’offrir une approche synthétique expliquent et justifient que les exemples ne soient pas toujours analysés dans le détail. Considérées dans leur ensemble, les analyses de L’adolescence made in USA mettent en lumière la manière dont les séries adolescentes naviguent avec difficulté entre deux écueils : le typage simplificateur fonctionnant sur des clichés réducteurs, et la dramatisation moralisatrice. Les grilles de lecture qu’offre l’ouvrage d’É. Lemoine sont directement applicables à des œuvres plus récentes, et anticipent des évolutions qui ont été confirmées par des séries ultérieures. Ainsi ses remarques sur l’inversion du male gaze dans My so-called Life One Tree Hill [77] s’appliquent-elles parfaitement à l’héroïne de la teen série britannique My Mad Fat Diary (Journal d’une ado hors-normes, Tom Bidwell, E4, 2013-2015). Parmi les pistes de recherche qu’ouvre cette synthèse stimulante, on peut tout particulièrement mentionner la circulation entre séries et films, télévision et cinéma. L’auteure esquisse fréquemment des comparaisons pertinentes qui méritent d’être poursuivies et articulées à une réflexion sur la singularité du récit sériel. La place narrative plus grande dont disposent les séries peut leur permettre, par exemple, d’aborder des enjeux généralement laissés de côté par les teen movies, notamment en développant les personnages des parents, et plus généralement en s’intéressant davantage au contexte familial et social de leurs jeunes personnages. Les remarques d’Émilie Lemoine sur le corps des acteurs et sur les métamorphoses pourraient aussi servir de point de départ à une étude de l’impact des transformations physiques des acteurs d’une saison à une autre, point de départ intéressant pour examiner l’impact, et l’intégration, sur les univers fictionnels, de ces « métamorphoses » du monde réel. L’adolescence made in USA répond bien à la question posée explicitement, débusquer l’idéologie sous le divertissement, et ouvre vers une problématique tout aussi essentielle, qui s’applique à l’ensemble des productions culturelles populaires destinées à la jeunesse : savoir si les objets culturels destinés à la jeunesse constituent la prolongation séduisante de l’entreprise amorcée par Stanley Hall, réguler les instincts des adolescents, ou s’ils peuvent s’extraire de cette logique moralisatrice. ____________________ (1) David Considine, The Cinema of Adolescence. McFarland, 1985. Timothy Shary, Generation Multiplex : The Image of Youth in Contemporary American Cinema. University of Texas Press, 2009. Catherine Driscoll, Girls : Feminine Adolescence in Popular Culture and Cultural Theory. New York: Columbia University Press, 2002. (2) Roz Kaveney, Teen Dreams : Reading Teen Film and Television from 'Heathers' to 'Veronica Mars'. London : I.B. Tauris, 2006. (3) L’intérêt de la sociologie française pour l’adolescence est pourtant ancien, puisqu’un article célèbre d’Edgar Morin paru en en 1969 traitait précisément de l’incidence culturelle des représentations de la jeunesse rebelle : Edgar Morin, « Culture adolescente et révolte étudiante ». Annales : Économies, Sociétés, Civilisations 24/3 (1969) : 765-776. (4) L’ouvrage d’Élise Muller, Dans la peau d'une ado, paru chez Armand Colin en 2015, constitue un bon exemple d’analyse anthropologique précise et documentée de l’adolescence contemporaine. (5) Films cultes et culte du film chez les jeunes : Penser l’adolescence avec le cinéma, Séries cultes et culte de la série chez les jeunes, sous la direction de Jocelyn Lachance, Hugues Paris et Sébastien Dupont, 2009, et Penser l’adolescence avec les séries télévisées, sous la direction de Martin Julier-Costes, Denis Jeffrey et Jocelyn Lachance, 2014. (6) Sébastien Dupont et Hugues Paris, L'adolescente et le cinéma : De Lolita à Twilight. érès, 2013. (7) Adrienne Boutang et Célia Sauvage, Les Teen movies. Vrin, 2012. (8) Olivier Davenas, Teen ! Cinéma de l'adolescence. Moutons électriques, 2013. (9) Émilie Lemoine a choisi de désigner les séries par leur titre anglais, même lorsqu’il existe aussi un titre français, par exemple Angela, 15 ans pour My So-Called Life. Ce choix de conserver les titres anglo-saxons se justifie par les usages récents des spectateurs et des chaînes, qui traduisent de moins en moins les titres. (10) Stuart Hall, Signification, Representation, Ideology : Althusser and the Post-Structuralist Debates : Critical Studies in Mass Communication, 2 : 104.
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