Les sentiers de l’ouvrier Le Paris des artisans britanniques (Autobiographies, 1815-1850)
Sous la direction de Fabrice Bensimon
Textes de John Colin, Charles Manby Smith et William Duthie traduits par Sabine Reungoat Collection Internationale Paris : Éditions de la Sorbonne, 2017 Broché. 136 p. ISBN 979-1035100445. 15 €
Recension de Richard Tholoniat Le Mans Université
Professeur d’histoire et de civilisation britannique à l’université Paris-Sorbonne, collaborateur au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, spécialiste de l’histoire politique et sociale des rapports franco-britanniques (XIXe siècle), Fabrice Bensimon travaille actuellement tout particulièrement sur les transferts et migrations ouvrières de chaque côté de la Manche, de la Restauration à la Deuxième République. Après des interventions sur les arrivées d’ouvriers britanniques recrutés depuis la Grande-Bretagne pour leurs compétences recherchées par les entrepreneurs français longtemps en retard technologique sur leurs homologues d’outre-Manche, après des études de cas d’entreprises britanniques installées dans différents foyers industriels (Bretagne, Calais), F. Bensimon se tourne vers une source rare : l’autobiographie ouvrière. Les sentiers de l’ouvrier : Le Paris des artisans britanniques (1815-1850) présente le récit de la recherche d’emploi et de la vie à Paris de trois artisans itinérants (tramping artisans, d’où le titre oxymorique de l’ouvrage ?)
Dans une présentation générale, après un point sur les logiques de l’émigration ouvrière britannique vers la France de la première moitié du XIXe siècle, F. Bensimon relève avec compétence et clarté deux défis méthodologiques. Le premier est l’histoire des autobiographies ouvrières outre-Manche : nées avec la révolution industrielle, d’où leur avance sur les autobiographies françaises, elles bénéficient de l’alphabétisation des classes populaires, d’un marché pour leur publication provenant de l’intérêt pour la question sociale (Condition of England Question), de leurs schémas narratifs influencés par l’horizon d’attente d’un public surtout bourgeois et d’auteurs désireux d’ascension sociale et de progrès personnel (self-improvement). Les usages que les historiens font de ces sources de l’histoire « d’en bas » permettent à F. Bensimon de développer une analyse très intéressante de la complexité du rapport entre récit de vie et fiction chez les ouvriers autobiographes en général, français et britanniques en particulier.
Ses introductions aux récits de John Colin, Charles Manby Smith et William Duthie permettent d’illustrer les questions soulevées dans la présentation. Le retour du vagabond : La vie et les aventures de Colin peut se lire comme un récit picaresque du XVIIIe siècle mis au service de la brochure de propagande d’une société de tempérance dans laquelle un ivrogne, heureusement habile apprêteur de cuir, revient sur sa trajectoire d’alcoolique amendé. Autre récit, publié dans un mensuel politique radical et littéraire écossais, celui de Charles Manby Smith qui tente sa chance à Paris. La différence de rémunération en partie due aux lois inexistantes alors sur le droit d’auteur ainsi que ses talents de compagnon imprimeur le font collaborer à la composition d’ouvrages d’écrivains britanniques et américains assurés des meilleures ventes. Enfin William Duthie, voyageur en pays germaniques, se révèle orfèvre disert sur les conditions de son métier et sur sa vie dans la capitale française dans A Tramp’s Wallet, stored by an English goldsmith during his wanderings in Germany and France. Cette anthologie a d’abord le mérite de présenter trois témoignages d’artisans itinérants. Leurs récits restent plutôt dans la tradition du voyage individuel du XVIIIe siècle, prolongée dans la première moitié du XIXe siècle, que dans celle des migrations associées à la diffusion de la révolution industrielle initiée par la Grande-Bretagne. Ces décennies voient l’apogée de la présence ouvrière britannique en France. Les trois hommes choisis, et c’est là le biais principal de leurs témoignages, préfèrent la parabole des talents de l’Évangile au choix républicain de l’égalité. Ils adhèrent déjà au victorianisme : l’effort individuel opposé à la paresse, la tempérance à l’ivrognerie, la propreté (cleanliness) au manque d’hygiène, l’épargne à l’incertitude du jeu d’argent, l’instruction à la distraction, le mariage au concubinage, toutes valeurs portées par le protestantisme (qui fait refuser à John Colin le mariage avec une Française catholique). Le sens de leur supériorité morale (et technologique) leur fait condamner par exemple le duel ou certaines méthodes des typographes français, mais, et c’est là l’originalité de leurs témoignages, ils n’entrent pas dans les catégories bourgeoises des écrivains français d’alors. Leur peuple parisien n’est ni le peuple-« populace » des « partageux », ni le peuple-nation, héroïsé par Michelet. Loin de considérer les pauvres comme nuisibles ou dangereux, ces Britanniques partagent les mêmes joies et souffrances que leurs compagnons de travail souvent présentés comme dignes et pleins de ressources : distractions au cabaret, excursion à Versailles, baignade dans la Seine mais aussi lutte contre le logement exigu et les loyers de M. Vautour, travail irrégulier et mal rémunéré, soins médicaux insuffisants. La solidarité dans la recherche d’un emploi ou d’un toit, voire dans l’aide aux révolutionnaires de 1830, les tendres sentiments pour une Française ou l’amitié d’autres ouvriers composent un tableau inhabituel et dynamique du Paris ouvrier, de la Restauration à la Révolution de 1848, que l’on découvre avec plaisir grâce également à la traduction fluide de Sabine Reungoat. Des cartes permettent d’appréhender l’espace vécu des trois artisans. Des notes bibliographiques ou d’éclaircissements utiles, un choix de photographies, tableaux et gravures bien choisis illustrent des aspects du séjour de nos trois Britanniques. De nombreuses illustrations proviennent d’ailleurs du musée Carnavalet, dont la lecture du catalogue, Le peuple de Paris au XIXe siècle (Paris Musées2011), ajouterait à l’intérêt de la lecture des Sentiers de l’ouvrier. Peut-être Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international permettra-t-il de repérer des autobiographies d’ouvriers allemands, compagnons de William Duthie par exemple, migrants eux-aussi vers la « ‘fabrique collective’ parisienne, capitale de l’échoppe et de l’atelier ». Comparer leurs expériences de travail, de logement et de sociabilités enrichirait notre connaissance de Paris. En attendant une histoire européenne de notre capitale, l’ouvrage de Fabrice Bensimon et Sabine Reungoat satisfera la curiosité de celles et ceux que passionnent les relations franco-britanniques et l’histoire sociale de Paris. .
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