Gertrude Stein Autobiographies intempestives
Christine Savinel
Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2017 Broché. 248 p. ISBN 978-2728805662. 21 €
Recension d’Hélène Aji Université Paris Nanterre
Très peu de parutions françaises ont été consacrées à Gertrude Stein exclusivement et le seul texte de référence était, jusqu’à il y a peu, l’ouvrage de Claude Grimal, Gertrude Stein : Le sourire grammatical, paru en 1996 dans la collection Voix américaines chez Belin. S’il y a eu des traductions en français de certaines de ses œuvres et si ce processus est voué à s’intensifier dans la mesure où les textes viennent de tomber dans le domaine public, peu de critiques se risquent à exercer leur sagacité sur les phrases souvent cryptiques de Stein. La monumentale biographie de Nadine Satiat, parue en 2010, compte plus de 1200 pages et en cela s’inscrit dans le mimétisme par rapport au roman fleuve de Stein, The Making of Americans. Attachée à la minutie des faits et des événements, elle ne donne pas la vue à la fois analytique et synthétique que l’on trouve dans l’ouvrage de Christine Savinel, Gertrude Stein : Autobiographies intempestives : Christine Savinel parle à ses lecteurs d’une Stein de l’intérieur des textes, construite par son écriture et non d’une personne dont l’existence aux multiples péripéties est examinée à la loupe, soumise, dans ses moindres détails, à l’enquête et à la transcription. Au fil de 238 pages d’un texte qui allie densité et limpidité, Christine Savinel entreprend de décrire et d’analyser le « système d’étrangeté » steinien [13] en s’attachant à la phase de maturité de l’œuvre : l’axiome qui sous-tend le choix du corpus se formule à rebours d’une critique conventionnelle de l’œuvre de Stein qui voudrait que l’essentiel fût écrit dans les grandes années du salon de la rue de Fleurus et de la fréquentation des artistes français cubistes et des écrivains américains auxquels Stein a donné la dénomination de « Lost Generation ». Pour Christine Savinel, c’est après 1933 et la publication de l’Autobiographie d’Alice B. Toklas que se jouent l’originalité, la postérité et la puissance opératoire de l’écriture de Gertrude Stein. Quatre en Amérique (1934), L’Histoire géographique de l’Amérique (1936), L’Autobiographie de tout le monde (1937) et le roman policier décalé Du sang sur le sol de la salle à manger (1933) constituent donc, avec l’Autobiographie d’Alice B. Toklas, la matière sur laquelle travaille Christine Savinel, attentive aux moindres tremblements de la langue, aux petits dysfonctionnements grammaticaux et aux micro-phénomènes qui adviennent dans le texte steinien et en font un objet littéraire à la fois protéiforme et très systématisé. Six chapitres successifs tracent la trajectoire d’une réflexion qui tient autant de l’étude littéraire et critique que de la méditation philosophique. Si l’on peut croire dans un premier temps que le propos de l’ouvrage est la dimension autobiographique des œuvres et les projections de l’autobiographique dans la fiction, l’on s’aperçoit à la lecture que la part autobiographique, si elle est bel et bien prise en compte, n’est pas le point focal de l’argumentation. Ce qui préoccupe Christine Savinel, c’est la tension entre la temporalité de l’événement vécu et celle, infinie et hors temps, de l’écriture : comment Gertrude Stein trouve-t-elle, par le biais d’une expérimentation linguistique libérée des contraintes syntaxiques et des conventions rhétoriques, les moyens de s’inscrire dans un lieu générique, dont la nature cryptique n’a d’égale que la puissance heuristique ? Encore faut-il, pour commencer de répondre à cette question, faire un sort à la vérité, celle à laquelle serait fidèle un quelconque témoignage de la voix narrative : dans l’œuvre de Stein, il n’est pas de témoignage possible et les témoins ne sont que de faux témoins en proie à une illusion. L’écriture qui se construit coupe les ponts avec l’histoire et la fuite temporelle pour s’inscrire dans une atemporalité qui, selon Stein, est la condition de survivance des textes : c’est de l’œuvre que l’autobiographie « tente de répondre, de son écriture, de son invention » [47]. Il y a chez Stein « une sorte de brutalité performante, dans la force de l’affirmation autarcique » [51] d’une écriture dont les stratégies stylistiques réactivent systématiquement la réflexivité. Consacré à L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, le premier chapitre lance le débat qui va traverser tout l’ouvrage de Christine Savinel : ni mégalomaniaque, ni anecdotique, l’écriture autobiographique de Stein se diffracte dans la médiation par le regard de l’autre. Elle gagne ainsi l’écart ironique qui la transmute en expérimentation de la communication par « porosité cryptique » et permet le dépassement de toutes les critiques et de toutes les incompréhensions, passées, présentes et à venir. En ce sens, le travail de Christine Savinel vise également une reconsidération de l’œuvre si difficile de Stein, lisant l’efficace de l’œuvre dans une difficulté qui vient hanter l’esprit d’un lecteur déstabilisé. L’étude de L’Autobiographie de tout le monde, dans le chapitre 2, se fait en parallèle d’une réflexion sur le Robinson Crusoé de Daniel Defoe : la focalisation steinienne s’inspire explicitement de cette œuvre pour se décaler de l’événement extérieur vers une vie intérieure dont le monologue narratif rendrait compte. Il y a une « insularité » choisie de Stein [75], marquée par le compagnonnage rare et sélectif, dont l’affinité avec Pablo Picasso est un exemple principal. Avec Du sang sur le sol de la salle à manger, Stein transgresse les normes du roman policier, mais elle effectue également une percée stratégique qui fait de ses textes des « modèle de pure structure de possibilité » [94]. Stein vient, contre son frère Leo ou contre son ami poète traducteur Georges Hugnet, occuper la place de l’autre après avoir « écrasé » son travail. C’est cette relation de soi aux autres / à ses autres qui fait l’objet du troisième chapitre de l’ouvrage de Christine Savinel : simultanément, les formes démultipliées de l’altérité fusionnent en une forme unique et générale de l’auteur. Loin d’une pensée stable ou dogmatique, cependant, il faut aller chercher la cohérence steinienne dans le rythme des répétitions et des variations microscopiques : une « large grammaire de la généralité » [105]. Stein préfère donc au nom commun, qui décrit et fige, les pronoms dont la référentialité demeure structurelle, abstraite et potentielle. Avec l’analyse de Quatre en Amérique, l’utilisation du nom propre comme accroche de la méditation prolonge cette problématique plus qu’elle ne la remet en question : c’est la contingence radicale de la nomination qui prévaut, faisant du nom propre une sorte d’archi-pronom. En même temps, les portraits des grands hommes américains se muent en autoportraits où Stein se laisse reconnaître de manière médiate. À la charnière entre Quatre en Amérique et L’Histoire géographique de l’Amérique, il y a le retour en Amérique à l’automne 1934. Les bégaiements des commencements itérés, la quête d’une intemporalité qui produirait une œuvre infinie, voilà les caractéristiques majeures de l’œuvre steinienne qui font l’objet du quatrième chapitre. L’Amérique est le pays de la construction infinie, peu importe la finitude du territoire, et cette construction infinie passe par le « doublebind d’un commencement impossible et nécessaire à la fois » [142]. L’objectif de l’écrivain est dès lors de se dépouiller des ancrages dans le temps et l’extériorité du souvenir, pour se reformer autour de ce que Christine Savinel appelle la « mémoire intérieure [...] qui sert à se souvenir de ce qui n’a pas eu lieu, mais que l’on sait, ou bien d’une vérité qui reste étrangère, mais que l’on entrevoit » [151]. Paradoxalement pour des textes dont le matériau serait autobiographique, le processus de composition et de révision des manuscrits ressort d’une exigence de décontextualisation. En intitulant son cinquième chapitre « Folie de la reconnaissance », Christine Savinel dessine ce qui serait un atterrissage forcé, après l’écriture d’une « Amérique vue d’avion » dans les mots de William Carlos Williams. La prolifération des auditoires à l’ère de la célébrité provoque une « déliaison du moi » [174]. Dans une plongée passionnante dans les détails de l’épisode de la « non-photographie » avec Mary Pickford, on accède à la prise de conscience du paradoxe de la reconnaissance pour Stein : ce sont l’élitisme et l’hermétisme qui favorisent cette aura de l’écrivain, mais l’affluence du public n’est pas réelle, elle se fonde sur un malentendu. Conclusif et dynamique à la fois, le dernier chapitre du livre scelle un portrait de Stein penseuse et philosophe : pensée de la lenteur ; réflexivité ironique qui délaisse la référentialité ; répétitivité investigatrice qui rythme l’exploration infinie d’un savoir incrémentiel. Il s’agit aussi pour Christine Savinel de repenser l’affect dans l’écriture steinienne, son rejet des émotions et de la nature humaine : l’affect s’imprime dans la langue en même temps qu’il est « exfiltré » du discours. L’invention de modes ou régimes nouveaux fait lire l’écriture steinienne comme relevant du « pur intempestif » [223]. Proposant une lecture méditation sur l’œuvre plus tardive de Stein et sur la persistance de l’expérimentation dans ses modes de composition, Christine Savinel donne donc voix aux interrogations irréductibles que suscite l’œuvre, non par accident mais parce que ces interrogations sont programmatiques. Dans la critique américaine récente, on peut lire l’étude de Karen Leick intitulée Gertrude Stein and the Making of An American Celebrity (2009), qui s’intéresse aussi à la Stein « tardive », celle du retour triomphal en Amérique et de l’absorption dans le flux de la culture mainstream, mais elle le fait quasiment exclusivement du point de vue de la réception des œuvres et de la construction d’une icône. Les biais de lecture (ou les dénis de lecture) qui président paradoxalement à la popularité de Stein ne sont pas évoqués, de sorte que le lecteur s’expose à l’image, factice autant qu’elle peut être séduisante, d’une Stein hollywoodienne. Sur un autre registre, s’éloignant de la théorie culturelle, Sharon J. Kirsch retourne à l’écriture même, dans Gertrude Stein and the Reinvention of Rhetoric (2014), mais cède un peu rapidement à la tentation de renoncer à toute élucidation. Elle constate la mise en place d’une grammaire steinienne complexe, de sorte que le discours critique vient habiter le lieu somme toute rassurant, à l’ère postmoderne, d’une aporie de la difficulté. Devant l’hermétisme, la renonciation au sens est presque un soulagement, chez Kirsch, mais elle prive le lecteur de la liberté comme de la responsabilité interprétatives. Christine Savinel démontre dans son ouvrage que le texte steinien n’est pas purement aporétique, ni contingent, mais qu’il est pensée de la contingence et que sa densité et sa répétitivité ne sont pas les signes d’une spontanéité non maîtrisée ou d’un défaut velléitaire. Ainsi, dans Gertrude Stein : Autobiographies intempestives, le projet se fonde sur la lecture rapprochée de quatre œuvres des années 1930, les années de la célébrité aussi flatteuse que dérangeante et celles de l’adresse publique à la fois troublante et désirée. Ce moment, Christine Savinel l’appelle « hyper-autobiographique » (4e de couverture), mais elle ne le relie pas à une forme de narcissisme ou à une impulsion testimoniale : plutôt, l’autobiographie émerge comme le mode inattendu de la sortie de la temporalité, qui, selon Stein, ronge l’œuvre. L’autobiographie devient le mode de l’entrée dans la dimension durative et itérative d’un présent continu qui serait celui de l’éternité de l’œuvre géniale. C’est une de ces œuvres géniales que Christine Savinel nous invite à (re)lire avec elle. ______________ Bibliographie : Grimal, Claude. Gertrude Stein : Le sourire grammatical. Paris : Belin, 1996. Kirsch, Sharon J. Gertrude Stein and the Reinvention of Rhetoric. Tuscaloosa: The University of Alabama Press, 2014. Leick, Karen. Gertrude Stein and the Making of an American Celebrity. New York: Routledge, 2009. Satiat, Nadine. Gertrude Stein. Paris : Flammarion, 2010.
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