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Billy Wilder et la musique d’écran

Filmer l’invisible

 

Julie Michot

 

Préface de Christian Viviani

 

Studia remensia, N°5

CIRLEP, Centre interdisciplinaire de recherches sur les langues et la pensée

Reims : Épure, Éditions et presses universitaires de Reims, 2017

Broché. 200 p.* ISBN 978-2374960357. 20 €

 

Recension d'Isabelle Schmitt-Pitiot

Université de Bourgogne-Franche Comté

 

 

 

Avant même sa grande érudition, fruit de recherches nouvelles et fructueuses, l’ouvrage de Julie Michot frappe par son écriture claire et son style délié, qui transmettent efficacement aux lecteurs et lectrices la jubilation que l’on éprouve à se plonger dans l’œuvre de Billy Wilder. Texte à la hauteur de son sujet, original et éclairant, il se lit ou mieux, se déguste avec gourmandise, pour reprendre la chaleureuse préface de Christian Viviani, au rythme des airs et chansons à proprement parler entraînants que l’auteure parvient à évoquer dans tout leur éclat et leur sens. Par la grâce de descriptions jamais fastidieuses car riches en remarques d’une grande finesse, cette étude permettra aux amateurs et aux spécialistes des films de Wilder de raviver leur connaissance de scènes mettant en image l’exécution in vivo de morceaux musicaux et ne manquera pas de donner à tous et à toutes l’irrésistible envie de voir ou de revoir ces scènes et les films qui les contiennent.

Le sujet pourrait paraître léger, mais s’harmonise parfaitement avec les sujets et l’écriture des films de Wilder, tout en contrepoints ironiques, voir cyniques. Partant de la remarque que les quatre personnages de Wilder qui tentent de se suicider le font en musique, Julie Michot va démontrer au fil de ses trois chapitres l’importance de la musique diégétique chez ce maître de l’alliance du sombre et du léger, ne craignant pas la dissonance lorsque la tension se fait trop forte.

Le tout premier enseignement de l’ouvrage est de forcer le lecteur à prendre conscience du caractère musical des films de Wilder, alors que ce dernier avoue sa totale incompétence en matière de pratique instrumentale. Cependant, s’il méprise certains genres musicaux comme la pop ou le rock, le cinéaste s’avère grand amateur de jazz et entretient dès sa jeunesse à Vienne et à Berlin des rapports privilégiés avec quelques-uns des plus grands compositeurs de bandes originales de films. De même, l’ouvrage s’attache à démontrer à quel point les airs et les chansons qui sont interprétés à l’écran ont été choisis avec un soin qui témoigne d’une volonté du réalisateur d’aller bien au-delà de la simple illustration musicale. Pour ce faire, Julie Michot fait le choix de l’exhaustivité, étudiant scrupuleusement toutes les occurrences d’exécutions musicales à l’écran dans les films du cinéaste, à l’exception, paradoxalement, de The Emperor Waltz (La valse de l’empereur, 1948) et d’Irma la Douce (1963), ces deux films relevant du « musical », genre à part, pour lequel le réalisateur lui-même se reconnaît peu de talent, et dans lequel les chansons ont un statut différent des passages de musique d’écran, pour reprendre la terminologie de Michel Chion, qui constituent le corpus de l’étude. Autre exception : Some Like It Hot (Certains l’aiment chaud, 1959), n’est qu’évoqué dans l’ouvrage, dans la mesure où plusieurs monographies lui sont déjà consacrées, même s’il demeure central puisqu’il met en scène des musiciennes et musiciens professionnels.

« Profondeur de chant » : le premier chapitre, témoignant dans son titre d’un art de la formule que l’on retrouve à chaque partie et sous-partie, traite des personnages de musiciens dans les fictions wilderiennes, couvrant un spectre allant des « stars autoproclamées » rivalisant de maladresse et de ridicule, comme Sandy Hinkle (Judi West) dans The Fortune Cookie (La grande combine, 1966) à des talents avérés comme le général italien de Five Graves to Cairo (Les cinq secrets du désert, 1943) joué par un authentique baryton, mais surtout Dino dans Kiss Me, Stupid (Embrasse-moi, idiot, 1964). Dans ce rôle, le crooner Dean Martin joue de sa célébrité pour composer une figure ambivalente et peu flatteuse de la vedette idolâtrée. L’ironie de Wilder se fait particulièrement piquante dans cette farce ayant pour protagoniste un professeur de piano de province qui trouve la gloire en composant une chanson à la fois inepte et entraînante. Ce premier chapitre se clôt sur deux personnages de « virtuoses en manque d’inspiration », le protagoniste éponyme de The Private Life of Sherlock Holmes (La vie privée de Sherlock Holmes, 1970) et l’élève violoncelliste, interprétée par Audrey Hepburn, de Love in the Afternoon (Ariane, 1957). Tandis que le premier entretient chez Wilder un rapport compliqué, voire douloureux, avec son violon, la seconde semble plus intéressée par les histoires d’adultère qui constituent le fonds de commerce de son père que par la musique classique et son instrument semble servir à tout sauf à travailler la musique. Au terme du chapitre, ce détournement, fréquent chez Wilder (on pense aux mafieux « amis de l’opéra italien » dans Some Like It Hot), révèle un métadiscours ironique renforçant la séduction que le film exerce sur son public.

La séduction, justement, se trouve au centre du deuxième chapitre, où l’on voit comment la musique peut constituer l’arme principale de la conquête amoureuse. Ce « cocktail déton(n)ant » est composé d’abord et surtout par l’orchestre tzigane qui accompagne le richissime Frank Flannagan (Gary Cooper) dans sa routine de séduction dans Love in the Afternoon. Ces moments musicaux, souvent peu plausibles mais interprétés par un authentique orchestre tzigane jouant le rôle d’une sorte de chœur antique, soulignent la rouerie de Flannagan tout en apportant son propre romantisme, rendant finalement possible la « vraie » séduction mutuelle entre Flanagan et Ariane. De même, la chanson Isn’t It Romantic ? résonne à contre-emploi dans des passages où le cynisme semble l’emporter sur le romantisme, tant dans Sabrina (1954) que dans A Foreign Affair (La scandaleuse de Berlin, 1948). Toutefois, La vie en rose dans Sabrina comme Fascination dans Love in the Afternoon deviennent emblématiques du cheminement des héroïnes vers un dénouement véritablement romantique, même si le cynisme avec lequel ces airs peuvent être instrumentalisés ne s’oublie jamais tout à fait chez Wilder. Comme le montre l’étude des méprises dans Kiss Me, Stupid, c’est à la chanson qu’il choisit de jouer que se mesure le degré de sincérité d’Orville, qui devient romantique par la grâce d’un air sentimental. En revanche, le mari tenté par l’adultère de The Seven Year Itch (Sept ans de réflexion, 1955) ne réussit pas à faire succomber sa voisine quand il veut se servir de Rachmaninov pour se poser en mélomane mais vit un vrai moment de complicité avec elle lorsqu’ils jouent « à quatre doigts » un petit air facile. Chez Wilder, la touche cocasse n’est jamais loin et le recours à la musique réserve bien des surprises.

Le dernier chapitre, « Instrumentaliser la musique », illustre à quel point ces moments musicaux véhiculent des émotions contradictoires. S’ils peuvent être au service de l’humour, comme dans la célèbre scène du tango de Some Like it Hot, la musique peut aussi s’avérer « sourde au malheur » et en décalage avec l’action. Dans Double Indemnity (Assurance sur la mort, 1944), des morceaux romantiques viennent comme à l’insu des protagonistes en contrepoint ironique de scènes dramatiques et renforcent, par exemple, le cynisme de la criminelle. Autre exemple, dans Stalag 17, de telles dissonances vont exclure le protagoniste, véritables ressorts dramatiques creusant le fossé le séparant des autres prisonniers. À ce stade de l’étude, plusieurs pages sont consacrées à The Apartment (La garçonnière, 1960), film doux-amer où ces ponctuations ironiques abondent et dans lequel la vision pessimiste de Wilder s’exprime en exploitant tout ce qui se réfère à la musique, disques, spectacles, mélodies fredonnées mais aussi métaphores musicales. La tristesse se mêle à la drôlerie comme se juxtaposent l’entraînante Madalena et le poignant Jealous Lover et l’étude de la musique diégétique dans ce film en particulier permet à Julie Michot de montrer que cette musique revêt tour à tour des fonctions illustrative, symbolique, psychologique et ironique.

L’ironie wilderienne redouble dans ce noir chef d’œuvre qu’est Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule, 1950) : la musique y commente les illusions de Norma Desmond d’autant plus ironiquement que cette dernière a connu ses heures de gloire à l’époque du cinéma muet, quand le seul son était celui de l’accompagnement musical dans la salle. Plus loin dans le chapitre, après d’autres exemples de musique parfois empathique et parfois « anempathique », pour citer Michel Chion, pris dans ces drames que sont The Lost Week-End (Le poison, 1945) et Ace in the Hole / The Big Carnival (Le gouffre aux chimères, 1951), sont définis les « leitmotivs wilderiens ». Tropes musicaux tels que Fascination dans Love in the Afternoon, ils glissent du non diégétique au diégétique, et, parfois, ne sont entendus que par le spectateur, qui accède ainsi à la subjectivité du personnage. Julie Michot parle de musique de fosse « subjective » quand, dans Kiss Me, Stupid, des violons non diégétiques s’ajoutent au piano diégétique qui joue La lettre à Elise, évoquant la morosité du personnage. D’autres leitmotivs sont analysés, dans Avanti ! (1972) et Fedora (1978), et le chapitre se clôt sur une belle analyse des chansons interprétés à l’écran par Marlene Dietrich dans A Foreign Affair et Witness for the Prosecution (Témoin à charge, 1958), films où l’actrice joue à la fois son propre rôle et des personnages au destin et à la personnalité bien différents des siens.

Ces derniers exemples débouchent en conclusion sur une reprise de l’argumentaire démontrant que la musique diégétique est pour Wilder un moyen majeur de faire adhérer le spectateur à son propos. Pour Julie Michot, elle est bien la touche personnelle d’un réalisateur devenu parfaitement américain tout en conservant des traits de culture européenne, d’où le vaste répertoire mélodique de ses œuvres dans lesquelles la musique jouée à l’écran permet d’accéder à l’invisible filmique en résonnant en nous qui en contemplons la source.

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*Filmographie détaillée de Wilder réalisateur ; bibliographie renvoyant à des monographies, articles scientifiques et chapitres d’ouvrages sur Wilder, à une émission de radio, aux correspondances personnelles de Lalo Schiffrin et John Waxman, à des ouvrages sur les compositeurs attitrés de Wilder, à des ouvrages sur la musique au cinéma et à des ouvrages généraux ; discographie ; index des films cités ; index des œuvres musicales citées.

 

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