Vladimir Nabokov ou l’écriture du multilinguisme Mots étrangers et jeux de mots
Julie Loison-Charles
Collection Chemins croisés Nanterre : Presses Universitaires de Paris Ouest, 2016 Broché. 340 pages. ISBN 978-2840162438. 23 €
Recension d’Alexia Gassin Université de Strasbourg
Le présent ouvrage tend principalement à « montrer que l’identité linguistique de Nabokov est le facteur déterminant de son style en anglais » [24]. Pour ce faire, Julie Loison-Charles commence d’abord par souligner le cosmopolitisme de l’écrivain du fait de sa non-appartenance à une seule nation, à une seule littérature, ou plutôt sa pluri-appartenance culturelle [27], qui apparaît dans la biographie même de l’auteur. Puis elle insiste sur le bilinguisme de l’auteur par rapport à sa spécificité linguistique. L’ensemble de ces particularités permettent de mettre en relief une écriture nabokovienne marquée par l’étrangeté et l’étrangéité [29], d’autant plus que Nabokov a changé d’identité linguistique lorsque, de ses débuts d’écrivain en langue russe, il est passé à l’anglais dans la seconde moitié de son existence. L’ouvrage se compose de six parties, constituées chacune de deux à trois sous-parties et accompagnées d’une conclusion partielle. Il est complété par trois index sur les notions clés, les mots étrangers nabokoviens étudiés et les jeux de mots (calembours), adaptés aux besoins d’un lecteur qui souhaiterait relire et approfondir certains points spécifiques. Dans la première partie, Julie Loison-Charles identifie les différents procédés utilisés par Nabokov pour insérer des mots étrangers dans son texte, tels que l’italique ou les guillemets, mais pas seulement, tout en « mett[ant] en lumière les rapports de complicité ou d’exclusion qui sont mis en place avec le lecteur » [42] par ce biais. L’étude de ces diverses techniques pose la question de la traduction ou encore du jeu traductif permettant non seulement de glisser des explications destinées à comprendre le texte, mais aussi d’introduire une nouvelle dimension de sens. La deuxième partie s’intéresse à la création de langues par Nabokov, marquées par des alternances codiques er des hybridités syntaxiques et lexicales qui peuvent être ponctuelles ou permanentes dans la mesure où elles peuvent donner lieu à l’élaboration de véritables langues forgées, qualifiées de langues vernaculaires. Un autre point saillant de ce chapitre est la dimension non verbale du langage de Nabokov, marquée par le langage corporel, la gestuelle et le silence, montrant « la suggestion de l’indicible » [132], caractéristique de la poétique nabokovienne. La troisième partie est davantage axée sur la fonction des jeux de mots employés par Nabokov et de certaines langues spécifiques dans un but précis. Tel est le cas de l’allemand apparenté à la psychanalyse, du latin rattaché à la botanique et à l’entomologie ou encore du français lié à la sexualité et à la perversité. Les différents jeux de mots multilingues utilisés par l’écrivain remplissent surtout une fonction révélatrice. La quatrième partie analyse en détail « la manifestation des maux des personnages par le langage [qui] donne aux mots étrangers un statut de symptôme linguistique » [176]. Cette étude contribue surtout à mettre en relief la nostalgie de l’émigré ainsi que le passé responsable des troubles présents des personnages impliquant la folie, à l’instar de la schizophrénie, et la perversion sexuelle, tout particulièrement l’inceste. Ainsi, « la prévalence de pathologies […] permet de lier l’infection, l’infestation de la langue par le corps étranger qu’est le xénisme, avec la maladie qui contamine, qui affecte le patient » [222]. Dans la cinquième partie, il s’agit d’approfondir l’usage de la langue anglaise par les narrateurs nabokoviens, en grande partie étrangers. Cet examen conduit à montrer que, à la différence de Joseph Conrad, si souvent décrié par Nabokov, l’écrivain crée une nouvelle langue anglaise, à savoir « un anglais qui ne soit pas éculé mais différent, et surtout étranger, afin de forger son propre style » [247], sans compter une influence remarquable sur les intrigues des œuvres. La langue se voit alors mise au service du thème de la violence ou du tragique de la situation. Enfin, la sixième partie est dédiée à l’influence du formalisme russe et de ses procédés, à savoir les procédés d’aliénation et de défamiliarisation, sur l’écriture de Nabokov, qui « s’appuie […] à la fois sur la création de nouveaux mots mais aussi sur la destruction lexicale, ou plus exactement sur la remotivation d’expressions ou mots existants mais devenus figés, érodés par l’usage » [269]. Cette question, peu abordée jusqu’à présent, a pour but de souligner la violence faite à la langue anglaise [307], déterminante pour le style de Nabokov. Même si plusieurs recherches ont déjà été consacrées au multilinguisme de Nabokov – ce que nous rappelle d’ailleurs Julie Loison-Charles, à plusieurs reprises –, l’angle abordé par l’auteure n’en reste pas moins novateur dans la mesure où elle analyse très précisément les « mots étranges et étrangers » [30] employés par Nabokov de manière à déterminer l’ensemble des procédés linguistiques utilisés par le romancier pour transformer son lecteur en enquêteur. En effet, « l’écrivain cosmopolite qu’était Nabokov ouvre au lecteur tout un horizon et l’invite à voyager grâce aux mots » [316] tout en exigeant de son lecteur un déchiffrage du texte qui ne consiste pas uniquement à déchiffrer les langues étrangères utilisées, mais aussi à s’efforcer d’« aller à la rencontre du texte, de l’auteur et de son langage » [95]. Même si certaines interprétations des mots allemands ou de certains termes russes restent discutables, au vu d’autres acceptions qui pourraient également être prises en compte – mais comme le souligne Julie Loison-Charles elle-même, « il existe […] des énigmes qui résistent aux efforts de déchiffrage du lecteur » [61], incluant également le chercheur –, l’ouvrage propose des analyses linguistiques fouillées, s’appuyant sur un cadre théorique clair et précis et donnant lieu à une démonstration fluide et rigoureuse, de manière à montrer que le lecteur n’a pas besoin d’être multilingue pour comprendre le texte nabokovien, non élitiste, contrairement à ce qui a été noté jusqu’à présent. Dans cet ouvrage, nous apprécierons également les analyses détaillées des œuvres Ada, Pnin et Look at the Harlequins! ainsi que les analyses sensorielles (vue, ouïe, toucher, goût) et musicales de la langue utilisée par Nabokov, qui disait pourtant ne pas s’intéresser à la musique et se retrouve donc infirmé dans cet ouvrage. Pour finir, deux autres intérêts résident dans le caractère actuel de l’ouvrage, puisque de nombreuses personnes utilisent des mots étrangers à l’heure de la mondialisation et se retrouvent donc amenées à faire usage d’un mélange de langues, et dans l’interprétation que Julie Loison-Charles fait de la folie. De fait, ce thème, omniprésent chez Nabokov, se voit ici relié au bilinguisme qui explique cette folie permanente des personnages exilés et apporte ainsi un nouveau regard sur les recherches nabokoviennes.
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