Transposer la France L’immigration française au Canada (1870-1914)
Paul-André Linteau, Yves Frenette et Françoise Le Jeune
Montréal : Éditions du Boréal, 2017 Broché. 412 p. ISBN 978-2764624784. $(Can)29.95 (Paris : Librairie du Québec, 22 €)
Recension de Hélène Harter Université Rennes 2
Transposer la France traite d’un sujet méconnu aussi bien en France qu’au Québec et au Canada : la migration française au Canada durant les années au cœur de la Grande Migration transatlantique (1870-1914). Autant la première vague migratoire française a été très étudiée par les spécialistes de la Nouvelle-France, autant la deuxième vague de la fin du XIXe siècle demeure un angle mort de l’historiographie. Les Français représentent à peine 1% des 50 millions d’Européens qui se sont embarqués pour le Nouveau-Monde entre 1815 et 1930. Par ailleurs, contrairement aux idées reçues, le Canada ne représente pas leur première destination. Entre 1870 et 1914, il ne vient qu’en troisième position après les États-Unis et l’Argentine. Cette deuxième vague migratoire vers le Canada – elle sera suivie d’une troisième dans les années 1950 – constitue néanmoins un sujet majeur pour qui veut comprendre les relations entre la France et le Canada sur la longue durée mais également pour saisir la complexité des questions migratoires et identitaires au Canada. En 1911 le Canada compte 7,2 millions d’habitants et un habitant sur 5 est né à l’étranger. Entre 1896 et 1914, le pays accueille 3 millions de migrants, 400 000 pour la seule année 1913. En tout, ce sont 50 000 Français qui font le choix du Canada entre la guerre franco-prussienne et le début de la Première Guerre mondiale, le conflit mondial interrompant brutalement les flux migratoires. Leur nombre est limité à l’échelle de la Grande migration transatlantique, il n’en est pas moins important à l’échelle des flux migratoires entre la France et le Canada qui connaissent à cette époque une reprise spectaculaire après leur quasi-interruption après 1763 et la prise de contrôle du Canada par les Anglais. Les auteurs de Transposer la France se donnent un objectif ambitieux et pleinement atteint : « dégager une vue d’ensemble de l’expérience migratoire des Français au Canada et de leur intégration à la société d’accueil » [10]. Il s’agit de quantifier le phénomène malgré la faiblesse des données quantitatives disponibles. L’approche se veut cependant surtout qualitative. Il s’agit de comprendre pourquoi autant de Français prennent la route du Canada et comment leur décision est perçue en France. Quels parcours migratoires suivent-ils ? Où s’établissent-ils ? Comment s’intègrent-ils à la société canadienne alors que l’immigration constitue un enjeu majeur au Canada aussi bien au niveau national que provincial ? Vivent-ils les mêmes processus d’intégration que les autres migrants européens qui s’installent en nombre au Canada à la même époque à l’instar des Italiens et des Ukrainiens ? Se canadianisent-ils ou forment-ils une communauté française qui conserve des traits distinctifs, notamment en ce qui concerne la langue qu’ils parlent ? On sait que la place de la langue française constitue un enjeu identitaire majeur au Canada, notamment à une époque où le fait français recule avec l’arrivée massive de migrants non francophones. Les francophones ne représentent plus que 30% de la population au début du XXe siècle alors qu’ils étaient dominants en 1763. Pour répondre à ces questions les auteurs de Transposer la France s’appuient sur l’historiographie internationale sur les migrations. Ils mobilisent également l’historiographie canadienne sur les questions liées à la diversité ethno-culturelle ; une historiographie très riche et en plein développement au Canada depuis les années 1960. Pour ce faire, se sont associés trois éminents spécialistes de ces questions : Paul-André Linteau – il est professeur au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal et codirecteur du Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal –, Yves Frenette – il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les migrations, les transferts et les communautés francophones à l’Université de Saint-Boniface – et Françoise Le Jeune – elle est professeur d’histoire de la Grande-Bretagne et du Canada (XVIIIe et XIXe siècles) à l’Université de Nantes. A l’image de leur objet de recherche, ils font le pont entre la France et le Canada. Leur ouvrage est l’aboutissement d’une longue réflexion collective qui s’est traduite notamment par un colloque organisé à l'Université de Nantes en 2011 et dont on peut retrouver les Actes dans la revue électronique E-Crini. Transposer la France n’est pas cependant la somme de réflexions individuelles sur le sujet. L’ouvrage a été pensé collectivement par ses trois auteurs comme une synthèse qui puisse donner une vue d’ensemble de la question tout en s’attachant à montrer les spécificités provinciales du sujet ; une approche indispensable pour qui veut étudier un pays fédéral. Le plan est parfaitement adapté à cette démarche. Un premier chapitre met en évidence les caractéristiques de la migration et son évolution entre 1870 et 1914. L’ouvrage montre bien au-delà de la diversité des motivations, les profils types de migrants. Il fait apparaître l’importance des religieux chassés par les politiques anticléricales adoptées par la République française à partir de 1880 mais également le poids des cultivateurs et des ouvriers et rappelle ce faisant que la migration ne se limite pas au Québec mais concourt aussi au peuplement des Prairies en cours de colonisation. Un deuxième chapitre traite ensuite de la migration vue de France : les facteurs de la migration, les recruteurs et leurs relais, les régions qui concentrent de nombreux migrants comme la Bretagne et la Vendée, sans oublier la perception de la migration par les autorités et les populations, un sujet en général peu abordé. Les cinq chapitres suivants sont consacrés au terrain canadien avec une approche régionale. Les auteurs s’intéressent tout d’abord à Montréal, le « foyer principal des Français du Canada » [142]. Le chapitre suivant est consacré à un sujet peu étudié jusque-là, la présence française dans le reste du Québec, notamment le Québec des campagnes et des petites villes. Vient ensuite une étude de la migration en Ontario, la province qui avec le Québec concentre alors l’essentiel de la population et des activités économiques. Un autre chapitre est consacrée aux trois provinces de la Prairie récemment ouvertes à la colonisation ; un espace qui accueille une bonne moitié des immigrants français au tournant du XXe siècle. Un dernier chapitre porte sur des espaces périphériques où les Français sont peu nombreux et dispersés dans l’espace : les provinces maritimes le long de l’océan Atlantique, la Colombie-Britannique et le Yukon à l’ouest. L’examen de la situation province par province permet de prendre conscience de la diversité des niveaux d’intégration. Il montre également que si le choix de l’intégration est dominant, l’attachement à la France demeure fort, ce qui justifie pleinement le titre de l’ouvrage. Ce qui n’exclut pas que la migration française a aussi un fort impact sur le Canada, comme les auteurs le démontrent bien. Elle contribue à la conservation de la langue française et encore plus à l’expansion du catholicisme et ce jusque dans l’Ouest. À cette occasion, elle fait sentir ses effets sur les questions éducatives si centrales alors dans les débats politiques. Parmi les nombreux apports de l’ouvrage, notons aussi l’approche du sujet par le biais d’une histoire culturelle des relations internationales. Les migrants contribuent en effet au resserrement des liens culturels avec la France, notamment par le biais de la mise en place de réseaux intellectuels et culturels transatlantiques [392]. Ce faisant, ils nourrissent la relation entre la France et le Canada, au-delà du Québec. On l’aura compris, cet ouvrage est très riche et fera référence. Il est original par sa problématique mais également par son approche. Il met en perspective les rares monographies existant sur certains aspects du sujet tout en offrant également des études originelles qui ont été réalisées par les trois auteurs pour écrire ce livre. Le propos s’appuie sur des exemples concrets qui rendent la lecture vivante tout en offrant une perspective globale qui replace bien le sujet dans la question plus vaste de la construction identitaire du Canada et de la place du fait français dans ce processus.
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