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James Fenimore Cooper ou la frontière mélancolique

The Last of the Mohicans et The Leatherstocking Tales

 

Textes édités par Agnès Derail et Cécile Roudeau

 

Paris : Éditions Rue d'Ulm, 2016

Broché. 153 p. ISBN 978-2728835966. 9 €

 

Recension d’Hélène Cottet

Université Charles de GaulleLille III

 

 

 

 

Publié sous format électronique dans la collection « Actes de la Recherche à l’ENS » des Éditions Rue d’Ulm, l’ouvrage dirigé par Agnès Derail et Cécile Roudeau s’intéresse à l’œuvre de l’Américain James Fenimore Cooper, et fait honneur au regain de curiosité que cet écrivain suscite en France. Un intérêt dont témoigne la présence toute récente de son récit The Last of the Mohicans (1826) au programme de l’agrégation d’anglais, mais le recueil recensé ici, qui s’aventure au-delà de ce seul récit pour inclure plusieurs études parcourant la série des Leatherstocking Tales dont il fait partie, n’est pas l’une de ces synthèses à l’attention des candidats qui fleurissent à l’occasion des concours. Comme l’expliquent les éditrices du volume dans leur avant-propos, l’inscription de The Last of the Mohicans au programme du concours est moins l’« amorce » d’un intérêt critique pour James Fenimore Cooper que son « signal » [11], ce dont témoignent notamment les articles de Pauline Pilote et Émilia Le Seven, qui ont choisi de se pencher sur l’œuvre de James Fenimore Cooper dans leurs travaux de doctorat et démontrent ici la richesse de leur sujet. Spécialistes de la littérature américaine du XIXe siècle, les autres contributeurs au recueil apportent également la preuve que l’étude des textes de Cooper ne saurait que renouveler avec pertinence les questionnements qui animent la discipline—depuis le rapport entre écriture de la nature et de la nation jusqu’aux spécificités du historical romance, les thèmes traités ici parleront en effet à bien des américanistes et sauront les convaincre de l’importance de Cooper.

Écrivain de la frontier, Cooper met en récit ces espaces transitoires de conquête avec une « mélancolie » qui nous dérange, car, comme l’expliquent Agnès Derail et Cécile Roudeau, elle à la fois lamentation poignante de la disparition du peuple indigène et « posture » romanesque qui reste « l’instrument […] d’un certain patriotisme » [14]. Examiné depuis ce soupçon, le récit d’aventures de Cooper, dans lequel le lecteur reconnaît les codes émergents du western (quand bien même, avec The Last of the Mohicans, il se déroule dans l’est du territoire), donne lieu ici à une série d’analyses où sont sans cesse remises en jeu ces catégories de l’espace et du temps avec lesquelles le western justement est d’emblée en prise, qui met en scène aussi bien la traversée d’un espace qu’un épisode décisif de la geste nationale. Mais c’est alors de manière éminemment mouvante et même « retorse » [13] que les textes de Cooper circonscrivent des espaces liminaux et se retournent ou se projettent dans le temps, comme le montrent les sept études du recueil qui se présentent ici comme « autant de variations, sous un angle à chaque fois personnel, sur le jeu complexe d’anachronies et d’hétérotopies que met en œuvre la fiction de Cooper » [19].

Parmi les déambulations dans le temps et l’espace qui sont proposées, le voyage auquel Ronan Ludot-Vlasak nous invite passe par Shakespeare, spectre du passé et de l’Angleterre qui s’insinue dans The Last of the Mohicans et va « ébranler » [34] l’américanité du récit de Cooper (« Les spectres shakespeariens de The Last of the Mohicans »). Partant des références les plus explicites faites par Cooper à Shakespeare et à la tradition littéraire qu’il représente, à savoir les épigraphes dont il surmonte tous ses chapitres, et parmi lesquelles figurent de nombreuses citations faisant montre d’une impressionnante connaissance du théâtre de Shakespeare, Ronan Ludot-Vlasak glisse progressivement vers une intertextualité moins assumée par le texte : au-delà du simple « miroir diégétique » créé par la citation ou même des « modèles esthétiques » [27] convoqués à travers cette présence du théâtre et du tragi-comique shakespearien, c’est en dépassant la citation, la remettant en prise autant avec la pièce dont elle est issue qu’avec le texte de Cooper, que Ludot-Vlasak y décerne un biais, qui insère obliquement dans The Last of Mohicans ce qui ne pouvait y figurer autrement. Ainsi pour « l’inter-dit de l’esclavage », qui se laisse entendre « à demi-mot (aux frontières de l’épigraphe) » [28] dans les pans du Marchand de Venise mis au rebut par les coupures de la citation mais qui « entrent en résonance » avec de sombres réalités de l’Amérique de Cooper. Si c’est par détours que Shakespeare participe spectralement à l’écriture de The Last of the Mohicans et en expose les hantises, alors l’intertextualité la plus poignante se joue moins sur le plan de la référence revendiquée que de la référence absente. Celle à Macbeth est ainsi analysée par Ludot-Vlasak comme un intertexte quasi-silencieux, dont l’histoire d’un crime sans rédemption met à mal celle d’une Amérique conquérante. Ainsi, quoique Cooper présente la littérature anglaise, en 1828, comme un « bien en partage »(1) des deux côtés de l’Atlantique, la convocation de Shakespeare dans le récit n’en vient pas moins subtilement fissurer le texte américain.

Il est également question de dresser des ponts par-delà l’Atlantique dans l’article de Pauline Pilote, qui explore la réputation acquise en son temps par Cooper en tant que « Scott américain » pour comparer le « paysage national » que Cooper et Walter Scott ont chacun tâché de dépeindre (« ‘This picturesque land of ours’ : La mise en valeur du paysage national dans les romans écossais de Walter Scott et dans The Last of the Mohicans de James Fenimore Cooper »). The Last of the Mohicans se prête en particulier à une comparaison avec Rob Roy de Scott (1817), et Pauline Pilote se penche sur les détails de ces textes pour rapprocher et contraster leurs descriptions du wilderness, ce paysage sublime vers lequel s’acheminent progressivement les héros scottiens lorsqu’ils passent du Sud aux Highlands, mais qui se présente au lecteur de Cooper comme « sans transition », faute de gradation existante dans le paysage : le territoire du roman est wilderness d’entrée de jeu, « toujours déjà sauvage et inculte, saisissant d’emblée les personnages et le lecteur, sans la transition et l’acclimatation qui existaient chez Scott » [40].

Pauline Pilote montre néanmoins combien Cooper s’emploie à stratifier, en quelque sorte, le paysage national qu’il construit : il y inscrit une progression, mais aussi cette profondeur temporelle, qui, a priori, fait défaut dans un Nouveau Monde vide d’associations mémorielles. C’est notamment « [e]n donnant au paysage un rôle à part entière dans l’intrigue [que] Cooper lui rend son pouvoir de signification » [45], car Pauline Pilote note que les éléments les plus pittoresques du terrain parcouru, loin de servir de simples décors dans The Last of the Mohicans, participent activement à l’intrigue, alors que le destin des personnages est lié à leur lecture attentive de la nature et aux traces qu’ils y laissent. C’est également à une relecture de cette nature que Cooper nous invite par les notes de bas de page qu’il ajoute en 1831 comme autant de points de repères, retraçant ce que sont devenus par la suite, dans le territoire civilisé de la jeune nation, les paysages qu’il décrit à l’état sauvage. Invitant le lecteur, par ce sous-texte, à parcourir l’espace et le temps tout ensemble, l’écriture de Cooper propose alors un wilderness doté d’une épaisseur historique qui l’autorise enfin à tenir lieu de paysage national.

L’article d’Émilia Le Seven (« ‘Water leaves no trail’ : Eau, trace et mémoire dans The Last of the Mohicans ») reprend le thème d’une nature élevée au rang de protagoniste dans The Last of the Mohicans, mais qui en ceci subit la même propension au déguisement, au masque, à la tromperie qui distingue les autres personnages du récit. En d’autres termes, le paysage stratifié mis en scène par Cooper ne se laisse pas aisément déchiffrer, ce qu’Émilia Le Seven démontre ici en s’attachant aux sinuosités et aux ruses de l’eau dans The Last of the Mohicans. En allant repêcher adroitement, dans les méandres du texte, les évocations parfois contradictoires de cet élément si fuyant par essence, elle nous invite pourtant à retrouver quelques-unes des traces qui, en apparence lavées par le passage de l’eau, ressurgissent de temps à autre et troublent le récit. Pour les barbaries exposées dans le récit de Cooper, l’eau est souvent un tombeau trompeur, elle fait fi, en apparence, de l’histoire, mais ne cesse de la laisser refluer pour qui sait noter ces retours. « [I]l ne faudrait pas se fier aux apparences mais agir sur la nature, intervenir et adopter l’œil de l’expert pour discerner et déchiffrer » [55], dit Émilia Le Seven. Nous prêtant sa propre expertise, elle nous invite par ailleurs à distinguer dans The Last of the Mohicans les épisodes où persiste subtilement un « premier » Cooper, le Cooper écrivain d’aventures maritimes, glissant dans son propre récit un « intertexte nautique » [57]. Comme l’intertextualité notée par Ronan Ludot-Vlasak ou les notes de bas de page analysées par Pauline Pilote, cet intertexte donne ici profondeur au récit, permet d’en dénoter l’hybridité, et enfin d’« élargir le cadre » [60] d’un roman aux horizons multiples.

Nous passons avec Julien Nègre à un autre roman dans la série des Leatherstocking Tales, The Prairie (« Écriture romanesque et inscription spatiale : The Prairie et les cartes du major Long »). Contrairement au wilderness de The Last of the Mohicans qui gardera les empreintes d’une histoire, ici si la nature se fait tombeau c’est, semble-t-il, en ensevelissant toute trace de présence humaine. C’est que, comme le rappelle Julien Nègre, la prairie dont il est question est, au moment où se déroule le récit (avant de devenir le Nebraska), « une sorte d’extérieur radicalement séparé de [l’]espace national » [64]. C’est un milieu inconnu de Cooper lui-même qui, pour l’imaginer, se repose notamment sur le rapport de l’expédition du major Stephen H. Long(2) et sur la carte qui l’accompagne. La reproduisant ici, Julien Nègre l’explique et la commente, observant d’abord que « la région de la prairie y est représentée comme un espace blanc, vide sémiologiquement » [67], espace creux dont l’inhospitalité est encodée d’emblée par l’appellation de « désert » qui lui est attribuée sur la carte, et qui aura pour conséquence réelle d’en décourager le peuplement. Superposée à cette carte on trouve l’hypothèse selon laquelle ce « désert » fut d’abord englouti sous les mers, qui elle aussi informera l’imaginaire du lieu : on y verra un paysage dont l’uniformité même évoque celle, mouvante, déstabilisante, du grand large, selon une métaphore que l’on retrouve, entre autres, dans le roman de Cooper.

C’est donc que celui-ci, se fiant à ces dessins, aurait choisi l’environnement de la prairie précisément pour la désorientation qu’il inflige aux figures humaines qui le parcourent. Dans le texte, leurs mouvements servent certes à établir un fragile « diagramme spatial » qui sert d’« ossature du récit lui-même » [75], mais « tous les lieux définis par le texte disparaissent progressivement pour ne laisser à la fin du roman qu’un espace de nouveau vierge » [76]. C’est cet espace dans lequel Natty Bumppo (ou Bas-de-Cuir), le personnage récurrent des Leatherstocking Tales, choisit de mourir, une fin éloquente pour ce frontiersman qui tout à la fois emblématise l’Amérique et l’entrave, puisqu’il en déplore les conquêtes. S’il est alors « commodément escamoté à la fin de chaque roman pour laisser la nation se développer en paix » [79], la prairie, elle, l’enfouit plus profondément encore comme pour « laisse[r] champ libre à l’Amérique moderne » [80]. On le voit au terme de ces trois derniers articles, espace et histoire sont, chez Cooper, toujours en passe d’être liés, soit qu’on cherche dans le paysage le souvenir de ce qui a eu lieu ou qu’on le prépare pour ce qui advient.

L’article qui leur succède poursuit la méditation sur le temps à laquelle les précédentes analyses nous conviaient, en reliant cette fois passé et devenir selon une « logique de l’après-coup » : « [c]e qui se passe après transforme ce qui est avant(3) » (« L’après-Cooper : Logique de l’après-coup dans The Last of the Mohicans »). Passant ici par les concepts qui permirent à la psychanalyse de penser le trauma, Marc Amfreville les applique intempestivement à une œuvre, The Last of the Mohicans, qui « impose […] en force une répétition de la douleur » [83]. Qui dit répétition dit origine perpétuellement différée de cette douleur—cette origine, dans le récit, ce serait le massacre commis au bastion anglais au chapitre XVII, infléchissant inexorablement la suite du récit, mais dont la barbarie elle-même « porte le souvenir, ethniquement inversé, des massacres des Indiens perpétrés depuis l’arrivée des colons » [83]. Le retour du passé dans le présent, leur interpénétration, sont précisément au cœur de ce que les écrivains Américains appellent romance. Le temps paradoxal de The Last of the Mohicans peut ainsi être également pensé à l’intérieur des tensions propres à son programme générique. En effet, la « romance historique » qu’écrit Cooper aurait pour double caractéristique d’« éloigne[r] résolument le passé en le faisant ‘entrer dans l’histoire’ » et de laisser ce même passé remonter et devenir tout proche. En même temps qu’il est repoussé dans le passé, le traumatisme continue donc de hanter le texte, et nous incite après-coup à en recommencer sans cesse la lecture.

La contribution de Mark Niemeyer au recueil, dans un article en anglais, porte sur le trope du « Vanishing Indian » dans The Last of the Mohicans (« Allochronic Views of Native Americans; or, Vanished Indians in The Last of the Mohicans ») :

Put simply, the trope consists in portraying Native Americans as members of a dying race, disappearing from their ancestral lands in the face of advancing white civilization. The tone is generally regretful, often nostalgic, and suggests that such a loss is sad and lamentable, but, alas, inevitable. [97]

Cette rhétorique, dont la culture américaine a fourni de multiples exemples, et que Niemeyer retrouve sans peine dans le récit de Cooper, a pour effet retors d’entériner par avance la disparition de la population indigène et, en la présentant comme une fatalité, de disculper la population blanche. Le paradoxe sous-jacent consiste à présenter comme fini un processus en passe de s’accomplir, voire, dans The Last of the Mohicans notamment, à mettre en scène ceux des Indiens qui restent présents comme s’ils étaient irréels, pâles répliques d’une civilisation déjà disparue. C’est là à nouveau faire entorse au déroulé de l’histoire, en instaurant un allochronisme caractéristique de certains discours anthropologiques(4), où le référent est construit comme n’appartenant pas au présent du sujet écrivant. Chez Cooper, comme pour d’autres écrivains américains, ce n’est pas le discours anthropologique mais la défamiliarisation opérée par le texte de fiction qui aboutit à cette même vision allochronique de leur sujet, refoulé d’ores et déjà dans une temporalité irrémédiablement éloignée de celle du lecteur de l’époque. À nouveau, les modalités historiennes du récit sont troublées par cette écriture téléologique qui ne saurait représenter l’Indien qu’à l’horizon de sa fin prochaine et inéluctable.

Les deux contributions de Pierre-Yves Pétillon qui clôturent le recueil laissent à leur tour jouer une certaine désorientation devenue ici le contrat d’une lecture de Cooper (« Nathanaël avant et après ; ou de prolepse en anamnèse » ; « Annexe : Arrière-plan »). Y choisissant ses chemins, Pétillon traverse librement l’ensemble de la saga des Leatherstocking Tales—autrement dit, l’histoire de Bas-de-Cuir, qui en est le personnage éponyme, sans en être pour autant le point de repère fixe. Les différents noms, surnoms, ou totems, qui lui sont attribués tout au long de la série brouillent sa piste et son histoire, et participent à l’identité composite de cet homme de la frontière. Le « leurre » consiste alors, en donnant « Bas-de-Cuir comme l’Ouestien par excellence », à présenter un idéal d’hybridation qui masque « la brutalité des faits » [126] : la rencontre pour le moins violente des civilisations blanche et indigène en Amérique. Pourtant, en-deçà de ce « stratagème » du récit [126], la saga possède une « force de conviction » et de « survivance » parce qu’elle se confronte aux « notion[s] de disparition, d’extinction » [124]. C’est bien cette confrontation problématique, mélancolique, que le recueil dans son ensemble aura prise pour objet.

Clôturant le volume, Pétillon propose en annexe un parcours qui aidera le lecteur à comprendre l’arrière-plan historique et politique aussi bien des Leatherstocking Tales que de l’époque de Cooper lui-même, en particulier concernant le rapport à la population indigène et les étapes de sa disparition. Enfin, une bibliographie conséquente laisse le lecteur découvrir, au fil de ses catégories, les horizons divers à l’aune desquels l’œuvre de Cooper peut être étudiée et évaluée.

Ce qui intrigue en effet, à la lecture de ce recueil, ce sont justement ces cadres larges dans lesquels les cheminements anachroniques ou hétérotopiques des articles ont permis de placer Cooper et de le faire respirer et résonner, bien loin des étagères poussiéreuses dans lesquelles on aurait pu l’imaginer confiné. On retient également de l’ouvrage, ce qui n’est pas toujours le cas lors d’une écriture à plusieurs mains, sa cohérence, qui tient justement à ce parti-pris du détour, à cette intuition partagée que la « manière » de Cooper tient aux obliques qu’il laisse se dessiner à même la linéarité d’un récit d’aventures, traçant ainsi des frontières au contour trouble et troublant.

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(1) “common property” ; voir Cooper, Notions of the Americans, cité dans P. Rawlings (ed.), Americans on Shakespeare, 1776-1914. Aldershot-Brookfield: Ashgate, 1999 :  60.

(2) L’expédition eut lieu en 1819 et 1820, entre le Mississippi et les montagnes Rocheuses. Différentes éditions du rapport d’expédition furent publiées dans les années 1820 (Cooper s’appuyait pour sa part sur la première édition).

(3) M. Amfreville, Écrits en souffrance. Paris : Michel Houdiard, 2009 :  75.

(4) Voir J. Fabian, Time and the Other : How Anthropology Makes Its Object. New York: Columbia University Press, 2002.

 

 

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