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Écosse et Irlande fantastiques

 

Sous la direction de Catherine Conan & Camille Manfredi

 

Revue Otrante – Art et littérature fantastiques, N° 41

Paris : Éditions Kimé, 2017

Broché. 232 p. ISBN 978-2841747948. 20€

 

Recension de Claude Fierobe

Université de Reims Champagne-Ardenne

 

 

 

Vacillement des certitudes, troubles identitaires des hommes et des nations, peur de l’autre – quelles que soient la nature de cette peur et sa distance au moi – alimentent la réflexion de Catherine Conan et Camille Manfredi. Leur introduction, à juste titre prudente, ne cache pas ce qu’a de problématique le rapprochement opéré par le titre, tant dans le domaine de l’histoire que dans celui des références celtiques. 

Le titre de la première partie – « Textes fondateurs » – est un peu déroutant. Si les œuvres de Stoker et Stevenson se rangent sans conteste dans cette catégorie, il est plus difficile d’y inclure la poésie de Iain Crichton Smith (1995) ou une nouvelle de Flann O’Brien (1954). Pierre-A. Bonin opére une judicieuse mise en contexte de Dracula et de Dr. Jekyll and Mr Hyde pour montrer que « c’est le cœur de l’Empire britannique qui est visé par les forces obscures ». Des prémisses antagonistes – science d’un côté, alchimie de l’autre – dessinent pourtant une convergence propre à définir une modernité victorienne ambiguë. Notion délicate que celle d’appartenance : Raphaël Luis la cerne avec délicatesse. Il étudie le surnaturel dans les Fables de Stevenson, monde mouvant des « représentations floues », où l’esprit est piégé dans l’entre-deux qui sépare la séduction du temps enfui de l’incertitude liée à l’avenir. Les commentaires perspicaces des textes d’Iain Crichton Smith par Stéphanie Noirard se concluent par une phrase assez sibylline – « une poésie…toujours ancrée dans le quotidien, où prime un réalisme qui n’entache en rien une étrangeté qui pourtant révèle le quotidien… » –, tandis que la délicate question de la spécificité d’un fantastique « poétique » ne se trouve pas résolue. À propos de « Two in One », Thierry Robin revient sur la thématique du double et de l’indétermination des identités. Une démarche féconde lui permet de montrer comment, dans un contexte où se côtoient Einstein, Heisenberg et Schrödinger, Flann O’Brien affirme une nouvelle autonomie de l’imaginaire fantastique.

Sous la rubrique « Fantastiques contemporains » figure d’abord un article consacré à Ali Smith. Pour Fanny Delnieppe la mise en question du moi accompagne celle de l’identité écossaise dans Hotel World. « L’esthétique de l’absence, de la fragmentation et de l’altérité » dessine une irréalité du réel. On saluera l’importance accordée ici au « non-lieu », en ajoutant qu’il est « lieu commun » à l’Écosse et à l’Irlande (Dermot Bolger, Ciaran Carson, Paul Lynch, et bien d’autres), figuration majeure d’une radicale étrangeté. Catherine Conan étudie « le recyclage conscient » du gothique (terme préféré à fantastique en raison de sa proximité, en anglais, avec fantasy) dans deux recueils de Sinéad Morrissey, manière de convoquer des fantômes de l’Ulster, territoire à l’identité floue dans la géographie et dans l’histoire. L’analyse très argumentée de Sylvie Mikowski présente The Secret Scripture comme « l’écriture secrète de l’histoire irlandaise » : dans un récit feuilleté qui rappelle Dracula, Sebastian Barry (révisionniste, vraiment ?) inscrit un déplacement de la culpabilité, de la classe anglo-irlandaise protestante vers l’Irlande catholique de De Valera.

Ce volume se clôt par une troisième partie intitulée « Fantastique et arts visuels ». Pour Marion Amblard, à chaque étape de la vie tourmentée de John Bellany correspond un thème pictural, avec la persistance de deux thématiques majeures : celle du double, qu’il s’agisse de tableaux de la nature et des êtres (monstres et créatures anthropomorphes), ou d’auto-représentation ; celle de la religion, hantée par les fantômes de Buchenwald (vision cauchemardesque du triptyque intitulé Hommage à John Knox). Il est bien dommage que des reproductions ne viennent pas étayer ce propos passionnant sur la peinture comme thérapie. Il y en a heureusement quelques-unes dans l’article consacré à Brendan et le Secret de Kells. Roland Carrée note à juste titre que le film d’animation est par excellence le lieu de confusion entre le réel et l’irréel et que ceci s’applique bien à l’Irlande, mais la fin du développement (dernière phrase… ) aurait mérité une rédaction plus soignée. Ruth Lysaght nous entraîne dans les chemins tortueux et le paysage maléfique d’une production « d’horreur surnaturelle » diffusée sur la chaîne irlandophone TG4, Na Cloigne (Les Têtes). L’arsenal gothique/celtique est bien présent (corps décapités, têtes errantes, monde claustrophobe, etc.) dans un univers où le conflit règne en maître. Les techniques cinématographiques permettent de plonger au plus profond du monde intérieur, et en fin de compte de rendre acceptable l’inacceptable : devant la disparition des traditions, l’Irlande cherche un refuge dans la fiction et dans langue du passé.

Écosse et Irlande fantastiques : vaste champ d’investigation, depuis les racines celtiques jusqu’à la persistance de l’étrange dans les XXe et XXIe siècles. On saluera les grands mérites de ce numéro d’Otrante et, en particulier, celui d’attirer l’attention sur ce qui unit, et parfois sépare radicalement, le fantastique de ces deux territoires. On ne trouvera pas ici une vue panoramique, mais plutôt une succession d’éclairages différents, de prises de vue complémentaires qui ont su déjouer le piège d’hypothétiques similitudes : iI y a encore beaucoup de chemin à faire sur les obliques chères à Roger Caillois. Malgré l’abondance, parfois la concordance des définitions, le fantastique ne se laisse pas attraper facilement, fût-il restreint comme ici au domaine « celtique » irlando-écossais : c’est bien la meilleure preuve de son existence.

 

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