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Des zones d’incertitude en traduction

 

Sous la direction de Nicolas Frœliger, Lance Hewson & Christian Balliu

 

Meta, vol. 61, n°1

Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2016

Broché. 252 p. ISBN 978-2760636903. 30 $ CAN

 

Recension de Franck Barbin

Université Rennes 2

 

 

 

Ce numéro thématique de la revue Meta composé de 249 pages de texte regroupe douze contributions rédigées par des auteurs issus de neuf pays (dont trois écrites en anglais) qui déclinent la notion d’incertitude de manière féconde. Il aborde non seulement les aspects classiques de cette notion, mais l’envisage également comme une dimension positive. Issu d’un colloque éponyme, ce numéro bénéficie de l’effet cumulatif de trois journées de colloque réparties dans trois pays et coorganisées respectivement par Christian Balliu à Bruxelles le 20 septembre 2014, par Nicolas Frœliger à Paris le 12 décembre 2014 et par Lance Hewson à Genève le samedi 17 janvier 2015 au titre de la sixième édition de la Traductologie de plein champ.

Comme l’expose Nicolas Frœliger dans son excellente présentation, l’ambiguïté constitue un paramètre intrinsèque de la traduction qui peut être perçu comme un hapax. Il établit un parallèle avec la traduction, qui représente un peu le boson de Higgs des activités langagières. Il faut en effet rappeler l’incertitude définitoire de la traduction et des métiers de la traduction. Nicolas Frœliger définit clairement l’ambivalence du couple incertitude / certitude en traduction. Il voit la forme incertaine de l’incertitude et l’échec qu’elle induit comme condition de répétition productive car cette incertitude féconde permet au texte d’atteindre son destinataire de manière adéquate. Il apparente l’incertitude à un moyen de protection contre un monde sans traducteurs ni incertitudes, laissé en proie aux résultats incertains de la traduction automatique. Il préconise ainsi d’osciller à dose homéopathique entre la certitude qui endort et l’incertitude qui maintient aux aguets.

Il n’en demeure pas moins que les traducteurs se battent contre l’incertitude et la font reculer. On reconnaît une bonne traduction professionnelle à la façon dont son auteur parvient à s’en prémunir par diverses tactiques et stratégies (analyse textuelle, recherche documentaire, terminologie, rhétorique) qui, toutes, visent à réduire cette marge d’incertitude, mais des zones d’imprécision perdurent.

À la lumière de certains travaux sociologiques apparaît un deuxième prisme de l’incertitude, considérée cette fois positivement, qui peut ainsi servir à étudier le partage des tâches et des fonctions entre les différents intervenants d’un processus de traduction. Les activités traduisantes engagent des acteurs animés par des motivations distinctes, disposant chacun d’une sphère de compétences qu’il maîtrise mieux que les autres, et qu’il peut utiliser pour préserver ou accroître sa marge de liberté, son pouvoir de négociation et donc sa rémunération.

Au croisement de ces deux formes d’incertitude, communicationnelle et sociologique, ce numéro cherche à trouver une médiété harmonique (le juste milieu aristotélicien) qui permettrait de garantir à la fois la qualité de la traduction rendue et le bien-être des agents qui concourent à cette traduction en remplissant au mieux leur fonction sociale.

Sans que ce numéro thématique le propose explicitement dans son sommaire, la division entre trois séries de contributions, esquissée dans la présentation générale, peut ainsi par moments sembler quelque peu artificielle et manquer apparemment de cohérence interne. Nicolas Frœliger est parfaitement conscient de la difficulté de trouver une unité dans toute cette diversité et penche ainsi pour la persistance d’une part d’inexpliqué dans la certitude. Même s’il paraît difficile d’embrasser tous les champs possibles de l’incertitude en traduction en un seul numéro (il faut bien conserver des zones d’ombre avec une telle thématique), il n’en demeure pas moins que certaines certitudes transparaissent (notamment l’aspect bénéfique de la dissimulation). Ce numéro réussit à réunir des approches conceptuelles et concrètes, émanant aussi bien de la traductologie proprement dite que des approches professionnelles ou d’autres champs de la connaissance.

La 1e série de contributions étudie la notion d’incertitude sous un angle théorique, en ne se limitant pas à une seule approche (approche professionnelle de la traduction, théories fonctionnalistes, approche philosophique, histoire de la traduction).

Lance Hewson (« Les incertitudes du traduire ») s’étonne que cette notion d’incertitude n’ait été que si rarement traitée par les traductologues, bien que fondamentale et omniprésente tout au long de l’opération traduisante (au niveau du donneur d’ouvrage, de l’auteur et du lecteur). Chaque intervenant apporte son lot d’incertitudes qui a le mérite de garder le traducteur en alerte. Les incertitudes sont en effet au cœur des choix traductifs du traducteur, aussi bien en amont qu’en aval de l’acte traductif proprement dit, mais l’auteur s’intéresse également aux certitudes du traducteur, qui n’occupent que peu de place dans sa cartographie.

Ce phénomène n’inquiète pas davantage Christine Nord (« Skopos and (Un)certainty) : How Functional Translators Deal with Doubt ») qui explique de manière prescriptive comment l’application raisonnée des théories fonctionnalistes permet de faire reculer l’incertitude à chaque étape d’une procédure descendante. Elle place au sommet de la pyramide le cahier des charges, qui appelle un choix binaire entre traduction documentaire et traduction instrumentale, les normes et conventions culturelles à l’échelon suivant pour finir par la langue à la base de cette pyramide. Chaque niveau permet de dissiper une part de doute, en prenant notamment en compte les restrictions d’ordre conceptuel et les préférences personnelles du traducteur.

Michèle Leclerc-Olive (« Traduire les sciences humaines : Auteur, traducteur et incertitudes ») poursuit cet éclairage conceptuel de la thématique par des apports venus de disciplines appliquées à la traduction, faisant sienne notamment la distinction entre concept thématique et concept opératoire ainsi que la distinction entre incertitude-nuance et incertitude-alternative de la philosophie de l’aléatoire. Ces ressources catégorielles lui permettent de documenter la pratique traductive des concepts et d’avancer certaines hypothèses sur la tâche et la responsabilité du traducteur. Elle aborde la question des textes relevant des sciences humaines et sociales sous l’angle épistémologique et étudie la résistance de la migration des concepts sans culpabiliser le traducteur.

Véronique Duché-Gavet (« “… ce que je ne doute” : traduire à la Renaissance ») apporte une vision d’historienne à cette thématique en retraçant les bouleversements d’approche de la traduction à la Renaissance, qui a vu le passage de la translation à la traduction. Elle examine la posture des traducteurs dans la France du XVIe siècle et comment ils traitent les incertitudes d’ordre matériel, textuel, pragmatique ou linguistique, qui se trouvent souvent amplifiées par des considérations culturelles, politiques voire commerciales. Elle explique ainsi de quelles manières l’incertitude gouverne le genre même de la traduction, si proche de l’imitation, de la paraphrase ou de l’adaptation.

Il s’ensuit une 2e série de contributions alliant formation, terminologie et observation du monde professionnel.

Joëlle Popineau (« (Re)penser l’enseignement de la traduction professionnelle dans un master français : l’exemple des zones d’incertitude en traduction médicale ») s’attache à la question de la traduction des notices de médicaments. Elle montre comment l’étudiant cherche à réduire l’incertitude en appliquant trois tamis traductologiques et méthodologiques : approche littéraire, théorie contrastive et théorie fonctionnaliste. Les deux sources principales d’incertitude portent sur le vocabulaire spécialisé médical et sur la modalité. Elle estime que l’approche fonctionnaliste constitue la stratégie traductionnelle la mieux adaptée pour lever ces incertitudes.

Michel Rochard (« La capacité d’assertion garantie ou la fin (provisoire) de l’incertitude ») affirme que l’incertitude fait partie intégrante du quotidien du traducteur. Il montre comment le traducteur professionnel tente de rectifier les erreurs rédactionnelles du texte source et sa capacité de compréhension immédiate en couplant théorie interprétative de la traduction (Seleskovitch et Lederer) et démarche de l’enquête (Dewey), permettant ainsi de lever certaines zones d’incertitude. Cet article s’inscrit pleinement dans la réflexion intellectuelle autour des approches pragmatiques de la traduction.

Esperanza Alarcón-Navío, Clara Inés López-Rodriguez et Maribel Tercedor-Sánchez (« Variation dénominative et familiarité en tant que source d’incertitude en traduction médicale ») privilégient une approche clairement terminologique. Elles soulignent la forte variation dénominative dans une base de données médicale (VariMed), qui est source d’incertitude dans l’esprit du traducteur, tant sur le plan cognitif que sur le plan des équivalences. Elles étudient en complément la perception cognitive de la familiarité lexicale chez des étudiants en traduction par le biais d’une expérience basée sur des tests spontanés de production lexicale.

Isabelle Collombat (« Doute et négociation : la perception des traducteurs professionnels ») cherche à étayer statistiquement la perception du doute et de la négociation en situation professionnelle en se fondant sur un sondage réalisé auprès de traducteurs canadiens qui met en lumière les paramètres du genre, de l’expérience, du domaine de spécialité et du contexte professionnel. Elle démontre l’utilité d’intégrer les aspects émotionnels à la traductologie, compétence globale du traducteur qui reste encore à un stade embryonnaire. Elle tente ainsi d’initier une approche sociologique de la traduction.

La 3e série de contributions est marquée par un désir d’hybridation des démarches et des outils d’investigation par les auteurs afin de mieux cerner l’incertitude qui se dérobe par essence.

Ineke Wallaert (« Hermeneutic Uncertainty and Prejudice ») applique la théorie herméneutique à la traduction en vue d’en établir un rôle social et recourt plus précisément au concept d’inspiration heideggérienne de « préjugé herméneutique » élaboré par Gadamer. Elle cherche à démontrer que la description philosophique des fonctionnements de ces préjugés peut constituer un outil pédagogique pour les enseignants en traduction. Elle explique ici son utilité pour montrer aux étudiants comment l’incertitude d’interprétation est perpétuée dans les traductions d’un essai de Benjamin, Die Aufgabe des Übersetzers.

Muguras Constantinecu (« Quelques certitudes sur la préservation de l’incertitude dans le texte traduit »), quant à lui, remet en cause cette même théorie herméneutique. Il propose une réflexion sur les stratégies de préservation de l’ambiguïté (globale, ponctuelle ou totale) dans le texte poétique, garante du maintien de toutes ses lectures possibles. Il juge en effet préjudiciable l’habitude de désambiguïser la littérature d’avant-garde, rejoignant ainsi la dimension éthique de la traduction chère à Berman. Il identifie dans cet article les difficultés récurrentes auxquelles se heurte le traducteur et analyse les divers procédés et stratégies utilisés pour les vaincre.

Silvia Kadiu (« Des zones d’indécidabilité dans la traduction automatique et dans la traduction humaine ») s’appuie sur Derrida pour la traduction automatique et sur Meschonnic pour la traduction humaine afin de déterminer l’existence de zones d’indécidabilité dans ce domaine. Elle remet en question l’opposition homme-machine en traduction en montrant que la programmabilité et l’indécidabilité sont des caractéristiques communes à la traduction automatique et à la traduction humaine. Partant de la notion de sédimentation des décisions passées, elle en déduit une symbiose entre biotraduction et traduction automatique.

Fayza El Qasem (« La réception ambivalente de Orientalism d’Edward Saïd dans le monde arabe : une question de traduction ? ») développe enfin un contrexemple du schéma habituel de la retraduction (tentative d’acclimatation suivie d’une tentative d’extranéité) à partir de l’ouvrage majeur d’Edward Saïd, L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident. Elle examine ici la clef de la démarche du traducteur qui peut soit s’effacer derrière la voix de l’auteur traduit soit au contraire imprimer sa voix et sa subjectivité. Cet article peut se rattacher à la thématique de ce numéro par l’incertitude identitaire et créative des civilisations qui règne dans cet ouvrage.

L’ensemble de ces contributions brosse un bon portrait de l’importance que revêt la notion d’incertitude en traduction en se fondant sur divers approches et points d’entrée. Ce numéro a le mérite d’aborder un concept rarement étudié dans la discipline et constitue à ce titre une lecture stimulante et enrichissante.

 

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