Women,
Religion, and Feminism in Britain 1750-1900
Sue Morgan, ed.
London: Palgrave, 2002.
£45.00, 235 pages, ISBN 0333993071.
Philippe Chassaigne
Université de Tours
Cet
ouvrage sinscrit dans le courant historiographique, somme toute
encore récent, de réévaluation de la place tenue
par la religion en Grande-Bretagne au XIXe siècle (même
si, ici, la période prise en considération déborde
assez largement en amont ledit XIXe siècle). Comme lécrit
en ouverture de sa contribution la par ailleurs très marxiste
Matha Vicinus, « the Victorians lived with, in, for
and against religion. Religion was both a personal force and a social
organization » (p. 73). Le but des quatorze essais
réunis ici est danalyser les liens, que lon aurait
pu juger de prime abord improbables, entre croyance religieuse et
prise de conscience féministe au cours dune période
qui court de 1750 à 1900, c'est-à-dire cette période
traditionnellement présentée comme voyant le début
du phénomène de sécularisation de la société1.
Liens improbables, en effet : le maintien de la subordination
des femmes fait figure de point commun à quelques nuances
près aux différentes confessions qui constituent
le paysage religieux composite de la Grande-Bretagne victorienne,
et la revendication par les femmes de droits spécifiques semblait
devoir entraîner leur révolte contre des préceptes
aliénants, voire leur rejet pur et simple de toute religion.
Il ressort que les choses étaient fort différentes.
Women, Religion and Feminism se compose de quatorze contributions,
rédigées par une équipe, exclusivement féminine,
dhistoriennes, dhistoriennes de léducation,
de théologiennes, voire de journalistes ; on y trouve
des noms connus (Martha Vicinus, Sue Morgan, Judith Rowbotham) et
des chercheurs en passe, sans doute, de le devenir. Une approche des
questions religieuses qui soit sensible au dimorphisme sexuel (périphrase
un peu longue, mais explicite, pour traduire « gendered »)
nest peut-être pas la terra icognita que Sue Morgan
décrit dans son introduction (on pensera en français
aux travaux essentiels de Claude Langlois2),
mais il est vrai que ces aspects nont retenu jusquici
quune attention limitée.
Les contributions sont réparties en quatre grandes sections :
la première traite des questions déducation et
de « réforme morale », c'est-à-dire
des aspects strictement féminins et féministes,
même si une telle prise de conscience nest pas toujours
ouvertement formulée chez tous les acteurs , du mouvement
de réforme des murs (reformation of manners) du
XIXe siècle, et de la façon dont une éducation
« rationnelle » était perçue comme
le moyen de préparer les femmes à leur vie de mère
et de citoyenne ; la deuxième aborde les questions des
« amitiés féminines », les interactions
entre spiritualité et sensualité, et un nouvel avatar
de la traditionnelle controverse quant au degré de sexualité
quelles comportaient ; la troisième section traite
celui des « auteur-e-s » engagées, de
la façon dont la plume leur servait à exprimer leur
revendication dune société où les femmes
disposeraient de plus de liberté et dégalité,
et de la place que leur engagement religieux pouvait y tenir ;
enfin, le quatrième domaine abordé, celui des femmes
missionnaires, vise à rendre aux femmes leur juste place (cest
à dire, ne serait-ce que sur plan strictement quantitatif,
supérieure aux hommes) dans lhistoire du mouvement missionnaire
outre-mer.
La méthode privilégiée ici est celle des études
de cas, ce qui se traduit par une succession de micro-biographies,
mettant en avant la vie et luvre dindividualités
remarquables, même si toutes nont pas atteint le degré
de notoriété de Josephine Butler (1818-1906), dont le
combat certes, très connu en faveur de labolition
des Contagious Diseases Acts (la manifestation la plus éclatante
du double standard victorien) est replacé dans le contexte
dune vie spirituelle intense, profondément marquée
par lévangélisme ; relue à laune
de ce critère par Helen Mathers, sa vie en gagne en cohérence
comme, en particulier, sa campagne abolitionniste, véritable
combat non seulement contre un vice (la prostitution, suscitée
par les demandes des hommes) mais aussi contre un « péché »
(p. 128), la dégradation des femmes, soumises à larbitraire
des policiers ; pétrie de culture religieuse, elle sut
trouver dans les Écritures (le personnage de Marie-Madeleine)
ou dans lhistoire de lÉglise (sainte Catherine
de Sienne) les indices dune affirmation féminine, exprimant
couramment sa certitude dune égalité entre les
sexes (le fait quelle eut limpression dêtre
« ordonnée [elle]-même lorsque son mari reçut
les ordres fait figure dannonce anticipée de la controverse
actuelle autour de lordination des femmes dans lÉglise
dAngleterre). A côté de cette figure emblématique,
Women, Religion and Feminism nous fait découvrir dautres
personnages intéressants, même si moins connus, telle
Hannah More (1745-1833), une philanthrope évangélique
aux conceptions pourtant conservatrices sur bien des points :
elle se montra hostile à la révolution française
et à ceux qui, en Grande-Bretagne, manifestaient quelque sympathie
à son égard, tels Thomas Paine ou Mary Wollstonecraft,
dont elle refusa par ailleurs de lire le pamphlet féministe
A Vindication of the Rights of Women (1792). Mais elle mena
un long combat en faveur de linstruction des jeunes filles,
dont elle mesurait le prix : ne disait-elle pas quelle
avait été belle expression qui offre en un saisissant
raccourci toute la réalité de léducation
féminine au XIXe siècle, en Grande-Bretagne mais aussi
ailleurs « éduquée au hasard »
(educated at random) ? Elle publia également plusieurs
ouvrages, dont un character book, dans la tradition des « miroirs
du prince » de lépoque moderne, destiné
à la jeune princesse Charlotte (1796-1817), fille du prince
de Galles (futur roi George IV, 1820-1830) et héritière
du trône jusquà ce que sa mort ne fasse passer
la continuité dynastique à la jeune princesse Victoria,
quelle considérait comme son ouvrage majeur. En soulignant
limportance dune éducation qui « nétouffe[rait]
pas une femme sous une avalanche de réussites à accomplir,
mais qui tend[rait] à rendre sa personnalité plus ferme
et plus régulière » (p. 25), cette conservatrice
émettait un point de vue assurément bien révolutionnaire.
Martha Vicinus, pour sa part, consacre son article à Mary Benson
(1842-1916), épouse soumise mais (et ?) malheureuse de
larchevêque de Cantorbéry Edward Benson ;
lune des raisons de ses problèmes était sans doute
la différence dâge avec son mari, de 12 ans son
aîné ; une autre était son attirance pour
les personnes de son propre sexe, dont elle était consciente
dès avant son mariage. Soumission totale de la femme, brimades,
voire cruauté morale : la première partie de leur
vie conjugale est là pour rappeler les difficultés qui
pouvaient attendre les épouses des classes aisées victoriennes3 ;
pour autant, une séparation était impensable, tant en
raison du poids des convenances sociales que des ambitions propres
dEdward Benson qui, après avoir été nommé
évêque de Truro en 1876, gravit rapidement les échelons
de la hiérarchie anglicane pour devenir archevêque de
Cantorbéry en 1883. Le tournant semble sêtre produit
lorsque, au début des années 1870, après dix
années de mariage et six grossesses, Mary Benson finit par
accepter ses tendances saphiques ; ses amitiés féminines
successives lui permirent dune part de « normaliser »,
dirait-on en termes de diplomatie, ses relations avec son mari
à compter de 1883, sa compagne élit domicile sous le
toit conjugal et les deux femmes partageaient le même lit au
vu et au su de toute la famille , mais aussi de vivre une véritable
expérience spirituelle, renforçant ainsi une foi en
Dieu que son infortune conjugale avait auparavant fait chanceler,
même si la lecture du journal intime de Mary Benson révèle
bien des interrogations quant au difficile équilibre entre
lattirance de la chair et les exigences de la foi.
La journaliste et poétesse évangélique Marianne
Farningham (1834-1909), ou les romancières anglicanes Hesba
Stretton (1832-1911) et Felicia Skene (1821-1899), sont dautres
figures encore d« auteur-e-s » engagées,
incitant dans leurs écrits les femmes à prendre leur
destin en main ; la première prêchait par lexemple,
et sengagea ensuite dans le combat pour le suffrage féminin,
tout en reconnaissant la suprême importance de servir Dieu ;
Stretton et Skene combinaient lécriture de romans religieux
et laction sociale au sein de la Charity Organization Society
ou de la National Society for the Prevention of Cruelty to Children.
De même, Judith Rowbotham, Guli Francis-Dehqani et Laura Lauer
soulignent dans leurs contributions respectives lapport des
femmes au mouvement missionnaire, même si celui-ci fut constamment
minoré par les diverses instances hiérarchiques, ainsi
que la façon dont lapostolat outremer constituait lune
des rares voies de réalisation, personnelle comme professionnelle,
pour les femmes victoriennes et, en particulier, pour les femmes seules,
que leur célibat plaçait en dehors des structures traditionnelles.
Cette approche un peu pointilliste, qui souligne certes le charisme
indéniable de ces différentes personnalités,
nest pas sans présenter le danger bien connu de l« effet
de source » : après tout, peut-on se demander,
dans quelle mesure ces individualités sont-elles représentatives
de courants à plus long terme, quelle fut leur marge daction
effective ? La question nest pas sans fondement ;
toutefois, il apparaît nettement que la religion a permis, entre
1750 et 1900, à certaines femmes britanniques (« certaines »,
car elles étaient principalement issues de milieux sociaux
qui nétaient pas indifférenciés, allant
globalement de la lower à lupper middle class),
daccroître leur « surface sociale »,
bien au-delà des rôles marital et maternel qui leur étaient
initialement impartis. Lintérêt est que par ce
biais, elles pouvaient affirmer une existence autonome (il nest
pas indifférent quune part notable des femmes étudiées
ici étaient des célibataires, finalement considérées
comme des laissées-pour-compte dans une société
qui exaltait linstitution matrimoniale) tout en semblant se
conformer aux rôles sexuels qui leur étaient imposés ;
le processus de détournement du langage patriarcal traditionnel
à luvre revêt donc importance particulière.
Peu importe que les « auteur-e-s » de ce discours
aient été, au plan politique, progressistes ou conservatrices
ou, plus exactement si : cela importe, en montrant que
la question ne saurait être réduite à un clivage
partisan ; dans tous les cas, elles accomplissaient une uvre
proprement révolutionnaire.
1
Louvrage classique exposant cette
thèse demeure Alan Gibert, Religion and Society in Industrial
England. Church, Chapel and Social Change, 1740-1914, Londres,
1976.
2
Claude Langlois, Le Catholicisme au féminin,
Paris, 1984.
3
A. James Hammerton, Cruelty and Companionship, Londres,
1992.