Rire
pour ne pas pleurer : Le Noir dans l'Amérique blanche / Laughin'
Just to Keep from Cryin': Blacks in White America
Jean-Paul Levet
Marseille : Parenthèses, 2002 (24 x 28 cm, 160 photographies
en bichromie, bilingue).
29 euros, 176 pages, ISBN 2-86364-112-3.
Robert Springer
Université de Metz
Déjà auteur de Talkin' That Talk, le language du
blues et du jazz (Hatier, 1992, aujourd'hui épuisé
; une édition augmentée, Talkin' That Talk, le language
du blues, du jazz et du rap, va sortir cette année aux
éditions Kargo), Jean-Paul Levet nous fait à présent
cadeau (ou presque, vu le prix modique par rapport à la qualité)
d'un bel ouvrage quelque peu novateur. En effet, ce sont les photos,
choisies dans le fonds de la Farm Security Administration,
organisme du New Deal dont les archives se trouvent à la Bibliothèque
du Congrès, qui constituent la matière première
du livre et qui sont illustrées par des strophes de blues empruntées
à des enregistrements datant de la même époque.
Les paroles de Kokomo Arnold, Big Bill Broonzy, Lonnie Johnson, Tampa
Red ou Peetie Wheatstraw s'insèrent ainsi entre les uvres
de Jack Delano, Dorothea Lange, Russell Lee ou Marion Post Wolcott,
le point de vue noir du blues équilibrant ou complétant
l'il des photographes blancs (seules deux photos sont du photographe
noir Gordon Parks).
Dans une très bonne introduction, l'auteur nous précise
que les clichés ont été sélectionnés
"pour ce qu'ils montrent de la vie du Noir dans l'Amérique
blanche de la fin des années trente et du début des
années quarante", le but étant de témoigner
"de la violence sourde, lancinante du quotidien" (les pp.
58 et 59 en sont un bon exemple) par le biais de "photos d'anonymes,
acteurs muets de l'histoire." Certaines de ces photos seront
familières aux amateurs de blues pour avoir orné divers
ouvrages et pochettes de disques consacrés au genre mais jamais
elles n'avaient bénéficié d'une telle qualité
de reproduction. Elles sont souvent poignantes. On s'étonnera
toutefois du coup de pouce que représente l'inclusion de deux
clichés californiens de Dorothea Lange (pp. 79 et 82) et d'un
cliché anonyme (p. 143) extérieurs à la vie afro-américaine.
Enfin, il faut louer une belle inventivité esthétique
dans l'agencement des photos, des textes et de leurs traductions.
Ces textes ont été choisis avec bonheur et humour et
leur version française emporte presque toujours l'adhésion.
Seuls bémols : le parti-pris de traduire baby par "bébé",
la traduction de "Canned Heat Blues" (p. 95), trop succincte,
et (p. 103) le choix d' "école du dimanche" pour
rendre Sunday school, alors que "catéchisme"
eût été plus parlant. Quelques imperfections aussi
dans l'introduction : l'expression "préjugé de
race" pour Jim Crow est douteuse ; on aurait préféré
electoral register comme traduire "listes électorales";
et, surtout, ne pas voir cette malencontreuse erreur, répétée
en note dans les deux langues (pp. 16 et 18), situant l'adoption de
la Constitution américaine en 1879
Cet ouvrage bilingue et bichrome de bout en bout est une belle réussite
et constitue un véritable document de civilisation américaine
qu'on ne pourra que s'enrichir à fréquenter et à
revisiter. Une sorte de coffee-table book qui donnerait à
réfléchir mais qu'on ne trouvera probablement pas dans
un foyer du Sud profond.