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Jonathan Coe

Les politiques de l’intime

 

Laurent Mellet

 

Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2015

Broché. 318 p. ISBN 978-2840509783. 23 €

 

Recension de Sophie Aymes

Université de Bourgogne (Dijon)

 

 

Avec Jonathan Coe : Les politiques de l’intime, Laurent Mellet signe la première monographie consacrée à l’œuvre d’un romancier qui rencontre un grand succès en France. Cet ouvrage atteste de la vitalité des études anglaises contemporaines et intéresse les lecteurs qui veulent se pencher sur les liens entre roman et société contemporaine, entre politique, esthétique et écriture et, comme le souligne dans la préface Serge Chauvin, l’un des traducteurs de Coe, sur les formes de l’engagement et de l’humanisme en littérature.

Ainsi l’introduction retrace le parcours de ce romancier satiriste en mettant d’emblée l’accent sur l’engagement éthique de l’auteur, qui sera analysé à l’aune de l’intime. L. Mellet brosse tout d’abord un tableau de la réception critique de l’œuvre. Convoquant Linda Hutcheon et Fredric Jameson, il définit les contours d’une réflexion sur l’esthétique, le politique et le retour à l’humanisme mais ce sont les écrits de Jacques Rancière qui fournissent l’orientation théorique majeure de ce travail. Une première réflexion sur l’intime s’engage, centrée sur les erreurs et les échecs des personnages, les modalités des rencontres entre l’intime et le politique au sein de la famille et du couple.

Le chapitre d’ouverture (« De la satire politique à l’erreur ») dessine plus précisément les lignes critiques et thématiques de l’analyse et a aussi pour but de dissiper certains malentendus sur l’œuvre de Coe. L. Mellet aborde celle-ci par le biais de la satire et de l’humour, et relève le lien avec l’excentricité. Si la satire chez Coe répond à la définition de Northrop Frye comme « ironie militante » [37], L. Mellet la différencie du simple engagement pour y voir « une forme de démocratie plus humaniste et plus littéraire » [37]. L’écriture de l’intimité dissocie les romans de Coe de simples state-of-the-nation novels mais l’importance de la politique la rend problématique. Coe ancre en effet ses romans dans un réalisme contemporain, néanmoins L. Mellet montre en dialoguant avec les analyses de Vanessa Guignery, Linda Hutcheon et Patricia Waugh qu’il s’agit d’un réalisme ambigu, subverti ou mis en tension par l’aspect métafictionnel de l’œuvre et par le brouillage référentiel qu’elle engendre. L’enjeu de l’analyse de L. Mellet se précise lorsqu’il s’arrête sur les trois régimes du réalisme définis par Rancière (éthique, mimétique et esthétique) et souligne que le réalisme est fondé sur l’écart et la dissemblance, ce qui permet de penser la « stratégie ironique » [52] à l’œuvre dans la fiction de Coe. L. Mellet entame alors une analyse de l’erreur comme moteur de l’intrigue et explique que les erreurs des personnages sont de l’ordre de mistake, erreur évitable, tandis que error est liée à l’errance et à un écart créatif. Il oriente son propos vers une interrogation sur la masculinité en considérant la prépondérance de l’échec chez les personnages masculins, témoignant d’une affinité avec ceux de Rosamund Lehmann. Le propos se resserre sur l’inachèvement des histoires sans fin et l’incomplétude de l’événement, et mobilise la convergence critique entre la fidélité selon Alain Badiou et le partage du sensible chez Rancière.

Le chapitre 2 (« Une intimité narrative et politique ») affine la définition de l’intime en ce qu’il se distingue du privé. Convoquant François Jullien et Michaël Foessel, L. Mellet analyse la nuance entre privacy (marquée par la solitude, l’absence de partage) et intimacy : l’intimité ouvre un espace né d’un retrait et qui engendre un partage, ce qui va permettre d’en dessiner les contours politiques et éthiques. Après ce repérage préliminaire, L. Mellet s’attache en effet à montrer comment l’intime à toujours partie liée au politique et formule l’hypothèse anticipée dans le chapitre précédent que le partage du sensible défini par Rancière est « identique, dans sa structure, à la manière dont Coe redistribue les rôles de l’intime et du politique dans sa narration » [88]. Que ce soit dans la construction des personnages ou la dynamique narrative, les différentes configurations de l’intime et du politique ne sont pas purement référentielles mais œuvrent à une « reconfiguration politique du sensible, et (…) du matériau romanesque » [92]. C’est en abordant la question récurrente chez Coe de l’homosexualité que L. Mellet noue les notions d’idéal démocratique, d’erreur et d’échec. La fin du chapitre forme une transition vers le questionnement ultérieur de la dimension politique et esthétique de l’intime liée à la revendication d’un choix personnel garant de l’intégrité individuelle et du fonctionnement démocratique.

Le troisième chapitre (« L’échec du consensus ») détermine ce qui remet en question l’auto-détermination individuelle à travers la question du choix. L. Mellet revient sur l’articulation entre l’intime, le privé et le politique, et sur la voie à suivre pour que l’individu s’épanouisse selon une véritable politique de l’intime. Or les personnages de Coe sont souvent leurrés par les promesses d’une intimité qui se révèle défaillante ou excessive, ou, au contraire, d’une séparation étanche entre les domaines du personnel et du public, de l’intime et du politique. Leur itinéraire révèle la nécessité de comprendre le sens profond du partage et la qualité heuristique de l’erreur. Toute possibilité d’évolution est cependant minée par leur indécision et leurs doutes, par l’aporie que constitue un choix infini et par le conformisme mou du consensus. L. Mellet revient ici à Rancière pour poser un fondement théorique crucial, l’opposition entre consensus et dissensus. La nécessité de préserver une forme d’écart et de confrontation peut contrer la menace d’une dissolution de la démocratie dans l’uniformisation illustrée par la filiation consensuelle entre le thatchérisme et le New Labour. Il s’agit donc de repenser la question du choix en assurant « la préservation des contraires et d’une alternative salvatrice » [127] et en posant la nécessité de « dévier et de s’écarter » [129] de la norme consensuelle.

Intitulé « Alternatives romanesques et coïncidences intimes », le quatrième chapitre démontre que le projet romanesque de Coe oscille entre deux pôles, une mise en œuvre de la coïncidence, du chaos d’une part et d’autre part un schéma explicatif, rationnalisant qui a pour finalité la lisibilité du monde. Or, cet écart n’est jamais résolu : en effet les romans de Coe, et la littérature en général, génératrice de patterns, se fraient une voie entre l’accident et l’explication, l’intime et l’Histoire. Cette constatation mène L. Mellet à aborder la fonction proprement politique de cette écriture, définie par la « politique comme scheduling et explication » [137]. L’articulation entre l’intime et le politique est alors pensée dans les termes de Rancière en mettant de nouveau en avant un modèle agonistique fondé sur la confrontation et le dissensus et permettant d’écarter l’hypothèse d’une troisième voie narrative chez Coe, un compromis « entre satire politique et coïncidences intimes » [140]. Il s’agit de s’en tenir au premier stade de l’alternative, à savoir le refus de trancher et l’acceptation de la contradiction. Ces remarques sont par la suite nourries par les références aux hypotextes majeurs que sont les œuvres de B.S. Johnson, E.M. Forster et Rosamund Lehmann afin de nourrir la réflexion sur la mémoire, le déterminisme et l’importance métatextuelle du choix narratif. Cette seconde partie du chapitre procède à un examen diachronique cernant, d’un roman à l’autre, l’alternance entre les deux pôles romanesques que sont l’éloge de l’accidentel et l’explication, sans jamais perdre de vue la relation entre la politique et la mise en fiction signifiante du fragment. Les pages finales offrent des propositions très éclairantes sur le fonctionnement de la satire fondée sur l’alternative, sur « la logique de cohabitation des extrêmes et [le] refus de la nécessité du choix » [174] (suggérant également son lien avec la britannicité) et réaffirment la spécificité de l’écriture de Coe fondée sur la tension générée par l’écart qui sous-tend la « logique de l’alternative » [178].

Le cinquième chapitre (« Les écarts politiques des intimités du texte ») reprend et précise le sens philosophique, sociologique et littéraire de l’écart afin de définir plus avant la poétique humaniste et démocratique de Coe fondée sur l’ouverture à l’altérité et la responsabilité (plutôt que l’engagement au sens traditionnel) de l’écrivain. L. Mellet offre un commentaire des écrits de Rancière et de Jullien (qui reprend la notion lacanienne de l’extime) et intègre également sa lecture d’Emmanuel Levinas et d’Anthony Giddens afin de diriger son analyse vers le domaine de l’éthique. Il insiste notamment sur le paradoxe de l’intime, qui conjugue repli sur soi et ouverture à l’autre, ce qui le mène à définir une « dialectique de la connexion, à travers l’écart de l’intime et son investissement politique » [185]. D’autre part, en revenant au principe de « reconfiguration politique du sensible » de Rancière, il définit le rôle « apolitiquement politique » (Rancière, cité p. 191] de l’écrivain et de l’art en général comme mode d’intervention et réagencement qui crée le dissensus, ainsi que l’intime comme mode de résistance. Après avoir souligné l’analogie entre roman et démocratie (après Nelly Wolf), L. Mellet revient aux textes de Coe où les jeux narratifs et diégétiques ainsi que les références à la culture populaire sont autant d’exemples d’écarts formels. Ces derniers sous-tendent une volonté de renouveler le roman contemporain et le genre de la satire, non plus comprise comme moralisatrice, mais marquée par un tournant éthique qui répond à l’injonction levinassienne d’engager sa responsabilité pour autrui. L. Mellet décrit l’importance croissante d’un espace narratif éthique chez Coe à partir de La pluie, avant qu’elle tombe et de la métafiction qui est « politique par la logique de l’écart imposé au texte » [228]. Il clôt ce chapitre par une réflexion sur les intimités du texte à partir du rapprochement sémantique entre intimacy et intimation, signalant la manière dont le texte « s’écarte » [231] pour laisser deviner ce qui n’est que pressenti et « rendre sa réception plus ludique, ou plus complexe » [232].

C’est sur le rôle dévolu à la musique et à l’image que s’ouvre le sixième et dernier chapitre (« Écritures du vide : pour une intimité démocratique »). L. Mellet montre que les références musicales mais aussi la voix, soit l’audible en général, offrent une promesse d’intimité, Moteur du récit, la musique s’inscrit dans le texte pour créer un dissensus formel, et il en va ainsi pour les images, qu’elles soient fixes ou filmiques. L’image fixe (la photographie notamment) est caractérisée par sa fonction de fixation du souvenir et de cristallisation de l’instant. Toutefois sa fonction explicative n’est pas totalement opératoire. Bien qu’éloquente (et souvent plus que le texte, ce qui appellerait ici un développement sur l’ekphrasis, dans La pluie notamment), l’image n’ouvre pas sur une révélation complète. L’image cinématographique a également un rôle narratif ambivalent en ce qu’elle peut « dérouter » le texte [245], selon une métaphore empruntée à Rancière. Le matériau filmique, crucial chez Coe, est employé de façon à suggérer une fonction explicative qui est ici aussi remise en question par la porosité entre cinéma, rêve et réel et par le fait que l’intimité fantasmée est parfois en réalité purement privée. Ceci permet à L. Mellet d’aborder le rôle politique de l’œuvre en confrontant roman et cinéma et d’en venir à la question de la politique de la forme. Partant des différents constats d’échec – trahison des mots qui ne traduisent pas les intentions, échecs littéraires des personnages, échec de la fiction à rendre le vécu et dire son époque marquée par une confusion idéologique – l’analyse prolonge les réflexions sur le rôle de l’image et de la musique qui permettent de créer une ouverture formelle, « derniers dissensus formels permettant à ce texte de laisser voir ou entendre, de partager son intimité que les mots seuls ne sauraient nous offrir » [264] et qui reposent sur une dernière alternative, celle de l’excès et du vide. L. Mellet revient pour finir sur la définition de la démocratie comme excès et garante de dissensus, selon Rancière, et interroge la tension entre le trop-plein et le manque, nourrissant ces dernières pages de ses lectures de Simone Weil et Forster. Il s’attache alors à cerner les vides du texte, ses ellipses et ses non-dits (soulignant un fois encore la dette de Coe envers Fielding) et montre qu’ils génèrent la fiction. Le vide est l’enjeu de ce texte postmoderne au sens où le vide est reflété par les intimités du texte et appelle la participation active du lecteur herméneute sans toutefois qu’une interprétation stable ou conclusive ne lui soit donnée. C’est cette liberté interprétative (qui inclue la possibilité de se tromper) qui fait de l’œuvre de Coe une œuvre démocratique dont le mode métafictionnel repose sur le jeu entre évidence et « évidance » emprunté à Georges Didi-Huberman.

C’est sur le positionnement esthétique et politique de l’œuvre que L. Mellet conclut son ouvrage, ainsi que sur l’avenir de la satire, dont Coe révèle qu’elle devient aporétique lorsque le rire désamorce sa fonction subversive. Au terme de ce parcours, le lecteur est armé d’outils théoriques opératoires pour penser la littérature contemporaine, les nouveaux modes de l’engagement et de l’écriture de l’intime et du politique et, de manière générale, le lien entre histoire, société, politique et fiction. Il aura apprécié la finesse des analyses, une circulation agile au sein de l’œuvre de Coe et de son intertexte, une approche théorique au croisement de la littérature, de la philosophie et de la sociologie. Cet ouvrage est une référence essentielle pour les chercheurs en littérature contemporaine, les anglicistes et les amateurs de littérature britannique. Notons pour finir que le lecteur non angliciste appréciera le recours systématique à la traduction française des écrits de Coe.

 

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