John Gay Trivia et autres vues urbaines
Traduction et édition critique par Jacques Carré
Collection Littératures du monde, N°15. Paris : Classiques Garnier, 2016 Broché. 354 pages. ISBN 978-2812445750. 39 €
Recension d’Alain Morvan Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris 3)
Chacun connaît The Beggar’s Opera (1728), chef-d’œuvre d’une ironie cruelle où John Gay (1685-1732) stigmatise la corruption qu’encourage le système mis en place par Sir Robert Walpole, en même temps qu’il s’en prend à la dérive d’une humanité déboussolée qui loue le mal comme s’il était le bien et pourchasse le bien comme s’il était le mal. Cet opéra parodique occulte souvent le reste de l’œuvre de Gay – à l’exception, peut-être, de The Shepherd’ Week, in Six Pastorals (1714), où Gay montre sa capacité à faire vivre l’esprit de l’églogue, quitte à le subvertir, ainsi que de ses Fables (1727-1738) – et c’est le mérite du volume préparé par Jacques Carré de donner une idée substantielle de sa richesse et de sa diversité. Douze textes ont été sélectionnés, la plupart en vers, et il convient de souligner, pour en féliciter l’auteur de cette édition, qu’ils n’avaient jamais été traduits en français. Au premier rang se détache une très goûteuse pastorale urbaine, Trivia Or, The Art of Walking The Streets of London (1716). Appellation de la déesse des carrefours (l’un des avatars de Diane), le nom Trivia place d’emblée ce poème sous le double signe de l’élévation et de la banalité. Cet oxymore talentueux illustre bien l’originalité d’un texte mis en tension entre la tradition bucolique et les dures réalités de la vie urbaine. L’une des originalités de ce poème est l’attention qu’il porte au concret des sensations qu’éprouve celui qui se risque à marcher dans Londres, de l’irrégularité raboteuse du pavé à la morsure du froid en passant par la pluie qui alourdit le tissu des vêtements. Tous les textes retenus n’ont certes pas la même épaisseur littéraire, même si tous méritaient d’être traduits. Le poème dédié au politicien whig Methuen, par exemple est assez caractéristique d’une poésie de circonstance où la satire de la flatterie se voit contrainte de coexister avec un appel au mécénat. Les lieux communs y abondent, avec toutefois l’excuse d’être élégamment formulés. Il faut dire que John Gay appartient au Scriblerus Club, cercle fondé en 1713, dont les membres les plus éminents sont Swift, Pope et Arbuthnot, ses amis, et qui s’assigne comme mission de défendre le bon goût, la mesure, le savoir, la dignité de l’acte d’écrire ainsi qu’une certaine forme d’ordre. Mais l’esprit talentueux de Gay fait oublier bien des choses. Comment ne pas goûter The Mohocks (1712), farce (non représentée au théâtre) dont la truculence bon enfant tourne en dérision l’émoi excessif suscité à Londres par les brutalités nocturnes d’une bande de jeunes gens de la bonne société, décidés à arpenter « les chemins plaisants du vice » [181] ? Précédée d’une dédicace moqueuse à un certain « Mr. D. » (en vérité le critique, poète et dramaturge John Dennis, que les membres du Scriblerus Club n’apprécient guère), cette petite œuvre pleine d’une verve quasi boulevardière joue audacieusement de la réversibilité des signes – les mauvais garçons dépouillent les agents du guet dont ils revêtent la tenue, conduisant leurs victimes devant des magistrats qui ne se rendent compte de rien – tout en donnant un nouvel indice de la fascination de Gay pour l’univers de la délinquance. On y discerne donc ce que sera l’esprit du Beggar’s Opera. Newgate’s Garland (1724) souligne lui aussi, d’une façon toute hogarthienne, le lien entre civilisation urbaine et criminalité. Cette « nouvelle ballade », comme l’appelle Gay, est placée sous le signe de Jonathan Wild, indicateur en même temps que redoutable gangster, qui n’échappera pourtant pas à la potence ; on sait que Fielding, en 1743, consacrera au même personnage un récit resté justement célèbre, composé dans l’esprit du Beggar’s Opera, avec la même logique d’inversion des valeurs. Ce procédé atteint son apogée avec une rime spectaculaire « Halter »/ « Altar » [240]. On notera que la strophe 3 de cette guirlande-là incrimine très directement la corruption à la Walpole. Une introduction de presque cinquante pages apporte tous les éléments nécessaires à la compréhension de ces œuvres, dont les nombreuses références topiques pourraient être dissuasives – on pense par exemple au foisonnement de personnages cités dans Mr. Pope’s Welcome from Greece (composé vers 1720, publié en 1770), dont la majorité ne sont plus guère connus que des dix-huitiémistes chevronnés. Elle apporte donc le souffle de la vie à ces textes, et fait de cet auteur un peu oublié un poète vivant. Tout en pointant la dette profonde de Gay envers la culture gréco-latine, contractée à l’âge où il fréquentait sa grammar-school, l’étude de Jacques Carré montre parfaitement comment il sait l’adapter à ses préoccupations et à ses inquiétudes d’homme du XVIIIe siècle. Gay sait en effet parfaitement parodier ceux dont il s’inspire. Chacune des œuvres citées fait l’objet d’une analyse solide dans cette riche introduction, qui s’achève par une évocation des sentiments ambigus que Gay porte à Londres, ville de violence, de cupidité et d’hypocrisie, mais empreinte de ce que carré nomme « la séduction et la sophistication d’un univers rococo où la vie était douce et légère pour les élites » [52]. La traduction est soignée en même temps que vivante et spirituelle. On soulignera en particulier l’aisance avec laquelle Carré transpose en français la riche onomastique inventée par l’auteur. Ainsi, dans The Mohocks, « Justice Kindle » devient-il le « juge Soupaulait » et « Constable Prig » le « commissaire Enflure ». Certains regretteront peut-être quelques menues familiarités, comme ce « Lâchez-vous » [329], censé rendre « Launch out with freedom » – mais c’est sans doute le prix à payer pour la réhabilitation d’écrits qui méritaient d’être remis à l’honneur.
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