Jane Austen Une poétique du différend
Sophie Demir
Préface de Richard Pedot Collection « Interférences » Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2015 Broché. 360 p. ISBN 978-2753541931. 22 €
Recension de Marie-Laure Massei-Chamayou Université Paris 1-Panthéon Sorbonne
Cet ouvrage de 360 pages (dont 5 p. de préface rédigée par Richard Pedot, 334 p. de texte, 8 p. de bibliographie et 6 p. d'index) est la version remaniée d'une thèse de doctorat soutenue en 2012 à l'université Paris X. Structuré en trois parties, respectivement intitulées « ironie et discours social », « ironie et expérience amoureuse », « l’écriture austenienne, un défi pour l’interprétation », cet essai s’intéresse au pouvoir du langage, du discours et de l’ironie dans l’œuvre austenienne en convoquant diverses approches critiques, dont celles de Jean-François Lyotard, Giorgio Agamben, Michel Foucault, Roland Barthes ou de Ludwig Wittgenstein. Partant du caractère performatif du mariage, du discours social ou du discours amoureux dans les romans, Sophie Demir examine comment l’écriture austenienne « témoigne des différends entre discours et régimes de phrases incompossibles dont les personnages sont traversés », autant que du différend au cœur même du langage. Comparant le discours social à l’œuvre dans les romans à ce que Jacques Lacan appelle « l’usage courcourant du langage » avec son « côté ritournelle construit autour de lieux communs et autres clichés » [16], tel « un disque qui tourne » [23], Sophie Demir souligne à juste titre que ce discours par quoi se précipite un lien social, est avant tout « un plurilinguisme » et une « polyphonie », comme l’a théorisé Mikhaïl Bakhtine. C’est cette confrontation des différentes voix en présence, dont celles des personnages issus de différents univers sociaux, sur une scène agonistique et quasi théâtrale, qui construit l’expérience du lecteur et, sous l’effet de l’ironie, participe de la subversion des représentations. Elément essentiel de cette poétique du différend, l’ironie est, en effet, « l’instance extérieure ou l’autre du discours qui lui donne du sens », empêchant toujours tout discours de se refermer sur lui-même, mais elle vise aussi le fonctionnement des dispositifs énonciatifs. L'objectif de l'auteur est clairement annoncé dès l'introduction, puisqu’il s’agit de comprendre à la fois « par quel biais l’écriture austenienne déjoue à chaque fois le dernier mot de ceux qui cherchent à l’assigner à une signification donnée » et ce qu’il « advient aux régimes de phrases dans les romans de Jane Austen » [19]. Sophie Demir prend comme point de départ de sa réflexion le traitement ironique réservé au discours social en lien avec la question centrale du mariage, dont le noyau est constitué par la fatidique doxa, « ciment du lien social » avec ses discours sur l’amour – des discours implacables que l’on ne doit en rien confondre avec un discours de l’amour. Les incipits de Mansfield Park ou de Pride and Prejudice sont en cela révélateurs d’un « discours du capital » [28] qui fige le signifié de mots-clés tels que « beauté », « rang » et « fortune », dévoilant en lieu et place du désir ou d’un sentiment amoureux réciproque, la toute-puissance des fondements économiques et sociaux de la transaction. Cette première partie dissèque avec pertinence les jeux de l’ironie, de la polyphonie, des divers univers de phrases qui mettent en perspective l’aliénation de certains personnages, ainsi que les « harmoniques du discours du capital » se déployant dans les romans. S’attachant à identifier qui est à l’origine du discours, cette analyse permet de discerner ce qui oppose discours du capital et discours amoureux. Malgré les entrelacs des discours, le lecteur attentif à l’ironie décèle l’ampleur des conflits et des failles qui se jouent au cœur des échanges. Si l’explicitation du concept de « différend » appliqué à la relation de pouvoir asymétrique entre Emma Woodhouse et Harriet Smith est convaincante [46-47], l’affirmation selon laquelle « Emma a les préjugés de sa classe » [46] l’est moins, puisque l’héroïne éponyme est moins définie dans le roman par son appartenance à une classe bien précise, qu’en relation à son statut social. De même, si le rang ou les classes sociales sont bien des « constructions », l’expression « constructions imaginaires » n’est pas pertinente du fait de leur ancrage dans des réalités financières, économiques, historiques ou sociales. Une autre interprétation aurait dû être nuancée et recontextualisée concernant le personnage de Willoughby, qui, selon Sophie Demir, ne s’aperçoit pas « que son alliance avec Miss Grey est un contrat de dupes qui le condamne au malheur » [48], transaction également qualifiée de « mauvaise affaire », puis de « malheur réel » [64], alors même que le dénouement de Sense and Sensibility souligne le contraire : « His wife was not always out of humour, nor his home always uncomfortable; and in his breed of horses and dogs, and in sporting of every kind, he found no inconsiderable degree of domestic felicity » [3,14]. Cette première partie, qui prend judicieusement en compte « les effets conjugués des doxas sociale et littéraire » [124], se conclut sur une analyse de la crise de l’interprétation, due à la fois aux mélectures des signes par les personnages et au fait que la « fausse monnaie » du discours du capital ne cesse de se présenter sous la forme d’un discours amoureux. La deuxième partie s’intéresse logiquement à l’expérience amoureuse et aux caractéristiques du discours amoureux, dont on sait qu’il est éminemment problématique chez Austen : si les romans sont traversés de discours sur l’amour, les rares personnages qui en ont l’expérience montrent, en effet, une grande réticence dès lors qu’il s’agit d’en parler, cette expérience relevant de l’indicible. Alors que cette pudeur et cette retenue peuvent évidemment s’expliquer par le contexte, qu’il s’agisse de l’inexpérience même de Jane Austen du fait de son célibat ou de la prédominance des bienséances dans les productions romanesques, Sophie Demir suggère une autre interprétation à partir de l’analyse de Jean-François Lyotard sur le fonctionnement des régimes de phrases – « celle de l’élaboration d’une poétique du différend, autre façon de nommer cet impossible » [20]. Ce différend affecte à la fois les relations entre personnages, comme chez les Bertram, dans Mansfield Park, mais caractérise aussi l’expérience intime des personnages, telle Fanny Bertram, puisqu’il lui est impossible de signifier la prégnance de son propre malheur [150]. Le seul signe de l’amour vrai est, au final, « imperceptible sur la scène sociale », dans la mesure où il transparaît avant tout dans la modification réciproque des discours des protagonistes [229]. Si l’expérience de l’amour passe certes par le regard, elle est indissociable de la parole, comme le souligne avec justesse Sophie Demir : « Être affecté par la parole de l’autre est à la fois le signe d’une telle expérience et le signe de l’amour » [229-230]. Tandis que la question de la perception est centrale à l’interprétation, cette perception « n’existe pas en dehors d’un récit travaillé par un désir ». Car cet ouvrage interroge aussi dans sa dernière partie le rôle du désir dans les textes austeniens, dans la mesure où ce désir « multiple, voire conflictuel » [280], exprimé par le biais de la modalité, est presque toujours au cœur des différends, des illusions et autres mystifications à l’œuvre dans la rencontre amoureuse. Les romans d’Austen examinent les différentes étapes, les « signes avant-coureurs » [236], jalousie comprise, qui mènent à la reconnaissance de ce désir véritable. Sophie Demir analyse finement les relations qui se nouent entre « secret, suspense et désir de savoir, d’une part, dénouement, apaisement de la faim et mise en évidence du sens, d’autre part » [245]. Si, pour certains critiques, l’ironie est la marque de la présence d’un narrateur, Sophie Demir soutient au contraire que l’ironie doit se comprendre comme « la marque de son absence » et qu’il faut regarder du côté du lecteur, « pour la bonne raison que le sens de l’ironie n’est jamais décidé, toujours suspendu à une nouvelle lecture » [294]. Dans la mesure où l’ironie d’Austen « n’est pas ordinaire », mais « absolue » [265] en ce que le discours amoureux n’arrive jamais à son terme, l’écriture austenienne représente alors, en effet, un véritable « défi pour l’interprétation ». Cette dernière partie précise que la polyphonie des romans peut être qualifiée de « kaléidoscopique » [302], puisque « le récit est éclaté en une multiplicité de voix, sans être ressaisi par une voix qui serait d’une autre nature, celle d’une autorité quelconque » [303]. Il s’agit donc de préférer l’expression d’« expérience narrative » à celle de « voix narrative » [325] pour évoquer l’écriture austenienne. Cette écriture ne rejoint « l’art de témoigner du différend que parce qu’elle est aussi désir du Neutre », ce « Neutre » derrière lequel la figure du narrateur disparaît [344]. Malgré de trop nombreuses occurrences de citations en anglais au sein d’une phrase en français (par exemple, « Mr Bennet, qui est « so odd a mixture of quick parts, sarcastic humour, reserve, and caprice » doit constater que « the experience of three and twenty years had been insufficient to make his wife understand his character » [142]), la langue est, le plus souvent, claire et précise. L’on sait gré à Sophie Demir de faire, la plupart du temps, œuvre de pédagogie en explicitant les concepts propres à certaines approches critiques et le texte est émaillé de formules heureuses, comme dans cette conclusion : « La scène de l’écriture austenienne est l’ironie répercutant à l’infini l’écho d’un différend intrinsèque à l’existence humaine » [303]. Signalons néanmoins quelques scories qui ont échappé à la relecture : l’accord de l’adjectif « précaire » p. 25, de « même » p. 37, de « tous trois » p. 50, de « l’aurait empêchée » p. 335 ; il s’agit de la famille Martin dans Emma p. 43 et non, par conséquent, de Mrs Martins p. 44, où « assomme » est mal orthographié, tout comme « innommable » p. 232 ; enfin, p. 345, en conclusion, il manque le « a » dans « il n’y a pas ». Par ailleurs, la préface comporte une « erreur de généalogie » dès la première phrase lorsque Richard Pedot considère que « James Edward Austen » est le frère aîné de Jane. Jane avait bien un frère aîné, James Austen, mais ce n’est pas à lui que la lettre mentionnée ici était adressée : il s’agit de James Edward Austen-Leigh, neveu de Jane et auteur de A Memoir of Jane Austen (1871), bien connu des spécialistes de la romancière. Cette confusion de départ invalide donc une partie du raisonnement qui s’ensuit, comme ces remarques concernant l’« ironie de contexte d’abord, très vraisemblablement, entre le frère et la sœur plus jeune de dix ans. […] Il ne semble pas que Jane à ce moment-là ait tant besoin de voler quelque brindille que ce soit à son aîné » [7]. Enfin, « l’univers circonscrit » évoqué par Richard Pedot concerne moins « l’aristocratie terrienne » [7] que la gentry dans les romans d’Austen. La conclusion à laquelle parvient Sophie Demir est logique et pertinente : « L’écriture austenienne est un travail de démystification du discours social et du discours sentimentalo-romantique. […] La lecture des romans de Jane Austen révèle le mystère d’une autre dimension du langage » [343, 345]. Par ses analyses éclairantes de l’écart susceptible d’exister entre la signification visée par un discours et son sens, par sa dissection convaincante du fonctionnement de la langue et des dispositifs énonciatifs, de l’ironie et des différents niveaux de lecture qu’elle implique, Une Poétique du différend est un ouvrage utile en ce qu’il met judicieusement en lumière toutes les subtilités du déploiement du sens dans l’œuvre austenienne.
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