La Prison des pauvres L’expérience des workhouses en Angleterre
Jacques Carré
Collection Chroniques Paris : Vendémiaire, 2016 Broché. 541 p. ISBN 978-2363582027. 25€
Recension de Richard Tholoniat Université du Maine (Le Mans)
On lira avec grand intérêt cette recherche qui faisait défaut dans l’historiographie française de la Grande-Bretagne : La Prison des pauvres. L’expérience des workhouses en Angleterre, de Jacques Carré, professeur émérite d’études britanniques à la Sorbonne. L’auteur s’est distingué par ses travaux sur les XVIIIe et XIXe siècles, sur les rapports entre architecture et société, sur l’histoire culturelle et sociale, en particulier de la pauvreté : il a dirigé Les Visiteurs du pauvre : Anthologie d’enquêtes britanniques sur la pauvreté urbaine, XIXe-XXe siècles (Karthala, 2000). L’ouvrage de 541 pages, au format maniable, à la typographie agréable, comporte des notes, un lexique de l’assistance publique anglaise, un index des noms, une bibliographie. La Prison des pauvres parcourt trois siècles de l’histoire d’une institution d’aide aux indigents unique en Europe. Après la dissolution des monastères catholiques par Henri VIII disparaît la source principale d’aide aux pauvres, basée sur la charité. Dans le cadre de la paroisse est alors mise en place en 1601 une forme d’Assistance publique qui durera jusqu’en 1948, avènement de l’État-providence (Welfare State). En un sens, cette Loi sur les pauvres élisabéthaine peut être considérée comme ayant préparé les esprits à l’idée de protection du berceau au tombeau. Dès le début, elle fit considérer comme un droit l’assistance aux malheureux des deux sexes et de tous âges ; le centralisme, introduit en 1834, facilitera l’acceptation du rôle directeur de l’Etat ; la multiplicité de ses fonctions (orphelinat, hospice, infirmerie) engendrera des établissements spécialisés pour les publics divers que les workhouses accueillaient à un moment ou à un autre. Pour les XVIIe et XVIIIe siècles, J. Carré montre l’articulation entre charité publique et privée, la conception positive du travail, intégrateur, associée à l’idée de richesse nationale, l’acceptation de l’aide aux personnes incapables de travailler, même si progresse la méfiance envers les travailleurs valides, après la peur des sturdy beggars, bandes de vagabonds considérés menaçants des XVIIe et XVIIIe siècles, qui avait en partie causé la création des poorhouses, bridewells et autres institutions. Jacques Carré propose des analyses fines dans le domaine de l’histoire des idées et de l’architecture. En particulier le souci fonctionnel (séparer les publics, théories ‘aéristes’) explique la spécialisation de l’espace et les ressemblances entre workhouses et prisons, même si les réalisations panoptiques, chères à Michel Foucault, n’affectèrent pas les workhouses. Au passage, on appréciera de mieux comprendre grâce à J. Carré les allusions aux situations de détresse matérielle dans les romans et tableaux du XVIIIe siècle. Cependant la légende noire de cette institution va se constituer rapidement après que les conditions de « moindre attractivité » voulues par la nouvelle Loi d’assistance aux pauvres de 1834 suppriment l’aide à domicile et rendent la vie à la workhouse toujours pire que celle des plus misérables des prolétaires libres : la workhouse n’offre ni travail ni logis attrayants. En cause : crises économiques, conflits de responsabilités, pingrerie des contribuables, personnel incompétent corrompu ou peu motivé car mal payé, puis conception punitive du travail. Au pays de l’habeas corpus, le passage par la workhouse donne droit certes à la nourriture mais entraîne jusqu’en 1910 la perte des droits civiques. Au pays du home et de la privacy, l’admission entraîne la séparation des membres d’une même famille, ainsi que la promiscuité aggravée par la charité froide et tyrannique d’une institution que l’on qualifierait aujourd’hui de totalitaire, voire concentrationnaire : on oblige les nouveaux arrivants à revêtir un uniforme numéroté comme celui d’un forçat, la nourriture est frugale, les journées s’égrènent, effroyablement semblables, rythmées par des règles sévères dont l’inobservation peut conduire en prison. Adoptant une approche chronologique, J. Carré remplit les objectifs des éditions Vendémiaire : « comprendre, apprendre, déchiffrer ». Il montre comment la charité chrétienne, dans sa version évangélique, l’utilitarisme de Bentham mis au service du libéralisme victorien, l’eugénisme discriminatoire, contribuent à établir une distinction voulue nette entre travailleur valide méritant et fainéant immoral et irrécupérable. Avec cette présentation très claire des concepts, J. Carré évoque les rapports de force entre victimes de la violence des « classes supérieures », administrateurs de cette violence et acteurs sociaux. En Irlande, au pays de Galles, en Écosse, dans les villes industrielles, le système de la workhouse ne put être appliqué dans toute sa rigueur ; les secours à domicile ne cessèrent jamais ; des révoltes de pensionnaires éclatèrent parfois tandis que la solidarité à l’intérieur de l’établissement adoucissait quelque peu la discipline. Les hommes valides détournaient à leur profit l’hébergement des casual wards. Romanciers, journalistes enquêteurs alertèrent l’opinion publique ; enfin, à partir des années 1880, hommes et femmes de progrès arrivèrent à se faire élire dans les conseils d’administration pour changer l’institution. J. Carré montre aussi que la dénonciation de cette manière de gérer la grande pauvreté s’exprimait aussi par d’autres organisations (l’Armée du salut, les colonies de travail), par la reconnaissance de l’efficacité de l’hôpital et de l’école à partir des années 1860, évolution constatée aussi au moins en Allemagne et en France. À ce propos, si J. Carré montre la limite des observations de Taine et Vallès, il aurait pu citer d’autres Français aux analyses pertinentes (comme M. Blondel, Rapport sur les hôpitaux civils de Londres /…/, P. Dupont, 1862 ou Désiré Pasquet, Londres et les ouvriers de Londres, A. Colin, 1914) et peut-être indiquer, dans une perspective comparatiste, si la France pouvait se targuer d’une supériorité quelconque dans le domaine du traitement de la grande pauvreté au XIXe siècle. Aux exemples donnés par l’auteur dans sa conclusion que le « stigmate de la workhouse […] est toujours présent dans la mémoire collective britannique » [474], on pourrait ajouter un épisode de la série télévisée Call the Midwife (2012-2016) dans lequel des sages-femmes travaillant dans un quartier déshérité de l'East End sont confrontées au workhouse howl d’une pauvresse hurlant sa détresse au souvenir de ses bébés que lui avait arrachés la sinistre workhouse de Poplar (évoquée par J. Carré dans un des éclairants coups de projecteur qui rythment son travail [398-412]). En 2015, la workhouse de Southwell, bâtiment maintenant géré par le National Trust, a été utilisée dans 24 Hours in the Past, le passé étant celui de l’Angleterre victorienne. Le travail de J. Carré éclaire également une désolante actualité : au libéralisme pur et dur victorien a succédé un néolibéralisme tout aussi stigmatisant. On retrouve dans nos sociétés, à l’instar de l’histoire de la workhouse et des réactions bourgeoises victoriennes, les mêmes peurs et préjugés : aux sturdy beggars ont succédé les craintes envers SDF ou réfugiés ; des syndicats se méfient du lumpenproletariat, protègent plutôt les travailleurs réguliers. Plus récemment le sociologue Nicolas Ducoux (Nouvel Age de la solidarité : Pauvreté, précarité et politiques publiques, 2012) évoque les workhouses à propos du dernier film de Ken Loach, Moi, Daniel Blake (2016): la bureaucratie des job centres décourage, sanctionne et exclut les pauvres, déshumanise les individus, fait la chasse aux prétendus « assistés ». Les pouvoirs publics attribuent aux pauvres la responsabilité de leur situation, comme à l’époque victorienne; la recherche d’emploi, quels qu’en soient la rémunération ou l’intérêt pour le demandeur, est destinée à prouver que le demandeur n’est pas fainéant ou qu’il ne cherche pas à tricher avec les aides. Depuis Madame Thatcher, la grande majorité des sympathisants du Parti conservateur pensent que les allocations chômage, trop élevées, découragent la recherche active d’un emploi. En France, où une certaine droite a suggéré d‘imposer des heures de travail bénévole aux allocataires du RSA, ATD Quart Monde dénonce la « pauvrophobie » ambiante alors que la lutte contre la grande pauvreté est l’un des plus grands défis à relever pour la démocratie. L’ouvrage de J. Carré passionnera donc autant les personnes soucieuses de mieux connaître un aspect méconnu de l’histoire sociale britannique que celles qui s’interrogent sur notre monde contemporain
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