Love's Labour's Lost ou l'art de séduire
Sous la direction de Christian Gutleben
Cycnos, volume 31, n°1, 2015 Paris: L'Harmattan. Broché. 265p. 28 €
Recension de Jean-Jacques Chardin Université de Strasbourg.
Ce numéro de Cycnos, intitulé Love’s Labour’s Lost de Shakespeare ou l’art de séduire et publié aux éditions L’Harmattan sous la direction de Christian Gutleben, rassemble en quelque deux cent soixante-cinq pages douze communications, suivies d’un entretien avec le metteur en scène Christopher Luscombe. L’ouvrage se divise en quatre sections qui convoquent les problématiques essentielles de cette comédie. Après un prologue rédigé par Christian Gutleben, la première section, très homogène, intitulée « Les mots, les mots » comprend trois études sur la topique du langage. Suivent trois analyses regroupées en un chapitre qui porte le joli titre de « Erato et Terpsichore » et élargit la perspective, interrogeant la thématique de l’art au cœur de l’œuvre. La troisième partie, elle aussi très organique, contient quatre textes abordant la question du « pouvoir dans tous ses états » et la quatrième section, nommée « Synthèse » et constitutée d’un seul et magistral article, a pour sujet la rhétorique et la fête du langage à laquelle nous convie Love’s Labour’s Lost. Le volume se clôt par le propos de Christopher Luscombe sur le dyptique peu conventionnel Love’s Labour’s Lost / Love’s Labour’s Won (Much Ado about Nothing) qu’il monta à Stratford en 2014. On remarquera la belle cohérence de l’ouvrage qui, après les analyses fouillées des subtilités du texte, propose en fin de parcours l’approche d’un praticien qui met en perspective les problématiques soulevées dans les contributions et rappelle opportunément que le théâtre est avant tout un art du dire et du faire sur la scène. « Les paradoxes de la séduction dans Love’s Labour’s Lost », qui sert de prolégomène à l’ensemble, justifie le titre de l’ouvrage et traque le fil sous-jacent qui relie toutes les contributions. La séduction est le support dramatique de la comédie où les amants s’évertuent maladroitement à conquérir le cœur des dames de France, elle est aussi le ressort esthétique de l’œuvre d’art, du théâtre en premier lieu qui, par la dialectique du crédible et de l’illusoire sur lequel il repose, transmet ce que Brecht appelait « la profondeur de la jouissance » (Écrits sur le théâtre, II). Et si la princesse et ses suivantes demeurent insensibles à l’art de séduire mis en œuvre par les jeunes gens, le spectateur, a contrario, se laisse facilement emporter par les scintillements de la langue, le ridicule pompeux des pédants et autres donneurs de leçons et la déconfiture des rimailleurs pris au piège de leurs artifices. La délectation du spectateur se nourrit donc de ce que Gutleben nomme avec bonheur « l’exploitation jubilatoire de l’échec ». Mais il se pourrait aussi que la jouissance naisse du genre ambigu de la pièce et de la frustration des attentes qu’il suscite. L’analyse de François Laroque qui ouvre la première section, « LLL et autres jeux de lettres dans le théâtre de Shakespeare », est centrée sur les facéties linguistiques qui abondent dans la pièce. L’auteur postule que Love’s Labour’s Lost s’apparente à des pièces comme Hamlet ou Twelfth Night, dans lesquelles le dramaturge interroge la langue et son fonctionnement. Laroque souligne que les amants de la pièce sont avant tout des amoureux du signe qui témoignent de cet attachement fétichiste aux noms, hérité du platonisme et de l’hermétisme, dont Shakespeare se gausse probablement ici. En fait la virtuosité linguistique des dames de France, moquant les balourdises des pédants ou les afféteries des amants, serait un moyen pour le dramaturge de souligner l’arbitraire du signe contre les tenants du pouvoir magique des noms à signifier. Dans « ‘I am sure I shall turn sonnet’ : Writing or being written in Love’s Labour’s Lost », Christine Sukic s’intéresse elle aussi à la topique de la langue et à la théâtralisation du discours. Elle souligne que, si la trace écrite est manifeste dès le premier acte où le roi de Navarre insiste pour que les quatre jeunes gens apposent leur signature au bas du serment, la pièce conjugue art d’aimer et art d’écrire. Et celui-ci est bien « genré » puisque ce sont les hommes qui couchent leurs sonnets d’amour sur le papier. Sukic conclut que la pièce met en question le pouvoir de signification des mots, élément qui tend à inscrire Love’s Labour’s Lost au cœur de l’esthétique maniériste. La contribution suivante, « ‘The l’envoy’ : Mésinterprétation, digression, inversion », rédigée par Pascale Drouet, propose une analyse fouillée de la première scène de l’acte 3 où Moth et Costard éclipsent Don Armado, sourd à leurs acrobaties verbales. L’échange révèle un renversement du rapport hiérarchique maître / serviteur. Moth en effet enseigne à Don Armado comment gagner son amour par la danse et non par l’écriture de poèmes, et il est tout aussi habile dans le maniement de l’antimétabole et du chiasme que dans la convocation du langage convenu des adages, dont il retourne aisément le sens moral. Costard quant à lui joue de l’antanaclase givoise qui met le corps et ses affects au centre de son discours, apportant par là une forme de contrepoint à l’univers compassé de la cour de Navarre. Cette scène témoigne des renversements de sens, de la volatilité du langage et de la jubilation que produit l’usage libre des mots. Pour Jean-Louis Claret, dont la contribution intitulée « Poétique de la séduction » ouvre le second chapitre du livre, le processus dramatique de la pièce est inauguré par la juxtaposition de deux enjeux, quête du savoir et conquête amoureuse. Et c’est bien sûr l’amour qui prend rapidement le dessus. L’amant a toujours besoin de dire son amour sous forme poétique, mais se pose alors la question de la sincérité d’un sentiment qui s’exprime dans un code littéraire convenu comme le sonnet. L’amour contraint aussi les amants à se couler dans des jeux de rôles attendus, et ce sont les femmes qui ici sont les plus ingénieuses. Elles feignent l’indifférence pour mieux être conquises mais, selon Claret, elles n’ont pas su ou pas voulu voir la sincérité des déclarations de leurs prétendants. Et l’auteur avance l’idée que la guerre des sexes ne prendra fin qu’avec le passage du temps, fortement souligné dans les chansons finales. À partir de la distinction conventionnelle entre poésie écrite et poésie orale, Laetitia Sansonetti construit, dans « ‘I shall turn sonnet’ : La poésie dans Love’s Labour’s Lost”, une démonstration visant à prouver que la comédie propose une synthèse réussie entre poésie lyrique et poésie dramatique. Sansonetti s’appuie sur trois points essentiels, le mètre, la rime et les traces de poésie écrite tissées dans le dialogue dramatique. Elle montre que l’utilisation inattendue du même mètre et la tendance à faire rimer les mots contribuent à rapprocher des personnages appartenant à des sphères sociales différentes. Elle analyse aussi comment les sonnets conventionnels écrits par les amants révèlent les caractéristiques individuelles de chacun de leurs auteurs, et souligne la fonction métadramatique des poèmes insérés dans les passages de pièce dans la pièce. Dans la lignée de sa thèse de doctorat, Samuel Cuisinier-Delorme offre une réflexion sur la thématique de la danse avec un article qui porte pour titre « L’écriture chorégraphique comme matrice structurelle de Love’s Labour’s Lost ». Le propos pourrait paraître quelque peu paradoxal dans la mesure où aucune danse n’est exécutée dans la pièce. Cela étant, l’auteur souligne que la chorégraphie est moins scénique que linguistique. En effet le discours des amants et des dames de France est ponctué de métaphores de la danse, et celles-ci font souvent naître dans l’esprit du spectateur des images allégoriques, elles-mêmes associées à l’art de Terpsichore (comme la Justice personnifiée par une danseuse). Mais ce sont surtout les déplacements sur la scène, avec entrées et sorties des personnages particulièrement bien étudiées, qui confèrent à Love’s Labour’s Lost une dimension chorégraphique notoire, à telle enseigne que sa structure diégétique peut s’analyser comme transposition scénique d’une courante, danse typique de la Renaissance. S’appuyant sur le Surveiller et punir de Michel Foucault, Sophie Chiari ouvre la troisième section et présente une analyse des mécanislmes du pouvoir dans « Law, discipline and punishment in Love’s Labour’s Lost ». L’auteur postule que la pièce a sans doute été écrite pour le public des Inns of Court, habitué aux joutes verbales, jeux d’esprit et autres compétitions en tous genres auxquelles se livraient les étudiants. Dans la Navarre imaginaire, dont la topographie rappelle celle de Gray’s Inn, le roi Ferdinand joue le rôle du Lord of Misrule alors que s’instaure pourtant tout un jeu de surveillance et d’observation qui permet finalement aux femmes d’exercer le pouvoir au détriment des hommes. Outre le langage, qu’elles manient de façon brillante, l’arme principale dont usent les femmes est le corps qu’elles transforment en objet de conquête, sans l’érotiser pour autant, infligeant aux hommes une humiliante défaite. Aurélie Griffin étudie l’inversion des codes genrés dans « La guerre des sexes dans Love’s Labour’s Lost ». Le combat est avant tout verbal et les dames de France prennent l’avantage sur les Lords de Navarre dont elles retournent les tropes et littéralisent les images pétrarquistes. La disposition des scènes qui fait alterner les quatre garçons puis les quatre jeunes femmes témoigne que l’amour s’apparente à une partie de chasse. Et là encore les femmes sont victorieuses, qui assiègent les hommes confinés dans un espace clos, créant ainsi un renversement des codes. Les femmes incarnent une via media combinant travail de l’esprit et exigences du corps mais la fin de la pièce, tout en demi-teinte, laisse planer quelque doute quant à un possible retour à l’ordre. Dans « ‘[…] as much love in rhyme / As would be crammed up in a sheet of paper / Writ o’both sides of the leaf, margin and all’ (5.2.6-8) : Marges, décentrement, prolifération dans Love’s Labour’s Lost », Laetitia Coussement-Boillot s’intéresse à la dialectique du centre et de la périphérie. L’amour, tout d’abord évacué hors des limites de Navarre, devient rapidement le centre des préoccupations des amants. Les hommes, figures centrales au début de la pièce, sont rapidement supplantés par les femmes qui, de marginalisées qu’elles étaient à leur arrivée, se retrouvent, par l’ascendant qu’elles exercent, au centre du jeu amoureux. Coussement-Boillot explore aussi les différentes facettes du décentrement du langage (multiplicité des langues, malaproprismes, jeux de mots lestes…) qui décuplent les sens, apparentent la pièce à l’art des grotesques et la rattachent à l’esthétique du maniérisme. Muriel Cunin conduit une analyse serrée de toutes les images d’engendrement et de stérilité dans une contribution qui porte pour titre « ‘Those parts that do fructify in us’ (4.2.26-27) : Figures de la conception dans Love’s Labour’s Lost ». Si le début de la pièce divise les hommes et les femmes, comme il oppose l’esprit au corps, ou encore la stérilité à la capacité d’enfanter, la diégèse contribue à rapprocher ces contraires et même à les inverser. Ainsi les femmes deviennent-elles les forces qui assiègent les Lords et se font-elles chasseresses aux attributs phalliques dans cet hortus deliciarum qu’est l’univers pastoral de la pièce. Cunin montre que la corporalité surgit partout dans la pièce, avec les femmes évidemment (et Jaquenetta principalement) dont le discours métaphorique recourt à de nombreuses images de conception. Les pédants ont beau retourner ces tropes pour les appliquer au savoir, ils ne sont que sécheresse et stérilité, tout comme les excès de mots et de lettres auxquels ils se livrent. L’avant-dernière section de l’ouvrage, « Synthèse », porte parfaitement son titre, car si elle n’offre que le texte de Jean-Marie Maguin sur « A Feast of Language(s) : Shakespeare’s Use of Rhetoric in Love’s Labour’s Lost », celui-ci reprend en les théorisant bon nombre des points soulevés précédemment dans le volume. Après avoir souligné l’importance de la rhétorique dans tout acte de communication et rappelé les cinq grandes parties de l’art oratoire définies par Cicéron, Maguin propose une taxonomie à la fois savante et éclairante de toutes les figures que compte la pièce. L’auteur propose toujours une définition claire pour chacune d’elles, appuyée souvent sur les traités parus en Angleterre à l’époque moderne, avant de fournir en illustration plusieurs exemples tirés de la pièce. Mais le grand mérite de cette étude est de dévider les fils de la significance des figures les plus complexes, d’en montrer toute la polysémie et de souligner, par le jeu parodique qu’elles entretiennent avec les pratiques codées de l’euphuisme, la distance prise par Shakespeare par rapport à certaines conventions de son époque. Le volume se conclut sur l’entretien accordé à Sophie Chiari par Christopher Luscombe. Le metteur en scène s’explique sur la décision qu’il a prise de monter conjointement Love’s Labour’s Lost et Love’s Labour’s Won (Much Ado about Nothing), arguant que les parallélismes de situation et les échos rhétoriques entre les deux comédies justifient leur couplage. Il suggère même que Shakespeare avait Love’s Labour’s Lost à l’esprit lorsqu’il écrivit la seconde pièce. Le parti pris de Luscombe est de faciliter l’adhésion du spectateur, c’est pourquoi il choisit d’ancrer les pièces dans un contexte historique connu de tous, la guerre de 1914, et dans un environnement géographique localisé, le manoir de Charlecote dans le Warwickshire. Il opte aussi pour la suppression de certains passages trop difficiles à rendre sur scène pour être parfaitement crédibles et donc acceptables par le public (la nouvelle de la mort de la sœur de Katherine est omise ainsi que les réferences au coucou et au hibou dans la chanson du printemps à l’acte 5). Enfin la mise en scène privilégie la musique et surtout l’aspect fondamentalement comique des pièces. On ne pourra que se satisfaire de l’excellente tenue de ces contributions, des éclairages multiples qu’elles apportent sur un texte difficile et de l’harmonie d’un volume qui a su éviter la dispersion à laquelle ce type d’ouvrage aurait pu conduire. Un beau livre dont je ne puis que recommander la lecture.
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