Samuel Johnson Vies
des poètes anglais
Choix de textes,
traduction et présentation de Denis Bonnecase et Pierre Morère
Paris : Éditons
du Sandre (Diffusion-distribution Les Belles Lettres), 2016 Broché. 652 pages.
ISBN 978-2358211086. 39 €
Recension
d’Alain Morvan Université de la
Sorbonne Nouvelle - Paris 3
Ce recueil rassemble dix-neuf des
cinquante-deux Lives of the English Poets
(1779-1781) de Samuel Johnson. Permettre
au lecteur francophone et non angliciste d’accéder à ces textes magistraux autant
que difficiles était assurément une bonne action. Le respect craintif entourant
la personne et l’œuvre de celui qui fut la figure tutélaire majeure des lettres
anglaises du XVIIIe siècle tend à former un écran qu’il était bon de dissiper.
C’est ce qu’ont tenté de faire, non sans succès, P. Morère et D. Bonnecase. Une belle introduction de trente-huit
pages propose un portrait moral de l’auteur des Vies en même temps qu’elle retrace son itinéraire intellectuel.
L’attachement de Johnson à la culture et aux langues de l’Antiquité, son
jugement rigoureux des œuvres, qui n’exclut pas une réelle indulgence envers la
personne des auteurs, sa profonde piété, son torysme (ainsi que les sympathies
jacobites de sa jeunesse), les fondements éthiques de son conservatisme, son
souci d’exactitude comme critique et comme biographe, son attachement (qui sait
ne pas être inconditionnel) aux canons du néoclassicisme, sa conviction que la
poésie doit viser à l’équilibre entre l’original et le familier, sa conception
de l’élégance, vertu qui pour lui s’incarne le mieux chez Addison, l’immense
réussite qu’est sa Vie de Pope, le
style de ces textes, enfin, dont les deux commentateurs pèsent brièvement le
pour et le contre – telles sont les lignes de force cette introduction. D.
Bonnecase et P. Morère y sont si habilement synthétiques et si éclairants qu’on
leur pardonnera quelques petites erreurs historiques ; c’est ainsi que
Swift n’est jamais devenu évêque [20], et que Dickens – à la différence de son
père – ne fut pas emprisonné pour dettes, même s’il est vrai qu’il a connu ce
cruel usage par ricochet, son père ayant été détenu pour ce motif à la
Marshalsea [8n]. Le choix effectué parmi toutes ces Vies est tout à fait justifiable,
puisqu’il ne manque aucun de ces sommets que sont celles de Milton, de Dryden,
de Swift et de Pope. S’il est permis d’exprimer un regret, on aurait sans doute
eu avantage à y ajouter celle de Savage, qui date de 1744, constitue le noyau
historique de ces Vies et démontre la
capacité d’émotion et d’empathie de Johnson. D’autant que pour ce dernier
l’existence de Richard Savage devient emblématique des difficultés inhérentes à
la condition d’homme de lettres. Cette recension ne vise pas à revenir
sur la méthode critique de Johnson, ni à s’étonner de ses partis pris. Un mot
suffira. On a longtemps daubé certains de ses préjugés, par exemple son
omission d’Andrew Marvell, ou encore la façon pour le moins expéditive dont il
traite le Lycidas de Milton. Il
suffit de dire que même lorsqu’il exprime un désaccord, Johnson le fait en des
termes qui sont éclairants et parfois – fût-ce involontairement – valent un
éloge. C’est le cas, dans sa « Vie de Cowley », reproduite dans ce
recueil, de sa définition lumineuse et restée justement célèbre du concetto, cher aux poètes métaphysiques. Comme traducteurs, les deux auteurs
ont réussi leur pari. La langue est de belle tenue, qui s’efforce de respecter
les nobles cadences du johnsonese – ce
style aux balancements si rigoureux et si réguliers qu’il commence par
intimider puis rassure, tant les périodes expriment un goût honorable de
l’équilibre rhétorique et conceptuel. La langue de Johnson est ici restituée
dans son ample dignité, et sans donner
une impression de raideur dogmatique qui serait au reste trompeuse, puisque la
démarche du grand homme se veut éminemment factuelle, Johnson donnant souvent la
préférence aux jugements de réalité plutôt qu’aux jugements de valeur. La
traduction s’efforce de faire honneur aux figures de style, les hyperbates
caractéristiques, par exemple, étant le plus souvent respectées. Le risque de l’anachronisme
linguistique, qui guette tout traducteur ayant l’audace de se colleter avec des
textes anciens, a été, la plupart du temps, habilement évité. On peut sans
doute regretter quelques audaces, comme (à titre d’exemple) la traduction de regularity, dans la « Vie de
Rochester », par « normalité » [222], qui n’apparaît qu’au XIXe
siècle, mais nul n’ignore que la traduction peut impliquer sa part
d’accommodements raisonnables. Les écarts interprétatifs sont mineurs et assez
peu fréquents – si, par exemple, dans la « Vie de Pope », « he
was never elevated to negligence » devient « il ne se laissa jamais
griser par la négligence » [557], avec un choix de préposition qui fausse
un tant soit peu le sens, on conviendra que le gauchissement est minime. Et si
l’on est surpris, dans la « Vie de Swift », de voir strictures rendu par « constructions
de phrases » [468], on comprend aussitôt que les deux auteurs ont cru lire
structures. Ces quelques broutilles sont bien peu
de chose en regard d’un travail aux dimensions considérables et de haute
qualité. Les bibliothèques francophones pourront difficilement se passer de ce
beau livre, qui permet de faire coup double, en donnant accès à l’une des
grandes figures de la critique littéraire en même temps qu’à certains des plus
illustres poètes de langue anglaise.
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