Traduire
la poésie Sonorités, oralité et sensations
Sous
la direction de Jessica Stephens
Palimpsestes N°28 Paris : Presses Sorbonne
Nouvelle, 2015 Broché. 218 p. ISBN
978-2878546798. 16,80 €
Recension de Nicolas Froeliger Université Paris Diderot
Il est
toujours intéressant, en traductologie, de s’interroger sur le point de départ
historique de nos positions théoriques présentes. Pour celui dont la traduction
de la poésie n’est pas, je l’avoue humblement et je prie la lectrice et le
lecteur de m’en excuser, la spécialité, un parallèle se dessine en effet entre
les points de vue d’aujourd’hui et ce qu’ont dit les auteurs de la Renaissance,
du moins certains d’entre eux, sur la traduction. Montaigne, par exemple,
parlant de sa propre expérience en la matière : « Il faict bon traduire les autheurs comme
celui-là [Raimond Sebon], où il n'y a guiere que la matiere à representer ;
mais ceux qui ont donné beaucoup à la grace et à l'elegance du langage, ils
sont dangereux à entreprendre : nommément pour les rapporter à un idiome plus
foible ».(1) Cette opinion s’inscrit dans la droite ligne d'un
Joachim du Bellay, qui intitule dès 1549 un des chapitres de sa Deffence « Des mauvais traducteurs,
et de ne traduire les poètes ». Pourquoi ? Parce que la langue
française est jugée insuffisamment expressive, et qu’il s’agit d’aider à la
constituer, non point tant par la traduction, mais par la création littéraire –
et a fortiori poétique. À moins, bien
sûr, d’être un génie (précaution qui n’engage à rien) – ou en tout cas d’égale
stature par rapport à l’auteur initial. Quelques siècles ont passé ; certains éléments
demeurent. En particulier le sentiment que, oui, traduire la poésie est plus difficile
que traduire n’importe quelle autre forme de texte, et que, finalement, la
langue ou les moyens expressifs qui concourent au texte d’arrivée se trouvent
dans un statut d’infériorité : le texte – le poème – initial a été rédigé
avant Babel, et la traduction, après. Il ne nous appartient pas, ici, de
débattre de cette question. Une chose, en tout cas, a changé depuis la
Renaissance : pour ceux qui s’adonnent à la traduction de la poésie et y
consacrent des recherches, c’est précisément cette difficulté qui justifie de
s’y livrer. Il semblerait donc que nous soyons devenus optimistes. C’est la
première bonne nouvelle que nous apporte le numéro 28 de l’impeccable
revue Palimpsestes, intitulé Traduire la poésie : Sonorités, oralité
et sensations, et établi sous la direction de Jessica Stephens, aux Presses
de la Sorbonne nouvelle (2015). Dédié à la mémoire de Luce Bonnerot, ce volume,
qui fait largement écho au numéro 27 (Traduire
le rythme, dont nous avions rendu compte ici même),
au point de partager avec lui deux de ses auteurs (Agnès Whitfield et Carole
Birkan-Berz), se compose, outre la solide présentation de Jessica Stephens, de
dix contributions, groupées en trois parties (Traduire la poésie et l’opéra :
une expérience sensuelle ; Traduire le(s) sens : exacerber le silence et
les sons ; Oralité et communauté : accueillir la parole de l’autre). On
observe par ailleurs une assez grande variété dans cet ensemble : quatre
des articles sont rédigés en anglais ; deux (ceux signés par Gaspar Leal Paz
et Inacio Abdulkader) s’intéressent au portugais/brésilien, un autre (Elena
Langlais) au hindi et à ses variantes ; quatre auteurs sont eux-mêmes des
traductrices et traducteurs de poésie qui souhaitent partager leur expérience
en la matière, ou la confronter à celle d’autrui ; deux, enfin, affichent
une visée plus directement théorique. Il s’agit
d’abord, expose Jessica Stephens dans sa présentation, de lier l’hétéroclite
(« Oralité, sonorités, sensations et traduction ») par une
« alchimie subtile » qui place d’emblée la tâche sous le signe de « l’artisanal ».
En insistant sur le caractère finalement secondaire du texte écrit en
poésie : c’est la performance et le rapport au corps qui comptent avant
tout, et qui vont recréer l’unité, voire susciter ou animer un sentiment de
communauté à partir de cet hétéroclite. D’où la difficulté de transposer d’une
langue à l’autre… Et la nécessité, là encore, d’une telle recherche. C’est,
dans la première partie, intitulée, répétons-le, « Traduire
la poésie et l’opéra : une expérience sensuelle », Pierre Degott qui ouvre la
représentation : « Traduire l’opéra, ou la tentation du calque phonique ». En s’appuyant notamment sur l’adaptation
de Don Giovanni en anglais par W.H.
Auden, il conteste l’opposition que font, dit-il, beaucoup de traducteurs de
livrets d’opéra entre son (avec ses contraintes de technique vocale, de
placement de la voix et d’articulation) et sens (avec ses effets sur la
dramaturgie) au détriment du second, pour montrer que c’est parfois
« justement le son qui permet de faire sens ». Il s’agit finalement,
à travers de nombreux exemples du XVIIe siècle à nos jours, pour le
« modeste traducteur » pris dans l’opposition classique entre
fidélité et trahison, de concentrer ses efforts et ses effets sur les quelques
passages, les quelques mots qui vont prendre « l’auditeur à la
gorge ». Nous
plongeons ensuite dans le contemporain avec Nathalie Vincent-Arnaud (« ‘Percussion
bone’ : du sonore à l’organique dans la traduction de Jazz from the Haiku King [James A. Emanuel] »), qui va en particulier traiter de son
expérience personnelle, en s’appuyant en particulier sur les écrits d’Henri
Meschonnic. Il s’agit ici de performance au
sens anglais du terme : traduire – et retraduire – des poèmes destinés
à une lecture bilingue (voire à une
double traduction, dont plusieurs exemples figurent en annexe de l’article) avec
accompagnement jazzistique, en recherchant une « grammaire de l’oralité »
qui permette, une fois fixée sur la page même, de ressusciter la dynamique de
l’original. Là aussi, on pourrait penser au concept de traduction
intersémiotique, dû à Jakobson, en donnant à la composante visuelle un rôle de
substitut de l’oralité. Il est
également question d’expérience personnelle dans la contribution du traducteur
et compositeur Gaspar Leal Paz (« Langage, sonorité et expérience
poétique chez Jean-Luc Pouliquen »), qui rend compte de sa traduction en brésilien du poète français
Jean-Luc Pouliquen (ici aussi, d’ailleurs, en lien étroit avec celui-ci, qui fut
également son parolier), en s’appuyant en particulier sur les écrits de Haroldo
de Campos (la transcréation), mais
aussi de Blanchot et Deleuze. La traduction opère ici comme une mise au jour
des « lignes de forces » (et de fuite) de l’original, et fonctionne
par décentrement et nomadisme, faisant jouer et bouger subtilement les domaines
de l’esthétique, du culturel, du politique et du poétique, toujours en
référence à la corporéité. Elle est mise en mouvement ; et plutôt que mimesis, elle est un prolongement de
l’original. La
deuxième partie (« Traduire le(s) sens : exacerber le silence et les
sons ») s’ouvre sur un
article d’Agnès Whitfield (« Suggestive Sonorities :
Representing and Translating Silence in Works by Québécois Poets Hector de
Saint-Denys Garneau and Anne Hébert »), fidèle, comme dans le numéro précédent de cette revue, à la
traduction au Canada, cette fois celle en anglais des poètes francophones
Hector de Saint-Denys Garneau et Anne Hébert. Cette contribution approfondit
une question déjà abordée par les auteurs précédents : comment traduire le
silence ou les « effets de silence », considérés comme phénomènes
textuels ? L’auteure appuie d’abord sa réflexion sur la musicologie et,
plus encore, sur la présentation d’un domaine de recherche récent : les études du son, ou sound studies en anglais. Elle présente ensuite les deux poètes
étudiés, et en particulier l’importance, donc, que revêt, dans leur œuvre, le
silence et sa représentation, avant d’en examiner un florilège de traduction en
anglais, pour en souligner, dans une large mesure, les insuffisances et en
revenir à l’intérêt qu’il y aurait, en la matière et à l’avenir, à s’appuyer
sur les études du son, voire à hybrider celles-ci avec la traductologie. C’est
ensuite à Carole Birkan-Berz et Zoë Skoulding qu’il revient de traiter un sujet dont
elles préviennent d’emblée qu’il est rarement évoqué : la poésie
expérimentale britannique, parente pauvre de sa cousine américaine, qui est ici
prise comme référence (« Translating Sound and Resonance in Experimental
Poetry from the UK : A Cross-Channel Perspective »). L’accent est mis sur un concept déjà
évoqué par Pierre Degott et dû à Charles Bernstein : l‘auralité, qui correspond à la façon dont
va sonner l’écrit (et qui n’est donc pas l’oralité…), à travers trois
expériences de traduction, menées dans autant de contextes et portant sur
autant d’auteurs et de thèmes (interaction entre parole et perception ;
plurivocité et apories de la parole ; restitution des sons et échos
linguistiques). Là aussi, donc, c’est le son et la préférence pour l’oral par
rapport à l’écrit qu’il s’agit de privilégier, à travers l’écoute et ce qui lui
échappe, tout en mettant l’accent (de manière d’ailleurs dialogique) sur
l’analyse des effets poétiques du texte initial, et sur les difficultés tant
formelles que culturelles de l’exercice. Il est intéressant de noter que les
auteures entendent recourir aux outils de la linguistique contrastive tout en
observant que l’unité de traduction est ici le poème dans son entièreté. La
deuxième contribution brésilienne, cette fois en anglais, est signée d’Inacio
Abdulkader (« Translating intensiveness : The Translation of
Life-in-language Experiences »), et porte sur les traductions et la conception de la traduction du
philosophe Franz Rosenzweig. Comment rendre compte d’une œuvre dont le thème
principal est la révélation, ou plus
exactement comment conserver ce potentiel en traduction ? Tous les articles de ce recueil, ou presque, renvoient au
concept de limitation : limitations de la forme écrite par rapport à ce
que l’on attend de la poésie, d’une manière générale. Et ces limitations sont
d’abord envisagées dans une analyse non point tant des traductions que de
l’original. Rares sont ceux qui posent la possibilité – voire l’impératif – de
produire ce que Meschonnic aurait appelé un « second original ».
C’est ce que fait celui-ci, et il faut le saluer. Il a pour cela recours non
seulement aux idées de Rosenzweig lui-même, mais aussi à celles de Martin
Buber, de Mikhail Bakhtine (le dialogisme), et surtout de Walter Benjamin, en
faisant longuement référence à un article de cet auteur qui vient largement
éclairer sa fameuse (et obscure) Tâche du
traducteur, et qui s’intitule « Sur le langage en général et le langage
humain ». On trouvera également dans ce passionnant article toute une
réflexion qu’il serait intéressant de rapprocher de celles menées en
terminologie. On
retrouve un terrain plus balisé avec Sara Amadori (« Les
traductions de Shakespeare par Bonnefoy, entre oralité ‘silencieuse’ et
intensification mélodique et sensorielle »), qui se penche en particulier sur Antoine
et Cléopâtre. Ici aussi, Benjamin est à l’honneur, dans une approche qui
vise à faire dialoguer et résonner l’original
et/dans/par sa traduction, à travers différentes stratégies qui, toutes, visent
l’oralité, « plénitude sensorielle » et, une fois encore, la musicalité,
tout en assurant une transition entre une époque où le texte théâtral était
avant tout oral, à une autre où c’est l’écrit qui prime. Affaire sensorielle,
donc, là encore, et exploration de la « profondeur ‘verticale’ »
(Bonnefoy) de la parole poétique. Nous en
arrivons alors à la troisième partie du recueil : « Oralité
et communauté : accueillir la parole de l’autre ». Nouvelle excursion (partielle) hors de la
sphère angliciste, celle-ci s’ouvre sur une contribution d’Elena Langlais (« ‘La
Flûte de l’Infini’ : traduire Kabîr en anglais et en français »), portant sur la poésie mystique d’un poète
indien des XVe et XVIe siècles. Là encore, le problème tient à la
superposition des contraintes : passage d’une langue à l’autre, certes,
mais aussi transposition de l’oral à la forme écrite, que l’auteure explore à
travers les traductions de Rabindranath Tagore (en anglais, mais pour un lectorat
essentiellement indien) et de Charlotte Vaudeville (en français). L’insistance
porte ici sur la réception de ces traductions dans leurs sphères culturelles
respectives. Cet article plus encore que d’autres laisse entendre que,
finalement, l’original est déjà une
traduction – au sens d’expression – de quelque chose d’ineffable : d’un
sentiment, d’une sensation. D’où l’insistance, là encore, sur les cinq sens. Et
la traduction (au sens classique du terme) ne peut être qu’une retraduction,
voire un combat avec l’ange. Directrice
de ce recueil, Jessica Stephens en signe également l’une des contributions :
« Un sortilège : sonorités et oralité dans la
traduction française de Under Milk Wood ». C’est de l’unique traduction française
(par Jacques Henri Cottance, sous pseudonyme) d’une pièce radiophonique (ou radio feature) de Dylan Thomas qu’il est
question. L’auteure envisage les stratégies adoptées pour transposer le paysage
sonore, l’articulation entre musicalité, images et sensations, mais aussi la
trace, dans le texte des techniques à l’œuvre dans les grandes épopées pour
assurer remémoration et coordination. L’exemple du Bois lacté, dont l’original est ici analysé de manière presque
ethnographique, vient également
alimenter une réflexion sur les moyens en général d’évaluer l’efficacité et la
justesse d’une traduction en dépassant la subjectivité au profit de la
constitution d’un effet de communauté ressenti (ou pas) par un auditoire qu’il
s’agit avant tout de captiver. C’est
enfin Clíona Ní Ríordáin qui
clôt cet ensemble, avec, là encore, un retour sur une expérience vécue
directement : quelle place occupe le texte traduit lors des lectures de
poésie bilingue (« Bilingual Poetry Readings as a Problematics :
Five Case Studies ») ?
Cinq cas d’espèce, chacun ayant des conséquences différentes en termes de
réception, sont ici décrits pour dégager l’existence d’une problématique là
encore déterminée par l’oralité, problématique à laquelle vient se superposer la
difficile cohabitation entre langue majoritaire et langue minoritaire ou
minorisée. Quel est alors le statut du texte traduit, dans un contexte qui
amène à douter de la forme écrite ? À travers la variété des cas
envisagés, c’est le mot rencontre qui
est en tout cas à l’honneur, plus peut-être que celui de traduction. Une traduction dont la condition inférieure est
présentée comme pratiquement ontologique. Dix articles, donc, pour un volume à la fois varié et complet, dans lesquels domine la tentation post-babélienne : il serait intéressant de se livrer à une analyse de corpus pour faire ressortir les divergences statistiques par rapport à la norme dans l’usage des mots difficile et impossible, avec leurs variantes respectives. Difficile, oui, sans aucun doute – et sinon, quel serait l’intérêt d’y consacrer des études traductologiques ? Impossible, certainement pas, puisque les exemples attestant du contraire sont là. Reste la question de savoir s’il faut être poète pour traduire de la poésie et si le statut minoritaire du texte d’arrivée est véritablement une fatalité ou s’il ne faut pas simplement y voir l’héritage d’une pensée historiquement située sur la traduction. À suivre, donc. ______________ (1) Montaigne, Michel Eyquem de. Essais (1595). Collection
Le Monde de la philosophie. Paris : Flammarion, 2008, livre II, chapitre
XII : 436.
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