Les aventuriers du Missouri Sacagawea, Lewis et Clark à la découverte d’un nouveau
monde
Daniel Royot et Vera
Guenova
Collection Chroniques Paris : Vendémiaire, 2015 Broché. 310 p. ISBN
978-2363581785. 20 €
Recension d’Anne Garrait-Bourrier Université Clermont II
L’ouvrage, publié aux
éditions Vendémiaire, est sorti en juin 2015. Il est co-écrit par Daniel Royot,
professeur émérite de littérature et civilisation américaines à la Sorbonne et
Vera Guenova, journaliste et traductrice, qui s’est spécialisée dans les
ethnies. Le thème de l’ouvrage
est l’histoire de l’expédition Lewis et Clark et, inscrite dans cette narration,
l’histoire enchâssée de la jeune Sacagawea, interprète shoshone ayant suivi
l’expédition et ayant développé avec les deux explorateurs des relations de
confiance et de respect mutuels, inédites dans l’histoire de la frontière.
Aujourd’hui reconnue par les historiens américains comme un acteur à part
entière de l’histoire américaine, le personnage mythique de Sacagawea n’avait
pas jusqu’à présent été traité dans un ouvrage français. L’apport de cet
ouvrage dans le panorama des études américaines en France est donc tout à fait remarquable. Mais ce que Daniel
Royot et Vera Guenova nous donnent à lire va bien au-delà d’une simple
narration de faits historiques, même si l’ouvrage se place sous le patronage de
l’historien officiel de Lewis et Clark, Michael Crosby, qui dans sa préface signe
l’impact testimonial du présent ouvrage. La forme et la
structure interne de l’ouvrage ont en effet été pensées par les auteurs comme
des outils oratoires. Conçu comme un journal de voyage, qui va se nourrir des
extraits des journaux de Lewis et Clark, et pénétrer l’intimité du couple improbable
formé par Toussaint Charbonneau et « son Indienne » Sacagawea, ce
livre suit la progression de la frontière et en épouse le parcours sinueux et aventurier.
Le lecteur se mue alors en « observateur de la frontière » et
découvre des espaces et des peuples inconnus. De lecture extrêmement aisée, le
texte accompagne pédagogiquement le lecteur le long du Missouri en direction de
l’Ouest (puis dans le sens inverse dans les derniers mois de l’expédition),
dans un contexte extrêmement tendu de négociations et de tractations entre les
Canadiens francophones, les Américains et les diverses tribus rencontrées par
le « Corps de la Découverte ». Le multiculturalisme
et le multilinguisme – concepts qui feront la force de l’Amérique nouvelle – jalonnent
l’avancée de la frontière. Ils sont ici analysés avec pragmatisme et réalisme par
les auteurs dans ce qu’ils recèlent de menaçant et de déstabilisant à une
époque où la nation se construit sur un idéal jeffersonien intégrationniste
plein d’ambiguïtés. L’ouvrage souligne combien, dans ces situations de grande
instabilité, la présence de facilitateurs tels que Sacagawea fut essentielle à
la réussite de cette périlleuse entreprise d’absorption. De la capture de
l’adolescente shoshone, offerte comme esclave à l’interprète canadien
Charbonneau [59], homme rustre ouvertement polygame, à l’intégration de
Charbonneau à l’équipe de l’expédition [103], le lecteur suit pas à pas la construction
d’une personnalité féminine forte et courageuse, qui surmontera la maladie,
donnera naissance à son fils Pomp [112] dans des conditions extrêmes lors des
premiers mois de l’expédition (sa fille Lisette naîtra au retour) et se battra
sans relâche pour sa survie, celle de son fils, et pour la réussite de cette entreprise
commune. Femme d’exception, que le texte montre en combat permanent, elle
parviendra par sa bravoure et son stoïcisme à s’imposer auprès de cette
trentaine d’hommes, et en particulier des deux aventuriers Lewis et Clark,
comme un membre à part entière de l’équipe. Le lecteur est donc
happé sur plus de 15 chapitres – qui sont autant
d’étapes dans l’avancée de l’expédition et la courte vie de la jeune femme
(elle meurt de maladie à 25 ans) – par un style
romanesque qui peut parfois faire songer à la plume de James Fenimore Cooper, et
par une narration enlevée qui rend très fidèlement compte de la fantastique
épopée humaine que fut l’expédition. Cet ouvrage, pourtant résolument
historique, contribue à la perpétuation du mythe de la conquête de l’Ouest. Il
est lui-même initiatique et, par un jeu de portraits très finement tissés –
ceux de Lewis et Clark en particulier, mais bien d’autres micro-portraits d’aventuriers,
trappeurs et interprètes émaillent le texte – il rend ce temps mouvant de la
construction américaine vivant et vibrant. La transformation de Lewis en
« homme de la frontière » est particulièrement saisissante, ainsi que
la narration de son inadéquation avec le monde « civilisé » de Saint
Louis auquel il doit retourner après la fin de sa mission [260-261] et qui
mènera à son suicide. Ces histoires individuelles qui s’entrecroisent contribuent
une fois encore à tisser de l’Amérique un portrait plus vaste, plus englobant. Ce qui se dégage
enfin de cette aventure qu’est la lecture de l’ouvrage, est le sentiment que
l’Amérique doit à Sacagawea son esprit d’entreprise, sa force et sa ténacité,
mais aussi sa première prise de conscience de la force du féminin. La conquête
du territoire fut aussi une conquête de la place de la femme, et plus difficile
encore, de la femme indienne – doublement minorée donc – dans
cette wilderness exclusivement masculine
qui ne lui en reconnaissait aucune : que cette place ait été identifiée
par Lewis et Clark dans leurs journaux n’a pas en soi suffi à accélérer le
processus de conquête citoyenne des droits de femmes aux États-Unis à la fin de XIXe siècle. Mais ce phénomène a en tout cas
permis au mythe du héros américain d’évoluer et de glisser en ce début du XXIe
siècle – qui reconnaît enfin le rôle de
Sacagawea dans l’Histoire –, de l’image du « conquérant
mâle et blanc » à celle, encore un peu diffuse, de l’héroïne, femme et de
couleur.
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