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Détections sur Sherlock Holmes

 

Jean-Pierre Naugrette

 

Cadillon : Le Visage vert, 2015

Broché. 311 pages. ISBN 978-2918061311. 20€

 

Recension de Nathalie Jaëck

Université Bordeaux-Montaigne

 

 

 

Détections sur Sherlock Holmes, publié par Jean-Pierre Naugrette en 2015 aux éditions Le Visage Vert, est un recueil de treize essais en français, dont quatre inédits – les autres ayant été publiés dans diverses revues nationales ou dans des ouvrages collectifs entre 1984 et 2014. Trente ans de recherche consacrés au plus célèbre des détectives anglais se trouvent ainsi concentrés dans ce volume dont on salue la parution, puisque se trouvent désormais regroupés les articles majeurs d’un des spécialistes français de Doyle.

À la suite du travail inaugural de Pierre Nordon, Sir Arthur Conan Doyle : L’homme et l’œuvre (Paris : Didier, 1984), Jean-Pierre Naugrette a effectivement joué un rôle crucial dans le renouvellement de la recherche universitaire sur Doyle et dans l’habilitation du Canon holmésien comme champ d’études valide et productif – il a largement contribué à dynamiser ce champ en entraînant à sa suite toute une génération de chercheurs, en particulier Hélène Machinal, De Sherlock Holmes au Professeur Challenger (Rennes : PUR, 2004). C’est donc pour les spécialistes de l’auteur une très bonne nouvelle que soit disponible cette somme d’articles, d’autant plus pertinente que la plupart des essais ont été remaniés et actualisés, à la lumière notamment des nouveaux travaux universitaires dont Jean-Pierre Naugrette intègre et travaille les apports, mais aussi à la faveur du dynamisme créatif intense que suscitent en ce moment les histoires de Sherlock Holmes.

On sait qu’une activité de parodie soutenue accompagne ces textes depuis leur parution, activité générée par Doyle lui-même qui travaille la puissance de la sérialité et de la répétition, mais ces toutes dernières années se caractérisent par une accélération de cette compulsion de réécriture : la série de la BBC Sherlock, créée en 2010 par Steven Moffat et Mark Gatiss, bat tous les records d’audience et rencontre la faveur des universitaires, tandis qu’Elementary, série américaine créée par Robert Doherty en 2012, ou encore les Sherlock Holmes de Guy Ritchie en 2009 et 2012 témoignent de l’engouement contemporain pour ce texte protéiforme.

Cette parution est donc tout à fait bienvenue, et si « Sherlock Holmes nous touche avec toute la tendresse de la nostalgie » [11], ces essais sont quant à eux d’une pertinence tout à fait actuelle, accompagnés d’une bibliographie sélective particulièrement à jour, qui fait la part belle aux essais récents. Il s’agit donc sans conteste d’un texte de référence.

La progression n’est pas chronologique, et les essais se suivent et se répondent sans que l’ordre de lecture soit nécessairement imposé : il est donc tout à fait possible, la nature de l’ouvrage le recommanderait presque, de lire les articles au gré de ses intérêts, comme autant d’entrées possibles dans une œuvre dont Naugrette s’attache, à travers divers thèmes, à caractériser le pacte de lecture complexe, « trop stable pour être honnête » [17]. Il y examine et y établit des caractéristiques fondamentales du texte doylien, dont l’analyse a fait date. Dans « La bibliothèque et la toile », le premier article et l’un des plus stimulants, centré sur l’écriture et la narration, il souligne et analyse l’importance des papiers dans les histoires, l’« examen de feuilles ou feuillets » [19], l’importance de la matérialité du papier, du déchiffrement littéral de documents. Il ré-établit ainsi un point central, déjà bien balisé par la critique, à savoir le lien entre la détection et la lecture, « comme si l’histoire, inscrite à la surface des choses, précédait une enquête dont la fonction consisterait à la déchiffrer, c’est-à-dire, en définitive, à la lire » [24], mais il le relie de manière très convaincante à l’idée nouvelle, illustrée d’ailleurs par une analyse pertinente de la série Sherlock qui exploite cette idée d’écriture en réseaux, que la communication fonctionne comme un système qu’il s’agit d’infiltrer. Sherlock Holmes y devient non plus un simple déchiffreur, mais une sorte de « scripteur » subreptice, qui s’introduit dans un code mouvant. La distinction opérée ici par Jean-Pierre Naugrette entre deux conceptions du texte, le texte comme « signature » et le texte comme « texture », ainsi que le jeu qu’il identifie entre un texte qui relève à la fois de la texture et de la toile, à la fois du palimpseste et du web, constitue un outil d’analyse convaincant. L’article permet également de mesurer toute la pertinence de la série Sherlock dans l’analyse qu’il propose de cette écriture en réseaux qui caractérise effectivement l’intervention du détective.

Dans « Le Rituel du récit », article liminal initialement publié en 1984 et remanié en intégrant certains apports récents de la critique, Naugrette se livre à une poétique du récit particulièrement convaincante de la nouvelle « The Musgrave Ritual ». En plus d’y confirmer le rôle central et envahissant des papiers, et même des lettres qui viennent s’inscrire sur les murs et raturer ou sur-inscrire le texte, il y établit un point crucial, à savoir que « le canon holmésien met souvent en scène sa propre instabilité, voire les hypothèses narratives et diégétiques de sa propre destruction » [59].

Dans le chapitre XI, « Sherlock Holmes et les affaires étrangères », Naugrette propose que soit considéré, emboîté à l’intérieur du Canon, un mini-corpus d’enquêtes qui touchent à la politique extérieure de la Grande-Bretagne, où Sherlock Holmes, à l’instar de Mycroft, devient une sorte d’agent de l’État britannique, et cet essai, qui relie son thème à l’implication de Doyle dans son siècle, permet également de tisser des liens fondamentaux entre le roman policier et le roman d’espionnage naissant – le travail sur le genre, central, se poursuit d’ailleurs dans la plupart des articles.

Au fil de ces lectures, et au-delà de ces points d’intérêt particuliers qui ont été largement reconnus et exploités par ses successeurs, c’est la méthode critique éminemment reconnaissable de Jean-Pierre Naugrette qui frappe d’emblée : sa marque de fabrique est sûrement un intérêt majeur pour l’intertextualité, pour les réseaux textuels qu’il tisse et les correspondances qu’il débusque entre différents textes. Il s’en réfère d’ailleurs, dans un effet de miroir saisissant créé par l’emploi d’un adjectif très codé du canon, à « l’intertextualité la plus élémentaire » [119] pour annoncer ses intentions critiques. On lit aussi, dans la même veine : « ‘Le pont de Thor’ n’est autre qu’une réécriture de Jane Eyre. C’est élémentaire » [231]. Ainsi Sherlock Holmes voisine dans ce livre avec les compagnons que la grande culture littéraire de Jean-Pierre Naugrette lui reconnaît, et le critique fonctionne ici par rapprochements, comparaisons et échos : l’ensemble du volume se caractérise avant tout par la circulation à laquelle l’auteur se livre entre différents textes qui finissent par former un réseau signifiant. On peut citer un exemple de cette méthode : « Avec Watson, le lecteur de 1890 tressaillit, sans doute parce qu’il a lu L’île au trésor, et sait qu’une simple tache noire sur un bout de papier peut signifier la mort » [53].

Ce qui semble donc intéresser Jean-Pierre Naugrette au premier chef, et ce qu’il illustre patiemment au fil des articles, c’est ce qu’il appelle « l’atmosphère intertextuelle très chargée » [41] des histoires de Sherlock Holmes, le fait qu’elles convoquent des motifs victoriens repérables chez les contemporains, qui viennent ainsi densifier le texte de tout un réseau de correspondances jugé éclairant – ainsi par exemple le motif du maître de maison enfermé dans une demeure au caractère gothique et qui inquiète ses serviteurs, motif que Naugrette repère à la fois dans The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde et dans The Picture of Dorian Gray et qui conduit dans tous les cas à « une métamorphose de type fantastique » [41]. Ainsi encore le motif de la chasse au trésor lié à celui de la régression – cette ligne d’analyse parcourt l’ensemble des articles, et l’une des lignes de force du travail de Naugrette sur Doyle consiste à démontrer à quel point, « traumatisés qu’ils étaient par les avancées du darwinisme et la théorie de l’évolution, les victoriens redoutaient l’éventualité d’une régression dans l’échelle de l’humanité » [48] – l’article VIII, « Qui est l’autre client de Lowenstein ? » examine la régression de Sherlock Holmes lui-même, à la faveur de celle du savant Presbury dans « The Adventure of the Creeping Man », particulièrement effrayante dans ce contexte victorien de la théorie de l’évolution. On peut également citer le motif de la dualité et du déguisement généralisé, où Doyle annonce Chesterton et où Holmes, tel Jekyll, se présente comme une « créature protéiforme, hantée par une série de dualités et de polarités antagonistes » [88]. Enfin et comme dernier exemple, Naugrette puise dans la littérature antiquarian qui prospère en Angleterre à la fin du siècle pour situer et illustrer une idée forte du texte doylien, à savoir le fait que « le passé, conservé dans des objets, possède encore une efficacité spectrale sur le présent » [72] – Collins, Machen, Henry James et M.R. James sont ici convoqués. Les références critiques qui permettent de stabiliser ces comparaisons sont également riches et variées, comme en témoigne la bibliographie de critique générale, très fournie, très à jour et très utile : Gillian Beer et son ouvrage essentiel Open Fields : Science in Cultural Encounter (Oxford: Clarendon Press, 1996) aident par exemple à théoriser le caractère instable des limites dans un contexte post-darwinien, et la peur contemporaine que le passé primitif soit susceptible de faire retour. Signalons en outre le recours relativement fréquent aux analyses de Freud, plus de vingt entrées dans l’index, afin de caractériser par exemple « une histoire de cas » pré-freudienne dans « Qui est l’autre client de Lowenstein ? » [177-210].

C’est en réalité toute la fin du dix-neuvième siècle qui se trouve ainsi convoquée, et les histoires de Sherlock Holmes intéressent Jean-Pierre Naugrette à la mesure de ce qu’elles évoquent pour lui d’autres textes, à la mesure de ce qu’elles s’inscrivent dans une tradition littéraire, dans la mesure où elles viennent abonder l’analyse du genre policier ou du genre fantastique par exemple, dans la mesure aussi où elles illustrent les obsessions victoriennes, les bouleversements épistémologiques contemporains. À la manière de Sherlock Holmes, Jean-Pierre Naugrette tisse une toile d’analyse, et dresse ainsi un tableau assez passionnant de la fin de l’époque victorienne – une sorte de League of the Extraordinary Gentlemen universitaire et littéraire. Au fil des essais, on croise la fine fleur de la littérature et des arts britanniques : Stevenson y trouve une place de choix, qui donnerait à Doyle, lecteur du Maître de Ballantrae, l’idée que le sol est une surface à lire et partagerait avec lui le même goût pour ce paradigme de la trace ou de l’indice [24]. On croise également Wilde : le chapitre II, « Ce que voit Watson par le trou de la serrure : La tragédie de Pondicherry Lodge », souligne la parenté entre les deux auteurs, en évoquant également l’importance de Wilkie Collins et de son roman à sensation. On croise encore des philosophes ou des peintres contemporains, comme Whistler dont le tableau Note en rouge : La Sieste, qui paraît en 1884, soit trois ans avant A Study in Scarlet, permet d’en souligner l’esthétique fin de siècle et l’impressionnisme.

Il s’agit donc là d’un recueil d’articles extrêmement bien documenté, souvent très savant, qui construit l’analyse des histoires de Sherlock Holmes sur une connaissance profonde et intime de la fin de l’époque victorienne, de ses enjeux idéologiques et de sa littérature. Les analyses narratives du texte doylien, les études précises de ses enjeux littéraires propres s’appuient sur la lecture continue d’autres textes jugés connexes, eux aussi souvent canoniques, qui inscrivent Sherlock Holmes dans une parenté textuelle et contextuelle, et viennent éclairer la configuration artistique et intellectuelle de l’époque autant que le texte lui-même. Ce texte devrait donc réjouir tant les amateurs du détective que ceux de l’époque victorienne : il nous offre une promenade bien balisée, très savante et très homogène au milieu de ces textes dont il rapproche les hantises et les obsessions. Il devrait aussi réjouir ceux qui abordent plutôt les histoires de Sherlock Holmes par le biais de leurs réécritures et de leurs parodies. Le chapitre XII, « Sherlock Holmes et l’arme secrète », propose une analyse du film Sherlock Holmes and the Secret Weapon, réalisé par Roy William Neill pour Universal en 1942-1943, et offre à l’occasion une analyse intéressante de la souplesse et de la malléabilité du texte doylien, qui résiste aux transpositions anachroniques. Le dernier chapitre « Sherlock (BBC) : un nouveau limier pour le XXIe siècle » élargit l’analyse à la série Sherlock, et aborde la question passionnante de la transposition possible des mondes narratifs, en soulignant notamment à quel point la série explore et exploite la dialectique doylienne de l’identité en mouvement, tant pour la forme de la série, que pour l’identité des personnages. Naugrette y montre notamment que Sherlock cultive la reconnaissance et la citation : « L’exigence culturelle est telle que seul un public connaissant par cœur les aventures du détective semble à même de saisir la subtilité des allusions ou des citations » [273].

Enfin, on peut également souligner dans ce recueil d’articles un ton et une démarche parfois malicieux, un choix d’objets parfois un peu insolite, et un humour classique un peu tongue in cheek qui ne manqueront pas de réjouir. Le chapitre 5, intitulé « Au coin de Goodge Street : Variations sur le jeu de l’oie », s’attache par exemple à analyser la nouvelle « The Blue Carbuncle », et à faire de cette oie égarée un point de départ trivial pour une analyse sérieuse. On y traite du goût des victoriens pour les clubs, y compris les plus loufouques en faisant entrer dans cette danse un peu excentrique et très œcuménique Stevenson et Chesterton, Umberco Eco et Hergé, Baudelaire et Engels, Poe et Buster Keaton ; mais on y utilise également cette prolifération incongrue des volailles pour proposer une analyse technique et convaincante sur la dissémination du signifiant à travers le texte doylien – tout en y voyant peut-être l’indice d’une bisexualité du détective [105].

C’est bien à un « libre-jeu », annoncé dans le titre du neuvième article, « ‘L’image d’un libre-jeu’ : les chutes de Reichenbach dans l’Oberland bernois, ou Sherlock Holmes avec Hegel (contre Turner) » [211-228] que se livre à l’occasion Naugrette, qui rapproche ici une randonnée faite par Hegel dans les Alpes suisses de la randonnée mythique du Canon, celle, censément fatale, entreprise aux chutes de Reichenbach par Watson et Holmes – et qui finit par proposer que Holmes « affiche une conception de l’image des chutes de Reichenbach qu’il faudrait qualifier d’hégélienne – ou de post-kantienne, ce qui, on l’a vu, revient à peu près au même » [226]. Autre libre jeu au chapitre X, « Que s’est-il passé au pont de Thor ? », petite fantaisie littéraire où, à la faveur d’une comparaison pertinente de la nouvelle avec Jane Eyre, Naugrette tente une autre correspondance, plus risquée, entre le pont de Thor de Doyle et une représentation d’Arthur Rackham, illustrant L’Or du Rhin et la Walkyrie de Wagner.

Ces rapprochements incongrus sont grisants même lorsqu’ils paraissent un peu outrés : adoptant la manière de Borges ou de Carroll, deux références revendiquées, Naugrette donne à ses textes une chair qui leur est propre, un ton reconnaissable, une méthode hybride faite de riches microanalyses, d’encyclopédisme littéraire, et de télescopages souvent fructueux. Tout ceci rend ce recueil tout à fait nécessaire à qui se propose d’étudier Sherlock Holmes, bien utile à qui cherche à comprendre les positionnements artistiques de l’époque victorienne, et bien agréable aux passants littéraires à la recherche d’un bon moment de lecture. Un post-scriptum en forme de parodie littéraire vient clore cet hommage à Doyle, et se lit comme une invitation à aller chercher du côté des romans de Naugrette un prolongement et une diversification du plaisir de lecture.

 

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