Le doublage et le sous-titrage Histoire et esthétique
Jean-François Cornu
Collection : Le Spectaculaire Cinéma Presses Universitaires de Rennes, 2014 Broché. 440 p. ISBN 978-2753533868. 23€
Recension d’Anne Crémieux Université Paris Ouest – Nanterre – La Défense
Cet ouvrage épais et fort bien documenté vient à point nommé, deux décennies après la création en France de Masters spécialisés et alors que les journées d’études et articles de recherche sur le sujet se multiplient. Issu d’un travail de thèse sous la direction de Jean-Pierre Berthomé, il est ancré dans la pratique du métier : membre de l’ATAA (Association des Traducteurs / Adaptateurs de l'Audiovisuel)(1), Jean-François Cornu est auteur de doublage et de sous-titrage depuis plus de trente ans. L’ouvrage de Jean-François Cornu est emblématique d’une réflexion nouvelle sur la traduction audio-visuelle, jusqu’ici relativement peu étudiée. L’introduction recense ainsi les ouvrages existants, peu nombreux : le petit livre épuisé de Nina Kagansky (1995) sur Titra Film, entreprise familiale ; la réflexion de l’adaptateur Simon Laks, publiée à compte d’auteur en 1957 ; les quelques articles d’Écran (1977) ou de La Revue du cinéma (1981). Jean-François Cornu se place également dans la lignée des écrits de Jean-Marc Lavaur et Adriana Serban sur la traduction audio-visuelle (2008, 2011) en traitant à égalité les deux grandes branches que sont le doublage et le sous-titrage, d’un point de vue essentiellement technique et historique. Il annonce d’ailleurs « laisser de côté les débats esthétiques qui ont agité les revues cinéphiles des années 1930 à propos du doublage » [15], souhaitant éviter toute dérive sur les vertus élitistes ou démocratiques du sous-titrage et du doublage. Le plan en quatre partie révèle ce choix, avec une première partie sur l’avènement du parlant et la nécessité de traduire les films, suivie par une histoire du doublage puis, par respect de la chronologie, du sous-titrage, pour terminer sur une étude de l’esthétique de chacun des deux procédés. La première partie révèle à quel point le doublage et le sous-titrage ne se sont pas imposés aussi simplement et naturellement qu’on l’imaginerait. Les techniques ont été multiples à travers le monde. Ainsi, par exemple, une des premières méthodes consista à faire dire aux acteurs des textes en langues étrangères qu’ils ne maîtrisaient pas pour ensuite les faire doubler par des acteurs parlant les langues correspondantes [24, 51]. En Corée et au Japon, c’est le benshi, méthode développée pour le cinéma muet, qui se poursuit pour les films étrangers : un acteur commente le film pendant sa projection sonore, adaptant largement le texte [25]. En France, des inserts par un « maître de cérémonie » venaient s’ajouter au film pour expliquer au public ce qu’il fallait comprendre [26]. Cornu fait également remarquer que le doublage n’est pas exclusivement le fait des producteurs mais à ses débuts, le plus souvent, celui des exploitants qui doivent rendre les films accessibles à leurs publics. Ces premières années expérimentales proposent même des solutions multiples au sein d’un même film, avant de se stabiliser vers 1934 seulement [31]. Les studios américains, majors et minors confondues, développent des stratégies variées pour vendre leurs films dans le monde. La tendance est bientôt à adapter les films dans le pays de distribution pour obtenir un résultat nettement plus authentique aussi bien au niveau de la langue que de sa pratique (chapitre II). Le sous-titrage, dominé par Titra Film à partir de 1933, a toujours été beaucoup moins pratiqué que le doublage et l’on observe dès les années trente la multiplication de studios de post-production à Épinay, Saint-Ouen ou Saint-Maurice, le plus souvent à l’initiative des studios hollywoodiens qui préfèreront bientôt laisser la gestion à des entrepreneurs français. De 1930 à 1935, les méthodes s’affinent et les meilleures se distinguent, avant que des normes se mettent en place. Le chapitre III, consacré au doublage de films étrangers non-américains, regorge d’anecdotes sur l’adaptation par de grands auteurs, comme Colette pour Jeunes Filles en uniforme [80], ou sur de manifestes ratages avec citations de presse à l’appui. Ainsi, le doublage en français de soldats anglais ne convainc tout simplement pas dans La Vie privée d’Henry VIII d’Alexandre Korda en 1933 [83]. Force est de constater, avec Jean-François Cornu, que le doublage présentait plus d’enjeux vis-à-vis de films européens, provenant de pays avec qui la France entretenait des relations tendues, qu’avec les amis américains. En effet, si un doublage peut sembler ridicule quand les personnes représentées sont définies par leur hostilité à la France, il permet aussi de masquer une provenance d’outre-Rhin qui pourrait nuire à son succès commercial [83]. Le chapitre IV entame la deuxième partie sur le doublage (chapitres IV à VI) qui étudie dans le détail la mise en place technique de la création, de la transcription et de l’enregistrement des adaptations linguistiques. On y découvre l’utilisation précoce des termes de « bande rythmo », de « version internationale » ou de « dubbing », et le débat sur la sacro-sainte synchronisation labiale et ses dérives artificielles. Le doublage s’affine avec la multiplication des pistes audio. Le chapitre V est plus particulièrement consacré aux acteurs et aux directeurs artistiques, dont les méthodes et les résultats varient, pour privilégier ou non la synchronisation et le travail d’acteur. Les auteurs du doublage sont également de plus en plus courtisés, souvent recrutés parmi les romanciers, alors que se mettent en place les droits d’auteur pour ceux qui seront assermentés par la S.A.C.E.M. dont les tests d’aptitudes laissent les auteurs dubitatifs [150]. Les luttes de pouvoir entre auteurs, directeurs artistiques et techniciens naissent en même temps que les métiers [157] ; le milieu se professionnalise, d’abord à Hollywood puis en France [168-175], alors que le doublage s’impose face au sous-titrage. Le chapitre VI relate l’histoire de la montée en puissance du doublage, notamment pendant la Deuxième Guerre mondiale. En effet, le doublage sert des fins propagandistes puisque l’on peut modifier la bande son à sa guise pour gommer ou accentuer certains aspects. Dans le même temps, Titra Film est forcé de cesser ses activités par le gouvernement de Vichy [257]. Les cinémas fermeront leurs portes de juillet 44 à la Libération. L’auteur s’intéresse alors à l’engouement pour le sous-titrage au lendemain de la guerre : moins coûteux et plus rapide, c’est l’outil idéal pour rattraper plusieurs années de production cinématographique, où l’on pourra entendre le Yankee s’exprimer dans sa langue maternelle. L’auteur cite les jugements hâtifs du doublage comme « acte contre nature » [201], ne cachant pas son parti pris de défendre celui des deux procédés qu’il sait susceptible d’être méprisé par de nombreux lecteurs de l’ouvrage. Cornu s’efforcera de convaincre des mérites différents de chaque procédé, et surtout du doublage. La deuxième partie s’achève par un rapide descriptif du passage au numérique et des métiers disparus de calligraphe ou de détecteur [213], pour souligner sa pérennité conceptuelle. En effet, le doublage numérique calque en tous points le doublage dit traditionnel, sa bande rythmo et ses signes de synchronisation labiale, ses contraintes temporelles et budgétaires auxquelles l’auteur impute la perte de qualité trop souvent constatée par les spectateurs. La troisième partie va reprendre ces raisonnements, cette fois appliqués au sous-titrage. Tout comme le doublage, le sous-titrage a connu des tâtonnements, notamment concernant leur emplacement, leur durée, ou le nombre de lignes, comme on le constate sur le photogramme de couverture. On y lit un sous-titre écrit par Colette, sur trois lignes, qui ne respecte ni les usages désormais établis concernant les onomatopées, ni les règles de ponctuation : – Tu as vu, elle aurait pu me dénoncer! Oh! qu’elle est chic, qu’elle est chic! Aujourd’hui, il n’y aurait pas de tiret, réservé aux dialogues au sein d’un même sous-titre (ici, une seule personne s’exprime), l’onomatopée serait sans doute omise ainsi que la répétition. On respecterait l’espace avant la ponctuation double que constitue le point d’exclamation et le premier « qu’elle » serait assorti d’une majuscule. Enfin, le tout tiendrait sur deux lignes seulement, la deuxième plus longue pour favoriser la stabilité visuelle. Autant de détails qui laissent entendre dès la couverture que les règles de sous-titrage ont évolué à travers le temps pour, c’est ironique, être à nouveau mises à mal par les pratiques amateurs (fan subbing) auxquelles ce sous-titre fait penser. L’auteur observe donc dans le chapitre VII le déplacement progressif et bientôt systématique du sous-titre sur deux lignes centrées en bas de l’écran. Il détaille l’évolution technique, de la projection manuelle, puis automatisée, à la surimpression, la gravure chimique puis laser. Il relate la définition du métier et son découpage (repérage et adaptation, conditions de visionnage). Il revient sur le travail de quelques pionniers du sous-titrage que furent Colette, Charles Méré ou André Gide, et leur liberté littéraire dans une période où les contraintes sont encore mal définies. Le chapitre VIII poursuit l’histoire du sous-titrage, c’est-à-dire de Titra Films, à partir de 1933, son arrêt pendant la guerre et son nouvel essor en 1945, la « révolution du repérage » (préalable à l’adaptation) dans les années 1960 [259], la concurrence tardive de Cinétitres LTC [265] puis la multiplication des laboratoires avec l’arrivée du laser (1988) et du numérique, aussi bien pour le visionnage (début des années 1990) que pour le sous-titrage lui-même (années 2000). La quatrième partie du livre se prononce sur les priorités techniques du doublage et notamment la question de la synchronisation labiale, envers laquelle l’auteur exprime une certaine méfiance. Jean-François Cornu citera Jacqueline Cohen, adaptatrice de la plupart des films de Woody Allen : si l’adaptateur est censé respecter le synchronisme labial, un doublage bien écrit et bien dit fait naturellement se porter le regard du spectateur vers les yeux et non les lèvres, rendant l’effort futile voire contre-productif s’il nuit à la qualité du texte [303]. C’est un des messages que Jean-François Cornu, en tant qu’auteur défenseur du doublage, souhaite faire passer à ses collègues auteurs mais aussi directeurs artistiques et ingénieurs du son. Il conclut ainsi : « l’illusion tient beaucoup plus dans le synchronisme des dialogues avec l’attitude générale du personnage que dans un synchronisme labial strict et paralysant » [305]. L’auteur énonce ici une opinion qu’une majorité du public français partage sans doute, sans savoir la formuler. C’est ce « synchronisme d’attitude » [305-307], la notion de « naturel » [308-311] et « l’insaisissable ton du doublage » [311-315] que Jean-François Cornu va tenter de décrire pour conclure sur l’éternel débat des accents [315-318] et des langues étrangères [319-324], qui imposent contorsions et inventions chaque fois renouvelées. Enfin, les exemples de voix déformées et de voix chantées [324-331] achèvent une étude du doublage issue de la réflexion d’un praticien chevronné qui a dû résoudre bien des casse-tête en matière d’adaptation. Le Xe et ultime chapitre sur « Le sous-titrage et la voix » opère le même type de réflexions, cette fois sur le sous-titrage. Jean-François Cornu présente quelques exemples de sous-titres cherchant à reproduire la force des sons, comme c’était la coutume dans les intertitres muets. La persistance de cette pratique devenue redondante avec l’arrivée du son montre que le sous-titrage s’inspire d’abord des intertitres. Sa présence dans l’image lui donne cependant un statut différent, parasite, qui impose rapidement des normes visant à diluer la présence visuelle du sous-titre en systématisant sa forme. Alors que le chapitre sur le doublage s’efforce de démontrer l’ingéniosité des adaptateurs, l’étude du sous-titrage tend à en déplorer les limites : invisible sur fond blanc, il devient saugrenu lorsque déplacé sur une partie plus sombre de l’image [351] ; il faut souvent tronquer l’information ou se désynchroniser du son pour être lisible [365] ; l’absence de sous-titres (par manque de place ou inutilité linguistique) gomme l’information sonore correspondante [370]. On voit les préférences de l’auteur ou, tout du moins, sa volonté de rétablir la balance. Par exemple, on pourrait penser que l’absence de sous-titres oblige au contraire à prêter attention à la bande-son pour l’interpréter, y compris lorsqu’on ne connaît pas la langue. Jean-François Cornu évoque aussi des exemples de recherches calligraphiques intéressantes [252-253] ou des désynchronisations volontaires et signifiantes [362]. Les excentricités des sous-titres (transcription d’accents, erreurs grammaticales] peuvent fonctionner mais restent délicates, de même que pour le doublage. La question des langues étrangères se pose à nouveau, ainsi que celle des voix hors champ ou des voix chantées, dont les adaptations requièrent des gymnastiques tout aussi impressionnantes que pour le doublage. L’épilogue conclut sur l’intérêt que portent certains cinéastes aux adaptations de leurs œuvres, qui le plus souvent leur échappent alors que la réception à l’étranger en dépend. Si l’auteur conclut que l’adaptation cinématographique contribue pleinement au 7e art [402], nous ajouterons que la lecture de son ouvrage ne peut que nous persuader qu’elle en fait tout simplement partie : l’adaptation vient s’ajouter aux nombreux arts que le cinéma englobe. Il est passionnant pour un cinéphile de prendre la mesure de l’importance de la qualité de l’adaptation dans l’appréciation par le public d’une œuvre de langue étrangère, des multiples facteurs de cette qualité, et des réalités économiques des processus. Le point de vue d’un auteur de sous-titrage et de doublage, pour qui la première technique reste le parent pauvre, moins ambitieux, de l’adaptation audio-visuelle, est d’autant plus précieux qu’il repose sur une grande connaissance historique et technique. _____________________ (1) L’ATAA publie en ligne L’Écran traduit, qui en est à son cinquième numéro (fin 2014). http://ataa.fr/revue/archives .
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