Corps héroïque, corps de chair dans les récits de vie de la première modernité
Coordination éditoriale de Christine Sukic
Imaginaires n° 16, 2013 ÉPURE – Éditions et Presses universitaires de Reims, 2013 Broché. 244 p. EAN 978-2915271638. 23 €
Recension de Myriam-Isabelle Ducrocq Paris-Ouest-Nanterre-La Défense
Magnifique volume que ce numéro de la Revue Imaginaires consacré au thème du « Corps héroïque, corps de chair dans les récits de la première modernité », qui nous donne à voir et à lire des corps d’hommes et de femmes dans tous leurs états ! L’ouvrage, issu d’un colloque qui a réuni en juin 2012 des spécialistes d’histoire et de littérature européennes à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, aborde une multiplicité de sources regroupées sous le terme générique de « récits de vie » : martyrologes, récits d’expérience spirituelle, vies de saints, biographies et autobiographies authentiques ou fictionnelles… Après l’avant-propos de Christine Sukic, ils sont rassemblés en quatre thèmes, suivis d’une postface par Gisèle Venet : « Le corps et l’expérience du sacré », « Le corps mis en scène », « Du corps au corpus » et « Corps de chair et conscience de soi ». Tous ces récits ont en commun d’accorder une place centrale au corps, et d’osciller entre la figuration idéalisée d’un corps héroïque et la représentation réaliste d’un corps de chair. Le récit de vie de la première modernité emprunte à plusieurs genres. Il s’inspire des récits de vie de l’Antiquité classique, au premier rang desquels les Vies des Hommes Illustres et La Vie des Douze Césars de Suétone, ainsi que les Vies Parallèles de Plutarque (Ier-IIe s.) Le modèle bipartite (narration d’épisodes marquants suivie d’un portrait physique et moral du personnage) adopté par Plutarque, ainsi que le recours à la physiognomonie, se retrouvent à cette époque. La seconde source principale provient des récits de vies des saints tels qu’ils ont été inspirés par les personnages exemplaires canonisés de la religion catholique. Or, la religion réformée, qui condamne le culte des saints, accorde une importance capitale à la notion de sainteté qui se voit redéfinie : ainsi, les récits de la vie d’éminentes personnalités protestantes, comme Thomas Fuller par John Fell ou John Donne par Izaak Walton, reprennent des motifs au genre hagiographique, tel que la préservation surnaturelle du corps après la mort (V. Lambert [181-186]). Cependant, comme le souligne C. Sukic dans son avant-propos, en cette période de crise de la pensée, la représentation du corps se modifie, au point que l’on puisse dire que le corps moderne « s’invente » (en référence au titre de l’ouvrage de N. Laneyrie-Dagen, L’invention du corps : la représentation de l’homme de la fin du moyen-âge à la fin du XIXe siècle, 1997). La vision du corps subit une double transformation : l’essor de la dissection et de l’observation anatomique, qui invalide parfois les conclusions de Galien, amorce un rapport nouveau à la vérité et une nouvelle manière de « lire le corps ». Rappelons avec C. Sukic que La Fabrique du corps humain de Vésale paraît la même année que Des Révolutions des sphères célestes de Copernic (1543). D’autre part, les théories des passions vivaces aux XVIe et XVIIe siècles, participent d’ « une vision instable du corps, à laquelle elles apportent mouvement et versatilité » [12]. Ainsi, au XVIe, il est fréquent que les récits de vie s’accompagnent de portraits qui visent à souligner l’exemplarité du sujet et à le figurer en héros. Le récit de la vie de Raphaël par Vasari est particulièrement éloquent : le corps sans vie de l’artiste est disposé près de l’œuvre qu’il venait d’achever, justement intitulée Transfiguration. De fait, dans ces récits de vie, le corps est souvent « mis en scène », et il s’agit souvent d’un corps au supplice, mourant ou gisant. On le montre décrépit, rongé par la maladie, tordu de douleur (Jeanne de Chantal étudiée par M. de Lencquesaing) ou bien dans la vérité triviale des circonstances de la vie quotidienne (Montaigne étudié par I. Salas). La représentation du corps dans le récit est ainsi marquée par un souci d’objectivité et de véracité, souci qui le rapproche du genre historique. On assiste dès lors à un « glissement d’un corps héroïque à un corps de chair », qui semble être le signe d’ « une mutation épistémologique, indiquant la construction du sujet moderne. » (C. Sukic [17]). La dualité du corps est particulièrement visible dans les représentations de Don Juan d’Autriche, fils illégitime de Charles Quint, héros de Lépante, relégué à des emplois subalternes par son frère l’empereur Philippe II : le défenseur de la chrétienté contre les Turcs est représenté en majesté, par les statues commémoratives ou par les portraits officiels, mais sa correspondance privée révèle le portrait d’un être mélancolique, affaibli par la tristesse et l’ennui (étude de V. Guarrigues). On retrouve la même ambivalence dans la mise en scène par John Donne de sa propre mort : celui-ci s’est fait représenter dans ses dernières heures le corps enveloppé d’un drap ne laissant entrevoir qu’un visage émacié, tel un masque mortuaire. L’image a servi de frontispice à Deaths Duell, l’édition du dernier sermon de Donne paru pour la première fois en 1632 et a été décrite par Izaak Walton dans son récit de la vie du poète et prédicateur : Line Cottegnies compare ce dispositif à « une forme d’exercice spirituel pour composer un tableau vivant que l’on pourrait qualifier de vanité au cadavre » [138]. D’ailleurs, le récit de Walton relate que Donne a renoncé à son traitement pour faire face à la souffrance et pour mieux se préparer au trépas, conformément à un ars morendi (V. Lambert). C’est bien encore ce corps nu et la réduction du héros en être de chair décrite par John Dryden dans sa vie de Plutarque (préface à la traduction des Vies, 1683) qui font l’objet des récits de vie de la première modernité. Pourtant, le récit du corps ainsi dénudé, martyrisé, peut conduire à l’apothéose du corps glorieux. De ce point de vue, l’analyse de l’œuvre de John Foxe par Isabelle Fernandes a une portée plus large : « Loin d’être objet de vénération, le corps devient un instrument dans le processus d’écriture. Loin d’être un échec, la réduction des corps est principe de prolifération de sens et donc de textes » [46-47]. Le corps est alors transmué en corpus et se donne à lire comme une inscription [13-14]. Ce recueil s’inscrit dans long travail d’exploration de la thématique du corps héroïque entrepris par C. Sukic (notamment dans le cadre d’un pré-projet ANR). Par la variété des sources parfois inédites, comme ce manuel de discipline d’église rédigé par Isaac Marlowe au début du XVIIIe siècle et conservé à Regent’s Park College, Oxford (étude d’A. Dunan-Page), par la diversité des approches, par son excellente contextualisation, il sera d’une grande valeur pour ceux désireux de remonter aux sources de la biographie et de l’autobiographie modernes, pour ceux qu’intéresse l’évolution du récit hagiographique, et notamment l’utilisation de ses codes par les martyrologes protestants, et plus largement, pour ceux qui voient dans le réalisme et le matérialisme les signes de cette mutation épistémologique qui semble marquer le tournant de la modernité.
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