Visual Cultures Transatlantic Perspectives
Edited by Volker Depkat & Meike Zwingenberger
Publications of the Bavarian American Academy, 14 Heidelberg: Universitätsverlag Winter, 2012 Hardcover. 263 pages. ISBN 978-3825360238. €40
Recension de Didier Aubert Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Cet ouvrage collectif, coordonné par deux collègues bavarois travaillant à l´Université de Regensburg (V. Depkat) et à celle de Munich (M. Zwinberger), est représentatif d´un certain nombre d´évolutions récentes des études américaines. Comme le titre l´indique, il relève d´abord de ce qu´on a pu appeler le « tournant visuel » des années 1990, et de l´intérêt marqué de nombreux américanistes pour l´ensemble des phénomènes sociaux, économiques et politiques qui s´articulent et s´expriment par les pratiques de l´image et le champ du visible. En outre, il s´inscrit dans une perspective « transatlantique » qui semble répondre aux préoccupations d´une histoire transnationale régénérée, pour laquelle les limites étroites des frontières politiques pèsent de moins de poids que la circulation des cultures, des personnes et biens entre les États-nations. Dans un cas comme dans l´autre, les conditions nouvelles de la mondialisation servent de toile de fond aux interrogations des chercheurs. Qu´en est-il de la culture « américaine » dans un monde apparemment sans frontières (du moins en ce qui concerne la circulation des images) ? Dans quelle mesure le visuel proliférant, grâce aux nouveaux médias, contribue-t-il justement à l´abolition souvent postulée des frontières politiques, sociales et culturelles ? C´est sans doute sur ce point, on le verra, que l´ouvrage laissera un peu le lecteur sur sa faim. Traduits ou écrits directement en anglais, cette sélection de textes permet néanmoins au chercheur non germaniste de se familiariser avec l´état de la recherche en langue allemande, puisque près de la moitié des auteurs (cinq sur douze) enseignent outre-Rhin. C´est d´ailleurs par un rappel utile à la notion de Weltbilt (« l´image-monde » d´Heidegger) que Volker Depkat, puis Martin Jay, introduisent l´ouvrage [5, 18-22], rappelant ainsi l´influence considérable des théoriciens allemands sur l´idée même de culture visuelle. Incontestablement, ces discussions théoriques inaugurales sont très éclairantes. Outre l´introduction, on retient surtout la première partie (un seul chapitre, en réalité) signée Martin Jay. Celui-ci revisite son article fondateur de 1988, intitulé ‘Scopic Regimes of Modernity’, ainsi que les interprétations qui en ont été faites. Comme dans son texte original, Jay explore une tension qui lui semble parfois escamotée dans les discussions qui ont suivi. D´une part, le régime visuel « hégémonique » de la modernité (ce qu´il appelle le « perspectivisme cartésien », mathématique, rationnel et antinarratif) est certes dominant, mais il a toujours été contesté (par la tradition descriptive et empiriste de l´art flamand par exemple). Sous l´influence des cultural studies notamment, la discussion a donc eu tendance à se concentrer sur ce que Jay lui-même avait appelé les « sous-cultures visuelles »(1), par opposition à ce « régime hégémonique » trop souvent assimilé sans plus de précautions à un régime essentiellement politique, et donc coercitif [27]. Jay rappelle donc plusieurs points souvent négligés. D´abord, l´opposition binaire « hégémonie »-« résistance » est quelque peu vaine en ce sens que le concept de « régime » définit ici un épistémè, au sens où l´entendait Foucault, c´est-à-dire le champ de ce qui relève de la connaissance ou de la science. Si l´on résiste à ce régime au point d´y échapper, c´est nécessairement parce qu´il s´en constitue un autre, alternatif mais non moins « hégémonique » [28]. L´autre réserve plus ou moins explicite de Jay sur la postérité de son propre concept de « régime » est la manière dont les études de cas et l´examen du niveau « micro-scopique » (des pratiques particulières de l´image) tend à faire perdre de vue la nécessité de définir – aussi imparfaitement soit-il – des « types », « des généralisations à grande échelle sur les cultures visuelles d´une période », à l´aune desquelles, justement, les variations et les déviations peuvent être mesurées [24]. En d´autres termes, l´analyse des « cultures visuelles » ne peut se faire qu´à l´intersection du micro- et du macro-scopique, et en gardant en tête la notion de « régime » comme outil heuristique. Cette éclairante mise en perspective permet à l´ouvrage de poser le cadre théorique au sein duquel les case studies se succèdent, en respectant avec plus ou moins de bonheur ce souci de penser les pratiques de l´image en terme d´articulation entre le régime scopique et les sous-cultures visuelles. La seconde partie, ‘History and Visual Sites’, se concentre essentiellement sur la circulation de figures emblématiques du politique. Les trois articles explorent la manière dont la communauté imaginée [Mark Thistlethwaite : 35] ou la démocratie nécessitent d´être visualisée pour construire ou asseoir leur légitimité [Pyta : 69]. Dans le cas du premier, la discussion des portraits de George Washington est accompagnée de 18 illustrations qui donnent un poids réel à l´analyse. Dans sa discussion des faiblesses ayant condamné la République de Weimar, le second postule un « déficit de visualisation » qu´il met logiquement en parallèle avec l´efficace propagande nazie [69, 79]. Entre ces deux études, un chapitre de Sarah Purcell sur la célébration des martyrs de la Révolution américaine par les deux camps, au début de la Guerre de sécession, souffre d´un certain déséquilibre : l´auteur reconnaît que la construction mémorielle du Sud était « moins visuelle », notamment du fait des restrictions matérielles pesant sur les éditeurs confédérés [63]. L´opposition qui se dessine marquerait donc plutôt la différence entre deux économies de l´image, un aspect peut-être trop vite évoqué. La troisième partie s´intitule ‘Visual Culture and the Representation of Race and Ethnicity’ et associe deux articles dont les champs d´investigation sont d´ampleur assez différente. Le premier, signé Astrid Böger, offre une typologie des représentations de l´Autre dans les grandes expositions américaines du début du XXe siècle. Cet aspect relativement descriptif retient moins l´attention que le concept d´une « extinction par la représentation »[110], où les Indiens entrent dans l´histoire et donc déjà dans le passé par le biais de la photographie ou du diorama. Plutôt que d´en sauver la trace, la culture visuelle des expositions accélère leur effacement. Le second chapitre de cette section s´attache à décrire le parcours fascinant du photographe noir-américain Augustus Washington, de son studio florissant de Hartford, dans le Connecticut, à sa seconde carrière au Libéria. Shawn Michelle Smith installe dans un contexte effectivement transatlantique une pratique des images où le portrait photographique est essentiellement « performatif », et constitutif des liens et des hiérarchies sociales d´une nation naissante [104] sous influence nord-américaine. Les chapitres de la section ‘Visual Culture and the Construction of Space’ s´intéressent à la cartographie du continent américain (Conzen), et à la sculpture dans l´espace public (le Vietnam Memorial de Washington DC pour Ingrid Gessner, et le quartier des Gorbals à Glasgow pour Julia Lossau). ‘Cartography As Conquest’ établit en réalité une typologie plus fine entre les cartes de la domination coloniale [132], celles de l´identité nationale [134], celles du développement économique [136] et celles du progrès civique et moral [138]. Les deux articles qui suivent se répondent plus directement, en ce qu´il interrogent à la fois la constitution de « lieux de mémoires » et le rôle du citoyen-spectateur (public ou acteur) dans la redéfinition visuelle de son histoire et de son espace [156, 161]. Dans les trois études, l´articulation de la géographie et de l´urbanisme avec les problématiques visuelles est présentée comme insuffisamment pensée. La dernière grande partie s´organise autour du concept de « média » et relève plutôt des sciences de l´information et de la communication. Les deux cas étudiés sont ceux de la photographie de guerre contemporaine (Griffin) et de l´utilisation d´internet par l´équipe de campagne d´Obama en 2008 (Thimm). Inspiré en grande partie par Herbert Gans, Michael Griffin dresse un constat peu reluisant de l´utilisation de la photographie par la presse. Symbolique et dénuée de contenu informatif réel, victime d´un cycle de vie de plus en plus bref dans la nouvelle économie du numérique, trop chère à l´heure des vaches maigres dans la presse écrite, la photographie de guerre suit quelques conventions bien établies [216-219] et reste essentiellement dépendante de stratégies de vente plus que d´information. Caja Thimm, en revanche, considère qu´il ne « fait plus guère de doute que Barack Obama a changé la face de la communication politique » [234]. Si le ton du chapitre peut sembler parfois exagérément laudateur, un échantillon de mails de campagne et quelques exemples de l´infiltration des images d´Obama dans l´univers des jeux en ligne [234-236] ouvrent des perspective peut-être moins connues. On ne fera pas preuve d´une très grande originalité en suggérant que la qualité des chapitres n´est pas uniforme. Ce lecteur s´interroge notamment sur l´apport réel d´une « coda » dédiée aux films expérimentaux de réalisatrices américaines (Robin Blaetz), qui s´articule de manière assez peu évidente sur le reste de l´ouvrage malgré l´intérêt du sujet lui-même. Cette petite réserve porte moins à conséquence que celle portant sur le manque de problématisation de l´idée même de culture visuelle « transatlantique », de sorte que les « perspectives » du titre restent essentiellement unidirectionnelles, sauf dans le chapitre déjà mentionné de Shawn Michelle Smith. De fait, le livre publié par la Bavarian American Academy ne parvient pas tout à fait à justifier ses incursions très ponctuelles au pays de Galles ou en Allemagne. En outre, quelques absences ne manquent de surprendre : peut-on réellement traiter de la culture visuelle de la République de Weimar sans citer Walter Benjamin ou le photographe August Sander [notamment 76-77] ? Quelques réserves sont donc de rigueur, mais elles ne doivent pas empêcher de souligner des qualités certaines, notamment si l´on utilise plutôt ce recueil comme un ouvrage d´introduction à ce que recouvre l´idée de « culture visuelle » américaine (surtout). Plusieurs articles reprennent rapidement quelques grandes références (d´Erwin Panofsky à W.J.T. Mitchell), et offrent des typologies d´image qui serviront aux étudiants à clarifier les grands champs à couvrir. À ce titre, la quantité des illustrations (notamment en couleurs) n´est pas anodine : les arguments développés y puisent souvent un appui convaincant. _____________________ (1) Traduction sans doute pas très heureuse, que je reprends de la version française du texte. « Les régimes scopiques de la modernité ». Réseaux 11-61 (1993) : 99-112.
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