Le « je » et ses masques dans la poésie de D.H. Lawrence
Élise Brault-Dreux
Collection Domaines Anglophones Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2014 Broché. 311 p. ISBN 978-2757407684. 26 €
Recension de Sylvain Floc’h Université de Pau et des Pays de l’Adour
Malgré sa participation à l’anthologie imagiste d’Amy Lowell en 1915, Lawrence resta marginalisé par les poètes modernistes, faute de s’être conformé à leurs règles d’objectivité. Pour son détracteur T.S. Eliot, il ne remplissait pas les critères de pureté artistique et d’orthodoxie religieuse et, pour son « ami » J.M. Murry, la dimension instinctuelle de sa poésie la rendait obscure au lecteur moderne (même si elle était indéniablement imprégnée de l’esprit du temps). Si les romantiques avaient mis le sujet au centre du poème, les modernistes (et les futuristes) s’en détournèrent pour focaliser leur intérêt sur l’objet et revendiquer une impersonnalité. Lawrence partageait certains de leurs points de vue (dans une lettre fameuse, il devait prendre définitivement ses distances avec le « moi ancien immuable », en l’arrachant à ses contours identitaires pour l’inscrire dans un flux perpétuel). Mais il n’abolissait pas pour autant le « je », préférant le laisser s’avancer masqué. Dans son étude, intitulée Le « je » et ses masques dans la poésie de D.H. Lawrence, Élise Brault-Dreux envisage divers usages du masque. Objet anthropologique, il joue un rôle initiatique, permet au porteur de se confronter à l’altérité. Accessoire scénique, il offre une voie d’expression à l’intimité, chaque aspect du « je » devenant une persona, une couleur-cache. Porte-voix, il introduit dans le langage une dimension ironique sous les dehors trompeurs de la surface, comme l’indiquait déjà Baudelaire dans « Le masque ». D’emblée, Élise Brault-Dreux analyse quatre aspects du masque : sacré, animal, enfantin et féminin. Le masque sacré permet au moi hybride de Lawrence de camper dans une zone intermédiaire, et de rétablir le dialogue entre spiritualité et corporéité (cet effort de rééquilibrage est très présent dans le poème « Saint Mathieu »). De même, le masque animal permet de réinstaurer un dialogue entre le moi culturel et le moi naturel. Rompant avec l’anthropomorphisme romantique et toutes ses tentatives d’appropriation intellectuelle, le poète cherche en effet à sonder le mystère de l’animalité, sans pour autant la coloniser : elle habite l’homme, mais le dépasse aussi (le « Poisson » incarne ce caractère insondable). À la rage de tout connaître, il oppose la faculté d’émerveillement et refuse le discours sur l’animalité, puisque cette dernière fait partie de l’humanité. Il ne cherche pas à en dévoiler le mystère, mais plutôt à le mettre en scène. Dans le sillage panthéiste et animiste, il se tourne vers les forces obscures de la nature primitive. À la manière de Blake, Lawrence a également recours à un masque enfantin : il adopte une forme d’élocution candide, où abondent les monosyllabes, dans une simplicité et une naïveté apparentes. Par ce biais, il cherche à retrouver le point de vue pré-intellectuel de l’enfant, sa saisie immédiate de l’univers. L’utilisation du masque féminin ouvre le champ à la polémique. Depuis les cérémonies dionysiaques de l’antiquité jusqu’au théâtre du XVIIe siècle, les hommes ont arboré des masques pour figurer le moi féminin. Lawrence connaît les théories de la psychanalyse sur l’hermaphrodisme et l’androgynie, dont il a parlé dans ses propres essais (Fantaisie de l’inconscient, et dès 1914, dans la grande Étude sur Thomas Hardy). Quand il emprunte la voix féminine, il se comporte en ventriloque. Cherche-t-il alors à libérer le féminin en lui, ou au contraire le dominer ? Intériorise-t-il le moi féminin pour mieux le déstabiliser ? Le désir d’identification n’est-il pas miné par un désir d’appropriation ? Pour Élise Brault-Dreux, Lawrence met en scène un « je » féminin piégé par un « je » masculin, fasciné par la figure masculine, par le stéréotype de l’homme traversé par la force vitale dont il est le chantre, comme si, pour exister, le féminin avait nécessairement besoin du face-à-face avec le principe de masculinité. En recourant à une voix féminine, il permet à son désir pour le masculin de s’exprimer (dans « Muflier », le masculin est agissant, dans « Amour à la ferme », le féminin est passif). Partout, le masculin est du côté de l’action et le féminin du côté de la paralysie, de la passivité et de la soumission. Le poète utilise donc le féminin comme masque, sans s’identifier à lui, et sans jamais renoncer à son moi masculin. Quand il emprunte une voix féminine, ce n’est pas celle du poète, mais celle d’une persona. Le porteur ne se confond ni avec son masque, ni avec l’autre. Lawrence réprouve en effet la conception fusionnelle du couple, chacun des individus devant, selon lui, préserver son intégrité. Aussi son désir de connaître l’altérité féminine vient-il buter contre sa volonté de laisser intact son mystère. En empruntant la voix féminine, le poète met surtout en scène les stéréotypes et les clichés masculins sur la féminité (la rose). Il enterre ainsi les spécificités des femmes sous des lieux communs. Dans ses poèmes, Lawrence entre en résonance avec des voix intertextuelles, par l’intermédiaire de figures universellement connues, comme celle de Hamlet, dont il sonde ou infléchit les points de vue. Il dialogue ainsi avec d’autres poètes, Shakespeare, Keats ou Whitman. Il lui arrive aussi d’introduire, sous forme de citations, des fragments inventés, comme les épigraphes d’Oiseaux, bêtes et fleurs. Les guillemets entre lesquels sont placées ces zones de texte créent alors un espace de distanciation et de polyphonie intertextuelle (comme le dit Antoine Compagnon, « la citation est contact, frottement, corps à corps »). Élise Brault-Dreux se concentre en particulier sur l’intertexte biblique et le langage religieux ou prophétique. Malgré la crise religieuse de la fin du XIXe siècle, au cours de laquelle la croyance en une transcendance absolue a subi les coups de marteau du nietzschéisme, Lawrence se déclare « passionnément religieux » et reconnaît avoir été influencé par l’enseignement protestant non-conformiste qu’il a reçu dans sa jeunesse. Il introduit dans ses poèmes des fragments issus de la Bible, mais il détourne cet héritage, notamment le texte de l’Apocalypse, récurrent dans ses Poèmes ultimes, qu’il entreprend de libérer de sa gangue chrétienne. Même s’il reste attaché au rituel de la prière, il en rend la fixité malléable et la réinvente, faisant du « je » poétique à la fois l’héritier et le transformateur. Il travaille ainsi à un syncrétisme religieux, en entrelaçant plusieurs traditions, jusqu’à produire une pensée hérétique, souvent condamnée par les traditionalistes, qui l’accusent de blasphème et d’iconoclasme. Mais Lawrence, tout en critiquant l’impiété moderne, entend promouvoir sa propre conception du religieux, en célébrant l’exultation des corps, en établissant un équilibre vital entre le sacré et la corporéité. Pour lui, le religieux ne doit pas être pensé, mais vécu. Il adopte alors le masque et les tournures langagières du prophète. Pour conclure ce parcours éclairant, Élise Brault-Dreux tempère l’impression d’une disparition du « je » dans la poésie moderniste. Ce « je » du poète n’est pas sacrifié, mais plutôt décentré et ses masques conservent en eux la griffe de l’artiste-artisan.
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