Autour du verbe anglais Construction, lexique, évidentialité
Sous la direction de Geneviève Girard-Gillet
Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2014 Broché. 199 pages. ISBN 978-2878546293. 16€
Recension de Laure Gardelle École Normale Supérieure de Lyon
Comme le rappelle l’introduction, cet ouvrage fait suite à un colloque organisé en hommage au linguiste Claude Delmas, figure incontournable de la scène angliciste qui, au-delà de ses recherches personnelles, a contribué à instaurer une forme de dialogue entre des écoles de pensée linguistique qui s’évitaient. L’ouvrage réunit dix articles de linguistes d’horizons très divers – grammaire générative, acquisition du langage, linguistique énonciative, grammaire du geste, etc. –, mais qui ont pour point commun de s’interroger ici sur le contenu et le fonctionnement du verbe en anglais, ainsi que sur les données nécessaires pour interpréter les énoncés dont il est le centre organisateur. L’ouvrage ne se donne bien sûr pas pour objet de rendre compte de la très riche recherche sur le verbe, mais il propose de s’intéresser à trois facettes qui font partie des problématiques de recherche actuelles : le rôle des absences de constituants dans les constructions, la compositionnalité lexicale du verbe, et l’interaction entre verbe et évidentialité. Les paragraphes qui suivent proposent de rendre compte dans cet ordre de chacune de ces trois sections. Comme le souligne Geneviève Girard-Gillet, que l’on considère le verbe comme un élément relateur (ex. Théorie des Opérations Énonciatives), comme une tête de syntagme verbal organisatrice des rôles théta (ex. grammaire générative) ou comme un terme d’une construction (ex. grammaire des constructions), il apparaît comme un élément indispensable. Certes, il existe des énoncés averbaux ; mais ce que montrent avant tout les études, c’est que dans ce cas, l’interprétation de l’énoncé n’est possible que grâce à un appui sur d’autres éléments, contextuels, qui permettent en quelque sorte la reconstitution de l’élément verbal. Il en va d’ailleurs de même pour le sujet, autre élément indispensable à l’énoncé : son absence implique une reconstruction, une interprétation fondée sur des éléments contextuels et pragmatiques. Jacqueline Guillemin-Flescher montre bien ce rôle du contexte lorsqu’elle établit que les énoncés averbaux n’impliquent que des procès perceptibles, qu’ils soient visibles (ex. Nod) ou audibles (ex. A groan). Contestant l’approche traditionnelle en termes de prédication d’existence (cf. glose en There was a nod / a groan), elle montre qu’il ne s’agit pas de poser l’existence d’une relation prédicative entre un sujet et un prédicat, mais seulement d’identifier un terme qui fait l’objet d’une perception dans un contexte situationnel. En cela, la subjectivité du locuteur est centrale à la production d’un énoncé averbal, contrairement à ce que proposait Benveniste. L’auteur dégage également un lien entre forme du groupe nominal et type de procès : un procès visible admet un article Ø (ex. Nod) ou indéfini (ex. A nod), tandis qu’un procès audible (sauf s’il s’accompagne d’une manifestation visible et qu’il a pour source un animé humain) n’admet qu’un article indéfini (ex. A groan). C’est à partir de l’absence de contenu lexical du verbe dans certaines anaphores de l’anglais que Philip Miller aborde l’absence : il étudie les conditions d’utilisation de do it/this/that, do so, de l’ellipse post-auxiliaire et du pseudo-gapping. Parmi les différents résultats, on retiendra notamment que contrairement à ce que proposent un certain nombre d’ouvrages, le Corpus of Contemporary American English présente quelques occurrences de do so suivi d’un complément orphelin (ex. At that point, Clinton had already confessed his relationship to his family, and would shortly do so to the nation). L’auteur explique la rareté de ce phénomène par le fait que do so est préféré lorsqu’il dénote le même événement que son antécédent et qu’il est généralement suivi d’un circonstant non contrastif. Il fait l’hypothèse que ces quelques occurrences avec complément orphelin sont en fait des cas d’hyper-correction : do so étant plus fréquent dans un anglais universitaire que conversationnel, par exemple, ces locuteurs y recourraient de manière abusive pour tenter maladroitement d’obtenir un registre plus élevé. Enfin, Alain Deschamps explore la thématique de l’absence via l’étude des schémas V1-V2-ING. Partant du principe que -ING a aujourd’hui une valeur unique en anglais, celle de renvoi à l’intérieur du domaine notionnel, il propose de construire des classes sémantiques de verbes pour rendre compte de leur compatibilité exclusive ou partielle avec un complément en -ING. L’intérêt de son étude réside dans le nombre restreint de paramètres convoqués (ex. composantes qualitatives et quantitatives, marqueurs énonciatifs, linéarité), même si le cadre théorique très marqué et exclusif rend parfois la lecture moins immédiatement accessible que pour certains des autres articles. Les quatre articles suivants s’intéressent à une deuxième facette : la compositionnalité du sémantisme verbal. Jean Albrespit explore différentes constructions du verbe go, qui montrent un éloignement progressif par rapport au sens littéral de déplacement spatial (ex. go hungry, collocations telles que go a cruise), jusqu’à une forme de grammaticalisation (rôle d’auxiliaire dans go and buy…, de copule dans go sour, grammaticalisation totale dans les constructions sérielles de certains créoles). Plutôt que d’analyser le verbe de déplacement spatial comme un prototype, il considère que les différents emplois sont liés au potentiel sémantique attaché au verbe go, dont le sens originel n’a pas changé, mais qui s’est enrichi au fil des siècles. C’est à give que s’intéressent Aliyah Morgenstern & Nancy Chang, plus spécifiquement à son acquisition par trois enfants. Leurs résultats font état de différences dans le processus d’acquisition, et confirment les hypothèses constructivistes : l’acquisition de structures argumentales par l’enfant est fonction de la fréquence de leur utilisation chez les parents, ainsi que du développement cognitif de l’enfant (limites liées au traitement et à la mémoire de travail). Catherine Chauvin, elle, s’intéresse au contraste entre langues à cadrage satellitaire (ex. l’anglais, où dans He ran into the room, le déplacement n’est indiqué que dans le satellite, un syntagme prépositionnel, tandis que le verbe dénote la manière) et langues à cadrage verbal (ex. le français, qui indique volontiers le déplacement dans le verbe : Il est entré dans la pièce [en courant]). Cette dichotomie entre deux types de langues ne doit pas faire oublier qu’une langue donnée ne dispose pas que d’un mode ; ainsi, en anglais, enter ou exit présentent le déplacement dans le verbe et non dans un satellite. Surtout, l’auteur met en avant le rôle du genre et du registre ; par exemple, Maupassant semble utiliser plus d’indications de manière que ce que prédisent les analyses typologiques. De plus, cette polarisation sur manière et déplacement ne doit pas conduire à ignorer un troisième élément : la deixis, avec notamment la récurrence de come et go dans l’expression des déplacements en anglais. C’est le couple manière / résultat qu’explore enfin Tova Rapoport, co-fondatrice de la Théorie Atomique du sens. Elle s’inscrit spécifiquement contre l’approche de Levin & Rappaport Hovav, pour qui un verbe ne peut coder manière et résultat dans une même entrée lexicale ; ces auteurs analysent par exemple cut comme un verbe de résultat, qui lorsqu’il entre dans une structure avec at prend plutôt une facette de manière (ex. Jane cut at the rope). Pour Rapoport, les deux facettes de manière (« utilisation d’une lame aiguisée ») et de résultat (« séparation linéaire dans le matériau ») sont deux atomes sémantiques de cut, et à ce titre sont co-présents dans tous les emplois du verbe. La troisième et dernière section de l’ouvrage traite du verbe dans ses relations à l’évidentialité, c’est-à-dire à des preuves de la validité de ce qui est énoncé. Si Aikhenvald restreint ce concept à des langues qui l’encodent dans leur grammaire, une approche lâche permet d’inclure les modaux, les temps ou encore les aspects : comme le rappelle Geneviève Girard-Gillet, « tout locuteur parle en fonction de ce qu’il connaît, sait ou imagine d’un procès, d’un état, d’une situation ». Le verbe est là encore central. Jacqueline Guéron explore ainsi le perfect en anglais et dans d’autres langues (français, allemand, bulgare, etc.), dans une approche Minimaliste. Prônant un Evidence Acquisition Time en plus du Speech Time et du Event Time, elle fait l’hypothèse que le perfect de l’anglais est à la fois un temps et un marqueur évidentiel. Puis c’est le modal CAN suivi d’un verbe de perception qu’étudie Lionel Dufaye. Il montre que dans un petit corpus test, il n’équivaut au français pouvoir que dans 12% des cas. On retient également son hypothèse, qui va à l’encontre de certaines théories existantes : can signalerait souvent une focalisation sur l’objet de la perception, le percept, plutôt que sur le témoin de cette perception. L’objet à voir serait l’élément nouveau de la perception et il serait perçu comme digne d’intérêt. Enfin, Jean-Rémi Lapaire aborde le verbal à partir du non-verbal, plus exactement du geste. Il propose le concept de « geste co-grammatical » : des expériences sur des enfants, étudiants et adultes le conduisent à conclure que certains gestes sont régulièrement associés à certains outils grammaticaux, ainsi granted (dans son sens concessif), will, may ou gonna. À l’oral, la grammaire serait donc co-articulée verbalement et gestuellement. L’ensemble de ces études fait de ce livre un ouvrage stimulant, facile d’accès et agréable à lire. L’hétérogénéité des approches n’empêche pas des fils directeurs et certaines formes de dialogue entre les articles, et les chapitres d’introduction et de conclusion de Geneviève Girard-Gillet contribuent de manière efficace à l’explicitation de ces espaces de rencontre. Pour toutes ces raisons, l’ouvrage intéressera les linguistes, quels que soient leurs centres d’intérêt en recherche, mais pourra également être chaudement recommandé à des étudiants de licence et master, pour susciter ou cultiver un intérêt pour la linguistique. Il illustre en effet parfaitement l’intérêt de la grammaire dans l’étude de la langue, loin des simples « règles » à apprendre pour bien parler anglais, ainsi que l’importance de problématiques centrales aux recherches linguistiques actuelles : interaction entre terme individuel et construction, entre énonciateur, contexte et discours, ou encore entre sémantique et contraintes syntaxiques.
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