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John Keats

Le poète et le mythe

 

Caroline Bertonèche

 

Collection Esthétique et représentation monde anglophone (1750-1900)

Presses Universitaires de Lyon

&

Éditions littéraires et linguistiques de l'université de Grenoble (ELLUG), 2011

Broché. 212 p. ISBN 978-2729708481. 24 €

 

Recension de Jean-Marie Fournier

Université Paris Diderot

 

 

Caroline Bertonèche, Maître de Conférences à l'Université Stendhal Grenoble 3, est une des spécialistes françaises reconnues de l'œuvre de Keats. Son ouvrage récent, John Keats : Le poète et le mythe, s'intéresse à la postérité keatsienne, en particulier à la manière dont elle se pare, dès après sa mort à Rome, des apparences du mythe. La « pérennité [de cette] mythographie » [185] est l'enjeu de sa réflexion, et entraîne un certain nombre de relectures complexes.

La première partie de l'ouvrage analyse à la fois le processus de mythification et les différents « mythèmes » qui en surgissent. Le plus central de ces éléments mythiques est la représentation d'un Keats féminisé, héritée de l'image qu'en a donnée Shelley dans son élégie, Adonais, et reprise par la critique, en particulier celle d'Hazlitt, de Swinburne, et plus récemment de Lionel Trilling. Dans le sillage de ce critique, et en écho à l'article de Susan J. Wolfson, ‘Feminizing Keats’ (dans P.J. Kitson, dir., Coleridge, Keats, Shelley : Contemporary Critical Essays. Londres : Macmillan, 1996 : 97), Caroline Bertonèche pose la question de la « féminité » du poète, la rapportant à celle du poète caméléon, susceptible de nier sa propre personnalité pour se fondre, par sympathie, dans la sensibilité des autres, capacité qui donne à Keats la possibilité d'adopter une vision féminine des choses. Keats, ainsi, « s'éloigne d'une masculinité bien commune » et « assume pleinement sa part de féminité » [40], « violent[ant] l'homme pour faire parler la femme » [37]. Qualités qui lui valurent d'être classé par Virginia Woolf  au rang des poètes « androgynes ». Caroline Bertonèche voit dans cette plasticité et cette ouverture deux premiers marqueurs d'une modernité keatsienne.

Sur le fond de ce premier élément, rapporté à son substrat de réalité, Caroline Bertonèche s'attache ensuite à démonter les ressorts de la transmission complexe, par trahisons successives, ignorances, et faux-semblants, du mythe lui-même à la postérité. C'est l'occasion de belles pages informées sur le rôle des « intimes », celui que  Caroline Bertonèche nomme joliment les « infidèles » [52], « réseau limité » dont elle conclut au « dysfonctionnement, matériel et moral » [61]. De Severn, le témoin oublieux et vaniteux, à Hunt, en passant par Brown, c'est toute une galerie d'amis plus ou moins perceptifs, plus ou moins bien intentionnés, avec leurs lâchetés infimes et leur amitié tronquée, ou simplement leur aveuglement, qui contribuent à construire l'image fausse qui nous est parvenue, et demeure si tenace – sans doute, mais cela n'est pas dit, parce qu'elle nous renvoie à nos propres préjugés et à nos minuscules aveuglements. Seule émerge de ce cercle de la trahison la figure de Fanny Keats, jeune sœur du poète, et l'un de ses plus fidèles défenseurs devant la postérité. Est ainsi narré en détails l'épisode de la publication des lettres de Keats à l'autre Fanny, Brawn [65 & sq.], occasion pour Caroline Bertonèche de méditer de manière tout à fait passionnante sur l'écriture intime et son rapport à la publication posthume. Le rôle de la presse, primum mobile de la légende avec l'article « assassin » du Quarterly, est enfin évoqué dans ce panorama de la transmission critique [62], qui conduit jusqu'à la réception américaine [64].

Ce premier moment déployé, Caroline Bertonèche élargit à nouveau le champ de sa réflexion et s'attache à la question des erreurs de lecture, dont les premiers chapitres ne sont que des exemples particuliers. De Keats lecteur et relecteur compulsif, de Shakespeare en particulier, enrichissant son œuvre propre à chaque nouveau parcours, au Keats lecteur de lui-même et « obsédé par ses erreurs » [87], au point de raturer sans cesse le palimpseste (intertextuel) de ses poèmes, écrits sur des bouts de papier cachés au regard de ses propres amis [87], Caroline Bertonèche cartographie patiemment les sources multiples de malentendus et de mélectures, quasi métatextuelles tant elles semblent se réverbérer sur la réception critique du poète, éternellement inquiet de n'être jamais rien et, par toutes les complexités décrites dans l'ouvrage, le plus facile à rater de tous ses contemporains. Shelley, qui de son propre aveu ne le connaissait pas [93], ne pouvait donc qu'appréhender une ombre lorsqu'il entreprit de déplorer sa mort dans l'élégie, Adonais, qu'il lui consacra, et qui fit tant pour fausser sa mémoire posthume. C'est donc tout naturellement à ce texte qu'est consacré le deuxième temps du livre, au point que son étude prend le pas sur la figure même du poète déploré. Ce deuxième temps est tout à fait passionnant, quoique d'une autre nature. Il contient dans un filigrane insistant une réflexion générale sur l'élégie en tant que genre moribond et paradoxal à l'époque romantique [176], Adonais étant présenté par Caroline Bertonèche comme un poème sur l'histoire de l'élégie, voire une élégie sur l'élégie [139]. Il est surtout lecture (inavouée ?) de Shelley, qui n'est pas moins que Keats le vrai sujet du livre. Caroline Bertonèche montre brillamment l'appropriation shelleyenne d'une image détournée de manière polémique (cf. les très belles pages sur l'horizontalité keatsienne et la verticalité shelleyenne, pp. 118 & sq.) : à la fois Doppelgänger, frère ennemi (avec l'image de Caïn, pp. 94-95), roulant dans un deuil impossible par absence de corps [106], image du poète idéal, récupération miltonienne posthume de Keats [168], élégie du suicide [159] ou élégie pastiche [178], le texte shelleyen est passé au scanner décapant d'une lecture polymorphe à la fois convaincante et stimulante qui en dit la complexité et l'infinie richesse, ainsi que son côté « apophradique », terme repris à Bloom, qui renvoie à l'inquiétude de l'influence par laquelle le poète de l'élégie choisit un objet extérieur à lui mais pour mieux parler de lui-même [113-114].

Peut-être les plus belles pages se situent-elles au terme du parcours, à la fois méditation sur l'épitaphe en général, et analyse de celle de Keats en particulier, sans doute les deux plus beaux vers qu'il ait écrits, composés au son de l'eau s'écoulant de la fontaine du Bernin, au pied des escaliers de la Place d'Espagne, à Rome, sous les fenêtres du poète mourant ? Ces belles pages disent la vanité de cette pseudo-pérennité mythographique, et la vérité de la poésie de Keats, dans le dévers constant et fluide de ses sonorités et de ses images coulant au fil de l'existence, « écriture fluide et mortuaire » [186] : « Théoricien de la transparence esthétique, Keats se permet, avec ce trait d'esprit en forme d'inscription, d'ironiser sur le romantisme d'un Narcisse des temps modernes sans emprise sur les formes liquides de son mémorial » [Ibid.]. Tout n'est-il pas dit, dans ces quelques mots, de ce qui constitue le génie keatsien, fait d'élan et de retenue, de don et de réserve, d'enthousiasme et de distance amusée, ironique parfois, et de la suprême ductilité de son souffle, dilution du sens et reprise des sens qui font, dans l'horizontalité de ses métamorphoses [116], la modernité indépassable de sa poésie ? On peut savoir gré à Caroline Bertonèche d'avoir su, aussi superbement et à la fois, déconstruire les strates d'erreur et ressaisir le vrai, encore en partie masqué sous elles.

 

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