The Wire L’Amérique sur écoute
Sous la direction de Marie-Hélène Bacqué, Amélie Flamand, Anne-Marie Paquet-Deyris, Julien Talpin
Paris : La Découverte, 2014 Broché. 265 p. ISBN 978-2707175984. 24,50 €
Recension de Delphine Letort Université du Maine (Le Mans)
Cet ouvrage collectif est le résultat d’un séminaire (« The Wire : A Fiction in the Ghetto », janvier-juin 2012) et d’un colloque (« The Wire : Visages du ghetto, entre fiction et sciences sociales », 26-27 octobre 2012), organisés à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, sur la série américaine The Wire, produite par et diffusée sur HBO entre 2002 et 2008. Les treize articles réunis illustrent la richesse des échanges suscités par la série dans les milieux universitaires américains et français. L’introduction souligne l’approche pluridisciplinaire qui se développe autour de l’étude des séries télévisées, mettant les Cultural Studies au goût du jour dans les universités françaises. The Wire : L’Amérique sur écoute prolonge les débats initiés par les chercheurs en sciences sociales autour d’une série dont la promotion a été soutenue par les déclarations multiples de son créateur et producteur David Simon. Bien que de nombreuses citations lui soient empruntées tout au long des quatre chapitres de l’ouvrage, la série est l’objet d’un discours que chacun infléchit selon son approche théorique. La perspective interdisciplinaire adoptée favorise l’originalité du recueil dédié à une série protéiforme dont se sont emparés les chercheurs pour y mettre à l’épreuve leurs analyses sociologiques. S’inspirant d’un article de Hamilton Carrol, l’introduction évoque l’ambiguïté constitutive de The Wire en tant que produit sériel dont l’engagement politique, encensé par la critique et constamment mis en avant par David Simon, est également mis au service du divertissement : « bien que la série incarne une critique puissante du néolibéralisme et de ses conséquences sociales, elle est elle-même le produit du tournant néolibéral de l’industrie culturelle » [10]. Si The Wire démontre l’échec d’un système économique et social, la série participe pleinement à la société du spectacle à travers la fabrication d’une représentation, dont certains articles analysent le mode de construction. Le premier chapitre est composé de trois articles traduits de l’américain ; ils illustrent la manière dont les chercheurs en sciences sociales utilisent la série pour développer des thèses distinctes, à l’origine d’une vive controverse outre-Atlantique. Les sociologues s’intéressent moins à l’œuvre sérielle qu’à la description du paysage social de Baltimore, empreinte d’un discours politique dont Marc V. Levine retient la dimension critique dans un article laudatif. Envisageant la série comme le support d’une étude sociologique sur la nature de la pauvreté et des inégalités économiques et raciales aux États-Unis, l’auteur convoque un arrière-plan historique pour mieux comprendre la politique urbaine mise en place à Baltimore, creusant les inégalités entre quartiers gentrifiés (Inner Harbor) et ghettos abandonnés à la démolition. Levine inscrit la série dans un contexte politique et économique qui évolue au fil des saisons pour constater que « la vie urbaine y est représentée comme sans espoir » [45]. Anmol Chaddha et William Julius Wilson célèbrent à leur tour la série, dans laquelle ils reconnaissent les principes fondamentaux de la sociologie, notamment le déterminisme social qui se traduit par la faillite du système éducatif et l’enfermement social du ghetto. En décrivant The Wire comme une « série systémique », les sociologues mettent l’accent sur une surdétermination sociale qui laisse peu de perspectives aux habitants des quartiers pauvres. Peter Dreier et John Atlas postulent à leur tour que The Wire est un « essai sociologique » [65], dont les intrigues et les personnages sont ancrés dans la culture locale de Baltimore. S’ils soulignent la noirceur de la série qui traduit une fracture sociale qui s’est agrandie pendant les années Bush (2001-2008), les sociologues notent que les actions collectives ne sont pas représentées dans la série. Ils évoquent, par exemple, le travail de l’association BUILD (Baltimoreans United in Leadership Development, association fondée en 1994) qui a milité pour l’augmentation du salaire des travailleurs pauvres. Dreier et Atlas identifient l’absence d’un discours militant qui aurait réduit l’attractivité de la série ; l’ambiguïté de The Wire nourrit l’ensemble des critiques développées dans l’ouvrage. Le premier chapitre pose en effet la base des réflexions engagées dans les articles suivants, qui entretiennent un écho certain avec les thèses sociologiques américaines. Dans le deuxième chapitre, « The Wire et les institutions », Fabien Desage attire l’attention sur le poids des dysfonctionnements des institutions politiques et sociales sur la dynamique sérielle. Le chercheur s’intéresse aux chemins individuels des personnages en contrepoint des contraintes institutionnelles et fait observer que « les rôles sociaux se perpétuent (…), mais ne sont pas endossés par ceux que l’on croyait » [93]. La fiction permet en effet d’infléchir le portrait sociologique et de développer des idiosyncrasies individuelles qui contribuent au succès de la série. La dimension fictionnelle de The Wire est secondaire dans l’article de Julien Talpin ; l’auteur met en avant « des effets de réalité » [103] qui traduisent une description tronquée de la collectivité. Il note les distorsions qui affaiblissent le message politique de la série dans la mesure où l’accent est mis sur des leaders plus que sur des dynamiques collectives. S’inspirant des thèses sociologiques esquissées dans le premier chapitre, Talpin conclut que « le dévoilement des logiques de domination, pour cette série comme pour les sciences sociales, constitue la première étape dans leur dépassement ». Julien Achemchame se concentre sur la représentation des dysfonctionnements du système policier dans The Wire. S’il souligne l’empreinte d’une écriture journalistique dans les dialogues, en référence à l’expérience passée de David Simon au Baltimore Sun, le chercheur retient aussi la fonction de l’écoute dans le dispositif narratif. S’interrogeant sur l’interdépendance entre police et statistique, Achemchane suggère que la « froideur mathématique des chiffres » [126] s’articule à l’impuissance généralisée face au réel. Le troisième chapitre envisage « l’œuvre télévisuelle » sous un angle formel, faisant observer que le format singulier de 58 minutes permet de complexifier le récit. Didier Fassin réaffirme l’ambition sociologique de la série au travers de citations empruntées à David Simon et aux sociologues américains pour mieux souligner les ressemblances avec une situation de terrain dans la banlieue parisienne. Fassin met en avant l’effet de réel qui surgit des interstices de la fiction, faisant de The Wire une œuvre qui contribue à populariser les sciences sociales. Ariane Hudelet aborde la série à travers un angle auteuriste ; elle prend en compte la dimension créative de la série tant aux niveaux visuels que narratifs. Elle examine, par exemple, le travail de photographie sur les visages noirs pour mieux en souligner les effets dans le cadre d’une politique de la représentation qui privilégie une « impression d’enfermement et de limitation » [152]. La démonstration s’appuie sur des photogrammes dont les cadrages et les jeux de lumière illustrent la relation de pouvoir entre individus et institutions dans un style expressionniste qui rappelle le film noir. Monica Michlin s’intéresse au sous-texte gay de la série, un univers queer dont elle analyse en détail les codes culturels et langagiers. La notion de genderbending permet de saisir les subtilités de la caractérisation de certains personnages, fondée sur « l’ambiguïté complicité/ confrontation » [181] avec les normes dominantes. Michlin s’attache à démontrer que l’originalité de la série ne tient pas seulement au discours sociologique revendiqué par ses auteurs en s’interrogeant sur les codes de représentation du féminin et du masculin à l’écran ; des personnages à l’identité sexuelle ambiguë (par exemple Snoop) remettent en question ces conventions et ouvrent un espace de subversion sur les écrans télévisés. Anne-Marie Paquet-Deyris explore la dimension raciale de la série, utilisant l’image du « jeu » (la métaphore des échecs) pour évoquer les stratégies de transgression mises en œuvre par des personnages désireux de s’imposer dans les institutions qu’ils fréquentent (police, gangs, justice, école…). Elle observe que les tentatives de réformes imaginées dans la série créent des espaces de réflexion susceptibles d’influer sur le regard du téléspectateur et d’agir sur la perception des stéréotypes. Le dernier chapitre invite le lecteur à (re)voir la série « depuis la France ». Fabien Truong souligne que la mobilisation académique autour de la série a gagné l’Europe et permis un rapprochement entre « culture savante et culture populaire, culture universitaire et culture télévisuelle » [207]. L’auteur retient l’angle expérimental et propositionnel de la série au travers de séquences utopiques qui affaiblissent l’effet de réel souvent associé à The Wire. Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou relatent le travail réflexif qu’elles ont mené auprès de jeunes incarcérés dans le quartier des mineurs de la prison de Nanterre, les invitant à réfléchir sur l’expérience sociale représentée dans la série. Elles évoquent l’impact de The Wire sur la culture française : une mythologie se construit peu à peu alors que les chanteurs de rap français se réfèrent aux personnages rebelles de The Wire dans leurs textes (Omar, Marlo, Chris, Bodie). Bien que l’image des ghettos de Baltimore leur rappelle les quartiers nord de Marseille, les jeunes ne s’identifient pas aux gangsters de The Wire : ils remarquent des différences structurelles (contrôle des ventes d’armes, ampleur du marché de la drogue) qui les poussent à préférer la série française Plus belle la vie. L’ouvrage se termine sur une contribution d’Amélie Flamand et Valérie Foucher-Dufoix, fondée sur une comparaison avec La Commune (2007, 8 épisodes Canal +). À la différence de The Wire, la série française se déroule dans une seule cité, symbole d’un enfermement géographique et social dans les banlieues françaises. La marginalisation décrite dans La Commune contribuerait à renforcer les représentations négatives de la cité dans l’espace médiatique, sans engager le débat avec les sciences sociales. The Wire : L’Amérique sur écoute met en relief la construction sociologique de la série et le discours façonné par David Simon, deux arguments utilisés dans le cadre d’une promotion médiatique. Les contributions rassemblées dans ce recueil permettent néanmoins d’élargir le champ d’étude initial et attestent que les chercheurs français se sont engagés avec audace dans le domaine des études culturelles. L’intérêt croissant pour les séries télévisées participe à légitimer une démarche scientifique qui prend en compte la culture populaire (et en particulier les films télévisuels) en tant que source à exploiter dans le cadre de recherches universitaires. L’ouvrage enrichit la littérature existante sur The Wire, série qui continue d’alimenter les débats parmi les chercheurs de diverses disciplines (sciences sociales, urbanisme, cinéma, civilisation américaine, sciences politiques…).
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