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L’œil et la voix dans les romans de E.M. Forster

et leur adaptation cinématographique

 

Laurent Mellet

 

Montpellier : Presses Universitaires de la Méditerranée, 2012

Broché, 351 p. ISBN 978-2842699628. 24 €

 

Recension de Thierry Goater

Université Rennes II – UEB

 

 

 

L’ouvrage de Laurent Mellet est en grande partie issu de la thèse qu’il a soutenue à l’université de Paris III en 2006 (« L’œil et la voix dans l’œuvre romanesque de E.M. Forster et ses adaptations cinématographiques par James Ivory »). Un des mérites de cette publication est de rendre la thèse accessible à un plus large public et de donner à l’auteur l’occasion d’élargir son propos aux adaptations cinématographiques par David Lean et Charles Sturridge.

Dès l’introduction, Laurent Mellet exprime son souhait d’éviter les lectures univoques proposées par la critique postcoloniale, l’analyse purement moderniste ou les gender ou queer studies, qui, selon lui, éludent, toutes, une question centrale chez Forster, « l’esthétique du corps et des sens » [17]. Son principal objectif est de rendre compte d’une « écriture de la sensation » [12], de souligner en particulier « le statut toujours ambigu, moderne ou moderniste, du corps pour Forster » [13]. L’auteur poursuit ainsi un travail déjà entamé par ses prédécesseurs, en montrant comment l’œuvre de l’écrivain est marquée par l’opposition entre le dicible et l’indicible, le visible et l’invisible, opposition qui témoigne d’une difficulté à représenter le monde et d’une conception toute particulière de la littérature « [associant] toujours un effet de lecture à une stratégie d’écriture » [16]. L’originalité de l’approche consiste à étudier l’écriture de Forster à travers les figures corporelles, ainsi que les adaptations filmiques, ce que les secondes révèlent sur la première, à « proposer la dialectique de l’œil et de la voix comme pivot des relations entre texte et image » [21].

L’auteur prend le parti d’une étude globalement chronologique du corpus. « Si les deux premiers récits, Where Angels Fear to Tread et The Longest Journey, feront dans ce livre l’objet de quelques analyses [celles de l’oscillation entre événement et ellipse, ou entre réalisme et quête plus spirituelle], l’ensemble formé par A Room with a View, Howards End et Maurice, permettra de proposer une double lecture du corps entre l’œil et la voix. » [22] L’analyse se termine logiquement par A Passage to India, roman dans lequel « Forster dit adieu au monde et à la littérature par un double renoncement à l’œil de l’espace et à la voix du temps » [22]. L’ouvrage est divisé en quatre parties, les deux premières s’intéressant aux romans, les deux dernières aux adaptations filmiques et à ce qu’elles révèlent de l’écriture forstérienne.

Après avoir rappelé la lecture que Virginia Woolf a faite des romans de Forster, l’oscillation entre une esthétique édouardienne et une écriture moderniste, l’opposition « entre un réalisme paralysant et un symbolisme inadapté » [27], la première partie de l’ouvrage (« Les stratégies secrètes de l’écriture de l’invisible ») insiste sur l’importance de l’absence et du manque dans ces romans. L’univers forstérien, qu’il représente l’événement, le lieu ou le corps, semble en effet marqué par l’invisible comme par le silence, par des « régimes de la rétention » [65-92], dont Maurice serait l’archétype, si l’on songe à sa publication posthume. La voix du texte, quant à elle, ne sert qu’à renforcer l’invisibilité par une série de « leurres du visible » [93], de « mirages » [96] ou de « structures aveuglantes » [98].

Dans la deuxième partie (« Entre voir et dire : renaissances corporelles et textuelles »), sans doute la plus ambitieuse de l’ouvrage, Laurent Mellet analyse l’irruption du sensible et d’un corps d’essence idéaliste dans les romans. Après les premières fictions, qui présentent les figures corporelles non sans une certaine innocence, les romans suivants offrent une plus grande cohérence, une plus grande richesse d’écriture « consistant justement à faire de la parole et de sa circulation le moyen de retrouver la visibilité jusqu’alors interdite dans le texte » [104-105]. L’écriture forstérienne met en œuvre un va-et-vient permanent entre le dire et le voir, va-et-vient qui favorise la figuration textuelle du corps. Ainsi dans « A Room with a View, c’est bien la voix qui permet l’émergence et l’apparition du corps dans le texte » [124]. Plus généralement, chez Forster on n’accède aux sens que par la médiation de la voix, « image des autres sens » [127]. Cette médiation sensorielle, celle du toucher puis de l’œil et de la voix, engendre les « réécritures du corps forstérien » [143], même si Howards End souligne « les dangers d’un excès des sens » [167]. La deuxième partie se termine par un chapitre sur la « littérature du phénomène » [177-195], dans lequel l’auteur montre de manière convaincante comment une « articulation entre message humaniste et figures du corps permet de redéfinir la littérature et l’expérience de lecture » [177] et comment, au bout du compte, la fiction de Forster interroge la modernité et la création : « l’écriture comme le texte deviennent bien des phénomènes qui s’imposent à l’auteur et qui ne font sens qu’une fois vus, lus ou entendus » [194].

L’adaptation filmique ne permettrait-elle pas alors d’exprimer l’indicible, de contourner les limites du roman ? C’est la question à laquelle tentent de répondre les deux dernières parties de l’ouvrage. Dans la troisième partie (« Le langage du corps forstérien chez James Ivory et Charles Sturridge »), Laurent Mellet se donne comme objectif d’étudier les films pour eux-mêmes et non à travers une simple comparaison entre texte et image. Les films d’Ivory (A Room with a View, Maurice, Howards End) et de Sturridge (Where Angels Fear to Tread) « parviennent à dépasser le cadre de l’illustration pour adapter, à l’image, le langage du corps mis au jour dans les romans de Forster » [216]. Les adaptations d’Ivory traduisent la complémentarité entre les sens. Les œuvres des deux cinéastes expriment « une semblable hésitation dans [leurs] représentations du corps, entre effacement et explicitation » [229].

La quatrième et dernière partie (« Retour à Forster : l’œil de l’espace et la voix du temps ») cherche à démontrer comment l’étude des adaptations filmiques peut mettre en lumière la spécificité des romans de Forster. Ainsi, paradoxalement, « cet académisme des films d’Ivory contribue à souligner la modernité des romans de Forster » [257], par le jeu, l’opposition entre l’œil et la voix, l’espace et le temps, la monstration et la narration, ce que vient confirmer le dernier roman et son adaptation par Lean. Dans A Passage to India, le romancier permet enfin au corps de faire véritablement irruption dans le texte mais pour mieux en montrer les limites et son incapacité à toucher l’autre. Poursuivant les analyses de Catherine Lanone (« Odyssée d’une écriture : Lieux et langage dans les romans de E.M. Forster », Thèse, Université de Paris III, 1992), l’auteur explique comment le dernier roman traduit l’impossibilité de la connexion tant désirée, « l’impossibilité du dire » [304] et exprime finalement le renoncement à l’écriture.

Dans son ouvrage, Laurent Mellet utilise avec souplesse des approches critiques variées, propres à l’analyse littéraire et aux études cinématographiques, centrées sur le texte, le corps, l’œil et la voix, approches qui lui permettent d’étudier au mieux les romans et les films considérés. Les concepts empruntés à la linguistique, à la phénoménologie ou à la psychanalyse s’avèrent particulièrement opérants pour expliciter les questions du corps, de la visibilité ou de l’invisibilité, de l’expression ou du silence. On sent chez l’auteur une attention aux détails textuels ou filmiques et les parallèles établis entre les textes de Forster et ceux de Conrad, Woolf, Joyce ou Lawrence sont souvent féconds.

L’ouvrage propose une bibliographie riche et un index des auteurs et des romans de Forster. On peut regretter l’absence d’index thématique qui aurait été très utile. On peut également être surpris par l’absence du mot « corps » dans le titre ou un sous-titre, alors que les figures corporelles sont au centre de l’ouvrage et en constituent le principal objet. À moins que cette absence ne soit un écho aux silences forstériens sur le sujet.

En conclusion, L’œil et la voix dans les romans de E. M. Forster et leur adaptation cinématographique est un ouvrage utile pour toux ceux qui s’intéressent aux études forstériennes bien sûr, mais aussi à la littérature édouardienne et moderniste, à la question de la mimèsis et au rapport entre littérature et cinéma.

 

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