Derrida d’ici, Derrida de là Dirigé par Thomas Dutoit & Philippe Romanski
Collection la Philosophie en Effet Paris: Galilée, 2009 Broché. 304 pages. ISBN 978-2718607948. 38€
Recension de Mélanie Lebreton Université Charles-de-Gaulle Lille 3
Derrida d’ici, Derrida de là est un ouvrage collectif publié aux éditions Galilée qui retrace les actes d’un colloque de 2003 organisé par Thomas Dutoit, (Université Charles-de-Gaulle Lille 3) en collaboration avec Philippe Romanski (Université de Rouen). Cet ouvrage nous propose d’explorer « les enseignements derridiens, avec et autour de Jacques Derrida ». Avec, autour, d’ici, de là… la question de la place de Derrida est, manifestement, déjà en germe au seuil de ce colloque, même si Jacques Derrida était bel et bien là. Là ? Où ? Dans « l’avoir-lieu de la déconstruction » [Attridge, 166] qui avait donc déjà lieu, dans une « dis-location » nécessaire de toute localisation. Que ce colloque ait eu lieu à l’Institut d’Anglais Charles V de l’Université Paris 7 réunissant des conférenciers anglicistes serait, de prime abord, étonnant. Toutefois, tout lecteur averti sait que Jacques Derrida n’est jamais là où on l’attend, toujours d’ici, de là. Et c’est bien là tout l’intérêt de cet ouvrage : proposer une réflexion sur la légitimité d’un tel lieu mais surtout sur la place de la pensée et de l’enseignement derridiens au sein de l’Université française et des études anglaises. À travers un « mouvement en zigzag différantiel » (Dutoit & Romanski, 15], Derrida d’ici, Derrida de là esquive tout geste politico-institutionnel qui tenterait de l’assigner à résidence—bien que ne tenant pas en place, la pensée derridienne a peut-être bien sa place en anglais, « Derrida [étant] peut-être l’écrivain le plus anglais/anglé qui soit » [Dutoit, 22]. Cet ouvrage polyphonique s’apparente à un canon où chaque voix clame à sa manière la déconstruction comme « choc frontal », cette secousse, ce séisme dont parle Hélène Cixous dans « Bâtons Rompus » [Cixous & Derrida, 180]. Séisme linguistique, disciplinaire, universitaire mais aussi politique, Derrida a démontré que la déconstruction peut aussi avoir sa place parmi des auteurs anglais comme James [Crowley], Melville [Imbert et Kamuf], Joyce [Regard] voire même Beckett [Derrida & Attridge, 278/280] ou chez les anglicistes. Les frontières disciplinaires sont ainsi bousculées, nous invitant à repenser les « angles de torsion que la pensée derridienne a fait subir à la discipline de l’anglais » [Dutoit, 22] mais aussi à penser « l’angularité de l’anglé derridien, anglé qui s’appuie sur l’anglais » [Dutoit, 31] car « le mot comme tel, n’est pas un, il est anglé » [Dutoit, 33]. Il s’agirait donc de remettre Derrida à sa place. Mais « Pourquoi faudrait-il qu’il y ait une place pour Derrida ? Et pourquoi une, une seule, une toute essentielle ? » [Romanski, 46]. Derrida ne tient pas en place car « […] Derrida est toujours ailleurs » [Romanski, 45]. Le geste prudent de saisie et de désaisie de cet ouvrage nous donne à penser l’aporie de toute tentative de catégorisation universitaire ou institutionnelle de la pensée derridienne. Derrida d’ici, Derrida de là est un lieu où l’on nous donne à « penser l’impensable » [L’écriture et la différance, 402] : il en est d’un appel à la nécessaire interpénétration des lieux disciplinaires. Littérature « déconstructive », déconstruction « littéraire », « creative writing » et question de l’itérabilité de la signature [Royle, 63] ou encore l’art de la photographie [Catherine Bernard], c’est là le rayonnement de la déconstruction derridienne au-delà de tout lieu assigné, vers ce que Catherine Bernard appelle le « hors lieu » de l’art [Bernard, 75]. Les auteurs nous proposent une vue en « grand angle » de la possibilité im-possible d’une (ré)conciliation, d’un rapport de la déconstruction et de la littérature. Il faudrait donc en passer par un « suspens de toute ‘cristallisation’ herméneutique » [Crowley, 107], loin d’une université « inconditionnellement magistrale » [Crowley, 90]. Que ce soit à Paris avec Hélène Cixous lors de ce colloque (« Bâtons Rompus »), en Californie du Sud (« Some Statements… », « Cette étrange institution qu’on appelle la littérature »), au Canada, au Mexique ou en Angleterre, la déconstruction a toujours lieu sans frontières universitaires, disciplinaires ou linguistiques, quel que soit le temps, quelle que soit la langue comme le soulignent ces deux derniers articles de Jacques Derrida publiés pour la première fois en français et dans lesquels il confie « c’est en ce ‘lieu’ difficile à situer, que mon intérêt pour la littérature croise mon intérêt pour la philosophie ou la métaphysique—et finalement ne peut s’arrêter ni à l’une ni à l’autre » [Derrida & Attridge, 267]. Derrida ne tient décidément pas en place. Que l’on ne s’y méprenne pas. Il ne s’agit pas d’un exercice de style où les auteurs s’essayeraient à une écriture derridienne. C’est avant tout une question de survie, il s’agit de « déconstruire là où il y a besoin : c’est-à-dire au cœur même de l’Université et de ces autres institutions de ‘transmissions du savoir’, sans pour autant jamais s’y enfermer » [Dutoit & Romanski, 14]. Il ne s’agit pas non plus d’un panégyrique, d’« un hymne (de l’)au-delà » [15]. Si Jacques Derrida n’est physiquement plus là, cet ouvrage collectif atteste qu’il est toujours ici, toujours là, et que sa pensée « toujours ailleurs » est ouverte ici à une nouvelle contresignature—à la fois collective et individuelle—et là, par le biais d’un geste universitaire fait avec « la plus grande humilité » [Dutoit & Romanski, 15]. Derrida d’ici, Derrida de là est un ouvrage incontournable et extrêmement complet pour tous ceux qui tentent de penser la pensée derridienne et qui ouvre la voie du « combat » [Dutoit, 35] nécessaire pour qu’elle puisse avoir lieu. Derrida est ainsi remis à sa place une fois pour toute, lui « qui n’est jamais là où on l’attend, et jamais là où on l’entend » [Regard, 155]. Ne cherchons plus, Derrida est toujours d’ici, de là. Oui, certes, mais aussi « toujours ailleurs ».
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