Shakespeare Le langage des blessures
Clifford Armion
Postface de Brigitte Gautier Collection Champ théâtral S.C.R.I.P.T. (Scénaristes Créateurs Réalisateurs Interprètes Performers Traducteurs)
Montpellier : L'Entretemps, 2013 Broché. 263 pages. ISBN 978-2355391552. 26 €
Recension de Sophie Chiari Aix-Marseille Université
Clifford Armion a choisi de traiter d’un sujet original, à savoir le langage des blessures (désignées en anglais par un large éventail de termes allant de « wound », « cut », « slash », à « gash ») pour aborder les multiples allusions au corps violenté qui émaillent le corpus shakespearien. Dans ce qui fut tout d’abord une thèse et qui devient aujourd’hui un livre à part entière, il s’efforce de démontrer que « [l]e texte shakespearien assimile de manière récurrente les blessures à des lettres et à des idéogrammes inscrits dans les chairs » [144]. À l’issue de sa démonstration, on le croit sans peine. L’auteur prévient d’emblée que la blessure, marque permanente infligée au corps, se distingue de la mutilation qui, d’après le lexicographe Randle Cotgrave, constitue une réduction corporelle. Inutile donc chercher dans cette étude une prise en compte de l’énucléation de Gloucester dans Le roi Lear. Pourtant, le propos d’Armion est vaste car il ne néglige ni les blessures métaphoriques de l’âme, ni le contexte médical de la fin du XVIe siècle—son ouvrage est en effet jalonné (parfois saupoudré, faute de place) d’extraits d’ouvrages d’anatomie. Son entreprise est d’autant plus ambitieuse qu’il ne se cantonne pas à une lecture purement esthétique, mais fait parfois appel à l’anthropologie et à la psychanalyse pour interpréter les différentes occurrences du corps blessé ou disséqué dans les pièces et les poèmes du dramaturge élisabéthain. Le recours assumé à la psychanalyse, délicat lorsqu’il s’agit d’éclairer des œuvres de la Renaissance, peut d’ailleurs paraître courageux dans une telle étude. Néanmoins, il ne convaincra pas les réfractaires, car si d’excellents ouvrages sont cités par Armion (à l’instar des Blessures symboliques de Bruno Bettelheim), l’auteur peine à raccrocher en profondeur les hypothèses formulées par la psychanalyse aux occurrences des altérations corporelles dans les pièces de Shakespeare. Il explore en revanche des pistes d’interprétation moins risquées lorsque, ne souhaitant pas limiter son étude aux seuls textes, il mentionne certaines adaptations filmiques et scéniques afin de souligner, si besoin était, la vivacité de la rhétorique shakespearienne. Il faut donc, on l’aura compris, un certain esprit d’ouverture pour suivre Armion dans des analyses où il s’en remet à Jean-Jacques Rousseau et à Edmund Burke (au risque d’être perçu comme anachronique) aussi facilement qu’à Richard Marienstras et à Jacques Derrida dans des pages éclairantes sur les notions de « tatouage sanglant » ou d’« incarnation de la lettre » [81-82]. Le troisième chapitre, « La blessure comme inscription », montre l’auteur sous son meilleur jour, et le lecteur passe allègrement de la cicatrice comme témoignage dans Henri V aux blessures glorieuses des guerriers évoquées dans Antoine et Cléopâtre, Othello et Coriolan (autant de titres évoqués en anglais, soit dit en passant, dans un ouvrage pourtant rédigé en français). Armion précise d’ailleurs très justement que « l’emplacement des blessures à la surface du corps peut modifier leur sémantisme » [88]. Un peu plus loin, ses remarques sur le corps-parchemin s’avèrent judicieuses et éclairent avec bonheur une pièce comme La comédie des erreurs, où les contusions de Dromio se laissent déchiffrer telles « des lettres écrites à l’encre » [101]. Rares sont aujourd’hui les spécialistes de Shakespeare qui peuvent se targuer d’être entièrement originaux. Aussi certaines analyses du livre suggèrent-elles des pistes de lecture déjà bien connues : on sait par exemple depuis longtemps que l’association entre l’épée et le phallus et que la comparaison implicite entre la bravoure guerrière et les rapports sexuels sont quelques-uns des nombreux topoi littéraires exploités par Shakespeare dans des pièces telles que Roméo et Juliette ou Le songe d’une nuit d’été. On sait encore que le foyer, la maison ou la forteresse s’assimilent aisément, chez le dramaturge, au corps féminin qui se voudrait impénétrable mais qui laisse pourtant rentrer ses ennemis. De ce point de vue, les pages consacrées au Viol de Lucrèce conforteront probablement le lecteur dans ses propres interprétations de la souillure provoquée par l’intrusion de Tarquin. Enfin, au sein d’un chapitre curieusement dépourvu de sous-partie (« Microcosme et macrocosme : le corps et la nation ») et qui fait la part belle à des pièces historiques telles que Richard III, Armion rappelle les parallèles que Shakespeare établit à l’envi entre royaume et corps blessé, Angleterre et corps souffrant, et l’auteur en profite pour revenir en détail sur la métaphore du corps écartelé. De telles analyses offrent ainsi une utile synthèse des conventions shakespeariennes dans le domaine corporel. D’autres propositions de lecture, en revanche, peuvent paraître plus surprenantes. Lorsque l’auteur explique dans son introduction que la langue sectionnée de Lavinia ne peut être considérée comme une blessure mutilatrice car elle ne serait pas affaiblissante mais simplement déformante, il affirme se fier aux critères juridiques exposés dans un ouvrage de John et William (et non de William seul) Rastell publié en 1579 (qui n’est en fait que l’année d’une énième réédition augmentée de An exposition of certaine difficult and obscure words, and termes of the lawes of this realme). Néanmoins, l’auteur paraît ici aller un peu vite en besogne et, pour le suivre, on aimerait mieux comprendre la logique de ses propos. De même, un peu plus loin dans l’ouvrage, on se demande jusqu’à quel point, aux yeux des spectateurs de l’époque assistant à une représentation d’Hamlet, le sol pouvait apparaître « comme une surface liminaire et perméable dont les blessures expriment les contenus souterrains » [133]. Enfin, dans la dernière partie de l’ouvrage, les recours répétés à James G. Frazer, Jung, Freud, ou à Caroline Spurgeon paraissent se faire aux dépens d’analyses plus pointues et de lectures plus récentes qui auraient sans doute permis à l’auteur d’exploiter pleinement un sujet aussi passionnant. La notion d’imaginaire collectif, prisée par de tels auteurs, est aujourd’hui âprement discutée car, comme l’auteur lui-même le suggère parfois dans son étude, Shakespeare traite de l’ouverture des chairs d’une manière personnelle et subtile, qui ne reflète pas nécessairement les sentiments de ses contemporains face aux plaies et autres scarifications. Néanmoins, tout au long des 236 pages que compte le livre, Armion glisse quelques formules éloquentes sur un motif particulièrement signifiant dont les variations sont autant de clés pour comprendre les pièces élisabéthaines et jacobéennes et les mettre en scène sous un jour nouveau. Ainsi, comme le rappelle l’auteur, les multiples ecchymoses, plaies et saignements évoqués par Shakespeare ne peuvent aujourd’hui se comprendre si l’on fait fi des conditions de vie du dramaturge et de ses contemporains. Alors que nous vivons dans un univers de plus en plus aseptisé, les rituels de la dissection fascinaient les médecins de l’époque, et les Londoniens venaient assister en masse aux exécutions capitales comme ils se rendaient au théâtre. Le sang, dans l’Angleterre des XVIe et XVIIe siècles, est partout, et les textes religieux eux-mêmes mettent l’accent sur les blessures christiques. Armion souligne ainsi, à l’aide d’exemples clairement documentés, qu’au début du XVIIe siècle, des pasteurs tels que William Burton vont jusqu’à se comparer à des barber-surgeons pour mieux disséquer l’anatomie des scélérats et impressionner leurs ouailles [48-49]. Entravé par les contraintes de l’Église d’Angleterre (que l’auteur désigne de façon anachronique comme celles du « dogme anglican » alors que le terme n’apparaît qu’au XIXe siècle), Shakespeare ne se contente pourtant pas de reprendre un langage familier à son public, mais ne cesse de surprendre, d’innover et de réinventer le langage des blessures en les transformant en véritables « lèvres mouvantes » [114]. Les plaies de ses personnages sont parfois feintes. Les vraies sont tantôt montrées, tantôt simplement décrites pour mieux interpeller le spectateur. Le dramaturge se veut léger et grave à la fois, s’amuse des écorchures et se passionne pour les douloureuses blessures féminines causées par une naissance ou par un viol. Il se plaît même à étendre la métaphore des plaies à la terre, mère nourricière, victime des pires blessures qui soient. De manière plus inattendue encore, Armion suggère que Shakespeare, en déployant une symbolique très maîtrisée, n’oublie jamais de différencier le sang fluide (ou « sacrificiel », selon l’auteur qui s’inspire des analyses de René Girard dans La violence et le sacré) du sang coagulé (dit « criminel », et qui se figerait autour de la plaie). Enfin, l’auteur a le mérite de montrer comment, du sémantisme des blessures glorieuses, naissent parfois des effets comiques qui semblent annihiler l’horreur provoquée par les effusions de sang. Le glissement de l’horreur à l’humour mériterait d’ailleurs une plus grande place dans l’ouvrage, car l’auteur prouve en quelques pages dévolues à Falstaff, par exemple, que ce glissement symbolique est l’une des plus grandes réussites de Shakespeare. L’ouvrage s’achève sur une brève conclusion qui rappelle aux lecteurs que la blessure, véritable « trait d’union entre le texte et sa représentation » [246], a toujours influé sur l’imaginaire des hommes de théâtre, et a notamment été magnifiée par Antonin Artaud dans son théâtre de la cruauté. Semblable constat ne surprendra guère, tant Artaud a paru se nourrir des souffrances déjà mises en scène par son illustre et lointain prédécesseur, adepte du « corps-œuvre » bien avant l’heure (pour reprendre les propos d’Evelyne Grossman cités p. 241). Quoi qu’il en soit, l’ouvrage parvient à démontrer, dans son ensemble, la richesse du sémantisme des blessures et de la dissection dans l’œuvre de Shakespeare. Les analyses de ses nombreuses pièces et de ses poèmes narratifs donnent un aperçu de l’ambivalence shakespearienne face à la chair meurtrie : tantôt source d’angoisse, tantôt motif de fierté, génératrice d’horreur et de rire, la blessure suscite tous les sentiments possibles et interpelle aujourd’hui encore lecteurs et spectateurs. On regrettera toutefois qu’Armion ne s’appuie jamais sur les Sonnets qui abordent eux aussi les blessures de l’âme et de la chair, ne fût-ce que de manière métaphorique—mais la blessure, au théâtre comme en poésie, n’est-elle pas vouée à être métaphorique ? À re-présenter plutôt qu’à présenter sans filtre ? De manière plus anecdotique, on aurait qu’aimé que l’auteur ne propose pas simplement les traductions des passages tirés de Shakespeare—les définitions extraites de l’Oxford English Dictionary ne sont par exemple jamais traduites, pas plus que celles tirées des dictionnaires de l’époque—et qu’il agrémente son ouvrage d’un index qui aurait permis de le consulter plus aisément. La bibliographie raisonnée souffre elle aussi de quelques imperfections. Certains noms célèbres y apparaissent par exemple curieusement anglicisés (Seneca pour Sénèque, Plutarch pour Plutarque, Elizabeth I pour Élisabeth Ière). On cherche en vain la trace du célèbre chirurgien et anatomiste Ambroise Paré (1510-1590) dans la rubrique dévolue aux traités médicaux. Soulignons enfin, pour clore le chapitre des lacunes, que la bibliographie ne signale ni Roman Shakespeare : Warriors, Wounds and Women, de Coppélia Kahn (Routledge, 2002), ni l’étude de Michael C. Schoenfeldt, Bodies and Selves in Early Modern England (Cambridge University Press, 1999)—deux ouvrages critiques qui ont fait date et que l’on s’attendrait donc à voir figurer en bonne place dans un livre consacré aux blessures. Ces divers petits défauts ne déparent cependant que très partiellement un beau sujet qui méritait d’être traité en profondeur. Le profane ne boudera donc pas son plaisir en lisant ces pages où tout étudiant trouvera une voie d’accès originale et non négligeable pour mieux comprendre les subtilités et les paradoxes des pièces du dramaturge anglais, voire pour mieux imaginer les blessures intimes de l’homme derrière celles de ses personnages…
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