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Art et utopie

Pensées anglo-américaines

 

Coordonné par Mathilde Arrivé

 

Paris : Michel Houdiard, 2012

Collection Essais sur l’art, vol. V

Broché. 206 p. ISBN 978-2356920836. 19€

 

Recension de Jacques Carré

Université Paris-Sorbonne – Paris 4

 

L’idée de publier de courts textes anglo-américains de la période 1850-1990 sur « art et utopie », accompagnés de commentaires détaillés par des spécialistes de littérature et de civilisation, est assez séduisante. Elle permet de déployer le contexte et la genèse des idées exprimées, et d’en mieux révéler la richesse. Plus contestable est le parti d’aligner des qualificatifs du mot utopie dans chaque titre de chapitre (« utopie programmatique, utopie diagnostique, utopie réformatrice, etc. ») comme si les utopies n’étaient pas tout cela à la fois, et comme si l’ouvrage était centré sur le genre de l’utopie. En réalité, comme l’explique en introduction Mathilde Arrivé, l’utopie est surtout envisagée ici « en qualité de dynamique —tension vers un idéal, un « meilleur », un « ailleurs » ou un « autrement » — capable de l’incarner dans des discours volontiers multiformes » [6]. Seuls le prologue et l’épilogue développent véritablement les problématiques de l’utopie au sens strict, alors que les autres chapitres ne l’abordent que tangentiellement. Ceci dit, le bouquet de textes ici réunis est d’une lecture passionnante pour les amateurs de photographie, de peinture, de littérature et de cinéma anglo-américains.

L’ouvrage s’ouvre sur une lettre d’octobre 1949 de Huxley à Orwell, décrivant la réaction du premier à la lecture de 1984. Ce texte situe les enjeux de cette sinistre « révolution finale » envisagée à la fois par ce roman et par Le Meilleur des mondes. Les utopies politiques doivent-elles inéluctablement sombrer dans la terreur et l’inhumanité ? Telle est la question posée. Ce thème est ensuite développé dans un utile commentaire de Pierre Vitoux. Invoquant le contexte de guerre froide, mais aussi les procès de Moscou en 1936-38, le critique souligne que l’utopie politique, comme toute révolution, opère par une dialectique entre humanisme et terreur. Une citation de Merleau-Ponty (particulièrement pertinente par le temps qui courent) résume ce paradoxe : « La révolution comme autocritique continuée a besoin de la violence pour s’établir, et cesse d’être autocritique à mesure qu’elle l’exerce » [17].

Plus optimiste est l’avenir promis par Marcus A. Root à l’art du daguerréotype dans son essai de 1852. Le photographe américain affirme pêle-mêle que ces images aisément accessibles favorisent le lien social, révèlent les caractères individuels, forment le goût artistique de ses concitoyens, renforcent les beaux-arts traditionnels, et constituent un art à part entière. Ces idées souvent répétées à l’époque sont mises en contexte par Didier Aubert, qui évoque les tensions inhérentes à la démocratie jacksonienne : le photographe semble réagir contre l’individualisme forcené qui semble faire peser une menace sur les valeurs républicaines traditionnelles comme le sens du devoir. Aubert, reprenant la thèse de Neil Harris, suggère que Root défend « un usage instrumentaliste et réformateur des arts » visant à éduquer et modeler les comportements au profit du bien public. La photographie a donc un rôle civique, que seule l’élite de la profession peut encourager.

Le chapitre suivant porte sur l’idéal littéraire de Willa Cather. Il commence par son compte rendu cinglant d’un ouvrage d’Edgar Saltus sur Marie-Madeleine (1896), qui ouvre sur sa définition de l’horizon du véritable artiste : « la mort et la vérité, voilà tout ». Stéphanie Durrans développe le thème cher à Cather de l’artiste-pèlerin « épris d’absolu et prêt à endurer toutes les misères du monde pour atteindre le royaume de l’Art » [46]. Elle décrypte la fascination de l’écrivain pour les personnages christiques, prêts à tout sacrifier au  nom d’un idéal, et relie son œuvre au courant progressiste imprégné de protestantisme et d’utopisme. Elle note enfin que les espaces utopiques présents dans l’œuvre de Cather tendent vers « l’abolition des genres et la construction d’un espace de neutralité » [51].

Moins porté sur le sacrifice, Edward Carpenter expose dans son essai « L’art de la vie » (1898) une conception de la vie qui vise avant tout à « l’expression de notre individualité ». Derrière cette formule banale il faut lire un refus du conformisme et du conditionnement suscité par la société industrielle, et aussi l’idée de faire de sa vie une œuvre d’art. Carpenter mentionne Blake, mais on peut aussi songer à Wilde. Dans son commentaire, Magali Fleurot rappelle les affinités de l’écrivain avec les clubs socialistes et le mouvement Arts and Crafts. Son parcours, cependant, ne le conduit pas au militantisme politique, mais à définir pour lui-même un mode de vie alternatif, qui suscita les moqueries d’Orwell.

C’est aussi une ambition à la fois sociale et esthétique qui anime le photographe américain Lewis W. Hine. On connaît ses efforts pour dénoncer par ses clichés le travail des enfants dans les usines. Son texte de 1909 se veut justement la défense et illustration de la « photographie sociale ». Anne Lesme resitue son œuvre dans le contexte de l’ère dite « progressiste », notant sa participation aux enquêtes sociales comme le Pittsburgh Survey. À mi-chemin entre Riis et Stiglitz, Hine sait que la charge émotionnelle d’une photographie est le meilleur vecteur de sa volonté d’améliorer la société.

Le critique et peintre académique américain Kenyon Cox appartient à un autre monde intellectuel, pour qui le progrès n’a pas de sens, du moins en art. Son essai de 1914 identifie quelques moments de perfection dans les différents arts, liés à la coïncidence d’un grand esprit et d’un environnement favorable (Phidias et Michel-Ange en sculpture, par exemple). De tels moments peuvent encore survenir, mais pas en son temps, estime-t-il (le cubisme, le futurisme et autres abominations sont pour lui la production d’esprits « dégénérés » !) Marc Smith montre que le mouvement de l’American Renaissance, auquel appartient Cox, sans être hostile à l’évolutionnisme, est surtout préoccupé de célébrer la grandeur nationale à travers des symboles antiques. Ainsi l’artiste multipliera les fresques allégoriques à la gloire du génie américain dans les institutions publiques. Est-ce que cela suffit pour affirmer qu’il avait « une conception utopiste de l’art » ? On peut en douter.

L’essai de Virginia Woolf sur « les films et la réalité », pour sa part, est résolument tourné vers l’avenir du tout jeune cinéma, dont elle cherche à déceler les potentialités. Elle note d’abord son aspect spectral, qui, notamment dans les documentaires, ouvre des abîmes entre nous et la « réalité ». Mais c’est sur le terrain des adaptations filmiques de la littérature qu’elle est plus à l’aise. Elle dénonce leur pauvreté : la richesse des images en littérature n’a rien à voir avec la naïveté des symboles qu’utilise alors le cinéma. Ce n’est pas pour autant nier que le cinéma puisse susciter des émotions avec ses moyens spécifiques : une simple ombre soudaine et fortuite (« en forme de têtard » !) sur une pellicule défectueuse peut y parvenir… Woolf va jusqu’à imaginer que des films « soient composés de mouvements et d’abstractions » [110], à l’instar de la peinture dite abstraite. Luc Bouvard commente finement ce texte suggestif, mettant l’accent sur les pouvoirs du cinéma entr’aperçus par l’écrivain : la richesse encore non maîtrisée de l’image, la mise à distance de la réalité, la possibilité pour lui de créer l’émotion en se passant des mots.

En 1941, lorsque le peintre Stuart Davis écrit « L’art abstrait et la scène américaine », ce style de peinture n’est déjà plus une nouveauté ; et pourtant, il est alors peu apprécié aux États-Unis. Davis tente de démontrer que la question du sujet est un leurre, et que toute peinture n’a toujours été qu’un « espace-couleur ». Et il soutient que « l’art moderne n’a pas changé la fonction sociale de l’art » [127]. Kamila Benayada éclaire ce texte par le rappel de l’engagement de longue date de ce peintre dans la défense de ce type de peinture. Il avait accepté de participer aux programmes du New Deal pour les arts, mais avait combattu le courant régionaliste qui domina les années 1930. Pour cet homme de gauche, la liberté d’expression de l’artiste est un aspect de la vie d’une démocratie, et il n’était pas question de se cantonner dans un nationalisme absurde.

Plus apparemment accessible est l’art du peintre luministe Andrew Wyeth. Dans un essai sur deux de ses tableaux, Brown Swiss (1957) et Weatherside (1965), il précise la longue genèse de ces vues de bâtiments familiers, qu’il qualifie de « portraits » [144], bien qu’ils soient vides de personnages. Le rapport hypnotique qu’entretient le peintre avec ces maisons le conduit à choisir une précision minutieuse de la représentation. Dans son commentaire, Héléna Lamouliatte-Schmitt rapproche l’art de Wyeth du transcendentalisme d’Emerson, où le moindre détail peut avoir une signification spirituelle. Mais elle le lit surtout à la lumière de Lacan, et du « rapport fondamentalement traumatique au réel » qu’il identifie dans le regard de tout artiste.

Le dernier chapitre revient à la littérature, avec un essai de A.S. Byatt portant sur sa nouvelle « Sugar » et plus généralement sur les origines de son goût pour la fiction et sur ses affres de romancière. Tendre vers une vérité et une sincérité semble être son programme, si difficile qu’il soit à tenir. Laurence Petit et Pascale Tollance rapprochent ce texte d’autres essais et récits et romans de l’auteur. Elles reviennent en particulier sur le thème de la prédation et du cannibalisme qui serait inhérent à l’écriture de fiction. Elles soulignent les ambiguïtés de la position de Byatt, qui à la fois a du mal à séparer le réel de l’imaginaire, mais en fin de compte trouve la « vérité » dans l’émotion.

Le livre se referme sur un « épilogue » suscité par un beau texte de Virginia Woolf « Le soir dans le Sussex : réflexions en automobile » (1927). L’écrivain imagine plusieurs « moi » réagissant à la beauté sublime du paysage crépusculaire. L’un est « submergé » par tant de beauté insaisissable ; le second en jouit tranquillement ; le troisième déplore sa fugacité. Puis paraît une étoile à l’horizon ; elle plonge le quatrième dans une rêverie sur le futur. Enfin la narratrice imagine une « figurine » énigmatique (a little figure) qui incarnerait l’expérience bouleversante de cette soirée. De quoi alimenter le brillant commentaire de Caroline Pollentier, qui s’appuie sur des définitions de l’utopie de Fredric Jameson et Ernst Bloch. Le vrai sujet de Woolf serait ici « l’utopie vive, celle-là même qui émerge au cœur du quotidien (…) et appelle à être déchiffrée dans ses traces précaires, voire improbables » [181]. On est bien loin ici des utopies technologiques à la H.G. Wells, dont se moque Woolf, et l’écrivain semble désigner ici son « authentique désir de futurité » dans une démarche herméneutique.

L’ensemble des traductions est de fort bonne tenue, et la bibliographie générale utile et bien présentée.

 

 

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