De la religion en Amérique Essai d’histoire politique
Denis Lacorne
Collection Folio essais, n°567 Paris : Gallimard, (nouvelle édition mise à jour et augmentée) 2012 Broché. 450 pages. ISBN 978-2070449248. 9,60€
Recension de Françoise Coste Université de Toulouse – Le Mirail
Denis Lacorne a eu l’excellente idée, à l’occasion de la campagne présidentielle américaine de 2012, de faire paraître une seconde édition de son livre de 2007 De la religion en Amérique (la nouvelle édition se caractérise par un assez long épilogue qui replace dans la démonstration plus large du livre la présidence de Barack Obama et la campagne qui a opposé ce dernier au mormon Mitt Romney). L’ouvrage s’articule essentiellement autour de deux thèses, qui se font écho de manière complexe et très pertinente. Premièrement : le rôle de la religion aux États-Unis en général, et dans la vie politique américaine en particulier, est un phénomène dont les Français sont familiers mais qu’ils ne comprennent pas. Deuxièmement : contrairement aux « stéréotypes » éculés sur un pays qui « n’aurait pas réussi sa sécularisation », les États-Unis sont un pays à la tradition laïque vivace. La stratégie démonstrative de Denis Lacorne commence dès le titre : l’écho tocquevillien est complètement assumé et il charpente sept des huit chapitres du livre. L’auteur approche en effet son sujet par le biais de « trois siècles de littérature française consacrée aux États-Unis » afin d’établir ce qu’il appelle « un fructueux dialogue entre penseurs français et américains ». L’historique de la religion offert ici est par conséquent celui d’une vision française. On retrouve bien sûr quelques noms familiers du panthéon politique et religieux américain (Thomas Jefferson, Roger Williams, Jonathan Edwards, Jerry Falwell, Hugo Black….), mais l’analyse de Denis Lacorne porte principalement sur les voyageurs et observateurs français qui ont été intrigués dès l’ère coloniale par l’étrange expérience américaine. On découvre, ou redécouvre, ainsi avec un immense bonheur les écrits d’hommes aussi différents que Voltaire, Chateaubriand, Bernanos, Siegfried, Élysée Reclus ou Sartre. La figure tutélaire de cet aréopage prestigieux est évidemment Tocqueville, à qui de longs passages sont consacrés, tant ses problématiques posent les bases incontournables de toute réflexion, y compris contemporaine, sur le rapport entre la liberté politique et la liberté religieuse aux États-Unis (du lien entre l’expérience coloniale puritaine et les premières ébauches d’institutions démocratiques à la question compliquée de la nature théologique et politique de l’évangélisme, en passant par la fonction civique primordiale de la religion, seule capable d’après Tocqueville de modérer les passions de la population dans une démocratie). S’appuyer de manière quasi-systématique sur des sources françaises enrichit l’ouvrage en offrant un regard extérieur sur les États-Unis. Mais Denis Lacorne n’est jamais prisonnier de ses illustres prédécesseurs. Au contraire, certaines des pages les plus mordantes de son livre sont celles où, d’une plume souvent amusante, il démontre leurs incroyables erreurs d’interprétation. Il établit ainsi un lien très clair entre l’émergence de l’anti-américanisme français et l’incompréhension parfois totale des observateurs venus de France par rapport à des phénomènes typiquement états-uniens (le passage sur l’obsession des élites et des médias français pour le supposé puritanisme sexuel des Américains en est un excellent exemple). Mais le cliché que Denis Lacorne démonte avec le plus de fougue, tout au long du livre, est celui d’une Amérique embourbée dans la religion. Il n’occulte bien évidemment pas les grandes étapes de l’histoire religieuse qui ont marqué le pays, comme l’expérience puritaine du Massachusetts ou l’influence de la Droite Religieuse aujourd’hui. Mais cette fine connaissance du fait religieux aux États-Unis est constamment mise au service de la conviction qui est au cœur de cet ouvrage : entre les deux « conceptions rivales de l’identité américaine » qui existent dans le pays, celle d’une Amérique créature des Lumières et celle d’une fondation plutôt politico-religieuse, Denis Lacorne choisit résolument la première. Sa démonstration magistrale s’appuie sur des éléments historiques (les débats autour de l’adoption de la Constitution puis du Bill of Rights), théologiques (la dimension fondamentalement démocratique et anti-élitiste, voire populiste, des grands réveils évangéliques des XVIIIe et XIXe siècles), historiographiques (le succès de la vision romantique de l’histoire qui réhabilita les Puritains au début du XIXe siècle), politiques (l’influence de Roger Williams et de sa conception de la séparation de l’Église et de l’État sur John Locke puis sur les Founding Fathers), juridiques (les grands arrêts de la Cour suprême sur le Premier Amendement et le rôle de la religion dans la sphère publique), éducatifs (la sécularisation de la société par l’école publique) ou encore culturels (les grandes luttes ethno-religieuses entre Protestants et Catholiques au XIXe siècle). Cette maîtrise exhaustive du sujet permet à l’auteur de faire peu à peu émerger un portrait très convaincant de la laïcité américaine qui surprendra sans doute plus d’un lecteur français. Loin de la « théodémocratie » que certains se complaisent à dénoncer, Denis Lacorne n’hésite pas à faire des États-Unis le « modèle » de la laïcité à la française, leur « lente construction d’une sortie du religieux » étant antérieure à la séparation de l’Église et de l’État en France. Les modalités américaines ne sont certes pas comparables à la voie suivie par la France et Denis Lacorne reconnaît, avec une formule particulièrement heureuse, que les États-Unis ont développé avec le temps une « laïcité philo-cléricale ». Mais cette différence ne devrait jamais faire oublier que c’est aux États-Unis qu’ont été posées les fondations universelles du mur séparant l’Église de l’État, une injustice admirablement réparée par cet ouvrage.
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