Inscrire l’altérité Emprunts et néologismes en traduction
Sous la direction de Catherine Delesse
Palimpsestes, n°25 Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2012 Broché. 282 p. ISBN 978-2878545869. 16,80 €
Recension de Catherine Paulin Université de Strasbourg
Ce numéro de Palimpsestes propose une exploration approfondie de l’inscription de l’altérité dans des textes variés et problématise la traduction des procédés mis en œuvre pour inscrire « l’étrangéité » : l’emprunt et la néologie. Dans sa présentation du volume, structuré en trois parties équilibrées, Catherine Delesse montre que l’emprunt et la néologie, processus a priori bien différents, se rejoignent au sens où ils posent « le problème de l’étrangéité » et du degré d’intégration dans la langue. Avant de présenter les douze articles que comprend le volume, Catherine Delesse en démontre la cohérence : les douze articles ont tous trait aux solutions adoptées par des traducteurs confrontés à l’inscription de l’altérité dans le texte source. Les choix de traduction sont dictés par le système linguistique de la langue cible, par le contexte et aussi par la créativité des traducteurs. L’étude des cas de « prêté-rendu » confère une spécificité toute particulière au volume. La première partie, Accueil de la langue et évolution, comporte deux articles qui permettent de contraster les procédés utilisés à travers le temps puisque le premier article porte sur la période moyenâgeuse tandis que le second traite de textes publiés entre 1986 et 2006. L’article d’Emmanuelle Roux, « L’emprunt et le néologisme dans la traduction médiévale : un autre regard », problématise les difficultés de traduction d’un vernaculaire vers un autre à une période où ceux-ci ne sont pas stabilisés. Le moyen anglais est en pleine construction, le français est davantage stabilisé et jouit du prestige de langue noble : la prise en compte de ces écarts entre les deux langues permet à l’auteur de réévaluer ce qui a pu être qualifié de « mé-traductions » ou bien encore de « traductions trop françaises » du texte La Somme le Roi de Frère Laurent d’Orléans. Emmanuelle Roux montre que la traduction privilégie la fidélité au message, que « le signifié prévaut sur le signifiant ». Dans son article « Komen traduir l’inovassion ortografik : étude de ca », Rudy Loock s’intéresse au dialecte visuel qui confère un caractère oral spécifique au texte au delà des marques d’oralité habituelles dans trois œuvres : Forest Gump, Flowers for Algernon et The Book of Dave. La traduction du dialecte visuel donne lieu à différentes stratégies dans le texte cible : standardisation ou recherche d’un équivalent dans la langue cible. La relation graphie-phonie, les compensations lexicales et morpho-syntaxiques sont investiguées lors du passage à la langue cible dans l’optique de rendre compte des problèmes de traduction du dialecte visuel plus globalement. Les trois articles de la deuxième partie, Le canon à l’épreuve, traitent de la néologie en traduction. L’article d’Ineke Wallaert, « Writing foreign: the paradoxes of Baudelaire’s neologizing strategies in his translations of Poe », est une étude des néologismes que Baudelaire introduit dans ses traductions de Poe et de l’effet de « défamiliarisation » produit sur le lecteur de l’époque. L’auteur souligne que Poe lui-même faisait grand usage de la néologie. Baudelaire, dans ses traductions, a été confronté à l’épreuve de la traduction des néologismes crées par Poe. Ineke Wallaert étudie les procédés de traduction mis en œuvre par Baudelaire : affixation de mots existants, composition (essentiellement savante, de mots d’origine gréco-latine), onomatopées ou idéophones et le plus fréquemment standardisation. Ce dernier procédé, comme le recours aux calques, fait apparaître les contradictions inhérentes aux traductions de Baudelaire lorsqu’il ne rend pas le caractère marqué de la lexie du texte source. Ineke Wallaert montre que la créativité lexicale dont Baudelaire fait preuve dans ses traductions a eu un impact sur sa propre écriture. Selon Françoise Wuilmart, « écrire veut dire franchir et traduire c’est aussi franchir ». Dans son article intitulé « Violenter la langue cible sans la violer ou le transfert bien dosé. À l’exemple de la traduction du Principe Espérance de Ernst Bloch », l’auteur montre comment faire passer la langue du philosophe, dont elle écrit « qu’elle est grosse d’un logos absolument nouveau », dans la traduction française sans pour autant violer le français mais, tout au plus, en tentant de l’assouplir. L’étude se situe entre stylistique linguistique et traduction. L’auteur montre que les choix de traduction relèvent de la stylistique et de la créativité du traducteur mais qu’ils sont aussi largement contraints par les systèmes linguistiques eux-mêmes, par les langues allemande et française. Pascale Sardin dans son article « Traduire ou trajouir : de la traduction des néologismes dans Vivre l’orange d’Hélène Cixous et Mère la mort de Jeanne Hyvrard » étudie les néologismes dans ces textes dans lesquels ils sont un enjeu majeur, dans une écriture qui repoussent les limites, notamment du point de vue de la créativité lexicale. Lorsque l’anglais et le français partagent des signifiants proches, de même racine, le calque ou l’emprunt avec anglicisation offrent souvent une solution de traduction adéquate pour ces néologismes décrits comme « des actes subversifs ». En revanche, lorsque les deux langues n’ont pas de signifiants proches, il faut avoir recours à la synonymie. L’auteur étudie également les processus de supplementing, prefacing et footnoting utilisés dans la traduction de ces textes. La troisième partie, intitulée Défamiliarisation à l’œuvre, est consacrée à la traduction dans la langue cible de mots qui sont ancrés dans une réalité culturelle « autre ». L’article de Simos Grammenidis, « Le transfert des emprunts du français au grec », s’inscrit dans le cadre de la traductologie descriptive. Après avoir présenté une typologie des emprunts, l’auteur dresse une typologie des techniques traductionnelles auxquelles les traducteurs grecs ont recours. Les textes qui constituent le corpus ont été publiés entre 1935 et 2009 et évoquent diverses cultures. L’auteur constate que les choix de traduction en grec des emprunts dans un texte source français vont du transfert automatique du terme étranger, au calque ou encore à la translittération de l’emprunt. Dans son article « Les stratégies de traduction des antillanismes lexicaux dans School Days (Chemin-d’école, Patrick Chamoiseau), Vincent Renner étudie la traduction d’antillanismes martiniquais du texte source que propose Linda Coverdale dans sa traduction. L’auteur investigue les stratégies de traduction de la langue chamoisienne en particulier en ce qui concerne les lexies rédupliquées et composées (adjectifs, verbes et noms). L’auteur étudie dans le détail diverses stratégies : calque de structure, transcodage structurel ou stylistique, standardisation. Il montre la nécessité d’opter pour des choix de traduction qui reposent sur un principe de fidélité au rythme, à la musique de la langue de Chamoiseau. Dans la traduction de Linda Coverdale, School Days, Vincent Renner regrette le recours fréquent à la standardisation et propose d’autres traductions qui font appel au calque de structure pour « transposer d’une langue à l’autre des constructions lexicales singulières ». Jessica Stephens, dans son article « Traduire une nouvelle langue : emprunts et néologie chez Derek Walcott », commence par caractériser la langue de Derek Walcott dans ses poèmes : il écrit en anglais et non en créole et il a recours à des emprunts à d’autres langues (latin, grec, espagnol, allemand, français). Jessica Stephens étudie les choix de traduction opérés pour rendre les emprunts ainsi que les néologismes du texte source. Dans Another Life, Walcott fait naître une langue nouvelle grâce à la néologie sémantique et syntaxique. Jessica Stephens étudie avec précision la traduction d’images et de structures syntaxiques récurrentes. Les quatre articles de la quatrième partie, Les apports paradoxaux, se focalisent sur la difficulté de traduire en langue cible un mot qui lui avait été emprunté dans le texte source. Muguras Constantinescu dans son article « L’altérité dans le texte : entre report et emprunt, entre occasionnel et durable » étudie l’inscription de l’altérité chez deux auteurs d’expression française et d’origine étrangère : l’écrivain roumain Papaït Istrati et l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun. Le premier publie ses romans dans les années 1920 ; le second est un auteur contemporain. Le terme report renvoie ici aux emprunts occasionnels. L’auteur développe une analyse comparée de deux textes des deux auteurs respectivement : le premier auto-traduit, Kyra Kyralina ; le second traduit vers le roumain, La Nuit de l’erreur. Hétérogénéité syntaxique, calque de structure, report, « stratégies mixtes qui réunissent le calque syntaxique et le report » témoignent de la créativité d’Istrati qui signale l’inscription de l’altérité dans son « français d’auto-traducteur ». Lorsque l’auteur rend l’original français en roumain, les emprunts occasionnels, lexicaux ou syntaxiques, redeviennent des mots et des structures connus, porteurs de familiarité. Cependant, dans le texte roumain, il a aussi recours à des termes étrangers (grecs, turcs, albanais, etc.) qui évoquent des cultures présentes dans le cosmopolite port de Braila dont il est originaire. Le propos de Muguras Constantinescu s’inscrit dans une problématique entre identité et altérité. Ben Jelloun a lui aussi recours aux emprunts afin d’inscrire l’altérité dans la langue française. Dans la traduction de La Nuit de l’erreur analysée, on note l’effacement de certains termes arabes : ellipse de mots arabes, traduction et brouillage culturel tandis que d’autres emprunts à l’arabe sont maintenus et donnent une impression d’hétérogénéité lexicale et concourent à la préservation de l’inscription de l’altérité. Dans l’introduction de son article « Dieu et mon droit ou faire la révolution ? Traduire la charge idéologique des mots français dans Down and Out in Paris and London de George Orwell », Jean-Marc Chadelat montre l’importance de ce processus lexicogénique mineur qu’est l’emprunt dans une perspective à la fois linguistique et culturelle. L’auteur présente les emprunts lexicaux du texte d’Orwell, leur signalement (italique, signes diacritiques) et étudie les changements de sens lors du passage d’une langue à l’autre (restriction ou extension de l’aire sémantique du mot emprunté). Jean-Marc Chadelat souligne les incohérences de traduction ou de marquage spécifique des emprunts présents dans le texte d’Orwell dans le texte cible. Il montre que le report des mots français dans la traduction peut entraîner un amoindrissement sémantique et culturel. L’emprunt de mots anglais dans la traduction pose de nouveau des problèmes de cohérence que l’auteur étudie dans le détail. L’article prend tout son essor lorsqu’il s’agit pour Jean-Marc Chadelat de dégager et de souligner la dimension connotative autonymique ou réflexive des emprunts qui font d’eux des éléments intraduisibles. Les deux derniers articles du volume portent sur les problèmes de traduction que pose l’écriture joycienne. Nadia D’Amelio dans « Traduire l’énonciation joycienne ou l’épreuve de la dislocution : le cas d’Ulysse » montre que les traductions d’Auguste Morel puis de Jacques Aubert éclairent le texte de Joyce. Le « démembrement » des constituants de la langue, la désarticulation de l’écriture, les néologismes, les formes de glossolalie propres à Joyce constituent un défi pour les traducteurs qui souvent recherchent des « solutions clarifiantes ». L’auteur reconnaît que chacune des deux traductions compte bon nombre de réussites alors que les stratégies adoptées varient d’une traduction à l’autre. Robert Byrnes, dans son article intitulé « When loanwords are loaned back : the conundrum of translating French into French », analyse les stratégies de Morel et Bataillard, à soixante-quinze ans d’intervalle, dans leur traduction de l’épisode « Eumée » dans Ulysses, pour préserver « l’effet d’emprunt » dans la traduction française. L’auteur étudie la traduction des trente-sept emprunts au français dans « Eumée » dont vingt-six sont, du point de vue du lecteur, des clichés tels que qui-vive, par excellence, le coup d’œil, etc. Robert Byrnes analyse les points forts comme les points faibles dans les deux traductions.
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